A l’Orée du pays fertile

Anthologie poétique personnelle
Parution à l’occasion de la 13e édition du Printemps des poètes (7 au 21 mars 2011)

« Il n’est de manque véritable que le vide d’un monde privé de poésie. »

Dans cette anthologie qu’il avait lui-même composée, Jacques Lacarrière nous livre plus de cinquante ans de voyage dans l’intimité de sa poésie, une poésie nourrie de paysages, de rencontres et de mythes.

« Être, à chaque mot, contemporain du premier homme : Adam des mots » : telle aurait pu être la devise de celui qui partagea sa vie entre son amour de l’écriture et sa passion des civilisations anciennes. Plus célèbre pour ses romans et ses récits de voyages, il a toutefois eu un véritable parcours poétique, plus discret mais issu de rencontres déterminantes, parmi lesquelles le surréalisme avec André Breton, la négritude avec Aimé Césaire, les grands classiques de la Grèce antique, avec la traduction de Sophocle ou d’Hérodote ou la peinture de Giorgio de Chirico. S’ajoute à cette liste celle des voyages, des traversées : Patmos, l’archipel des Cyclades, le Mont Athos, mais aussi la France, entre campagne et ville.

Celui qui chemine au creux de cette anthologie le comprend aussitôt : le tempérament nomade de son auteur imprime à cette poésie le caractère de l’éphémère, du fugitif. Les figures mythologiques, qu’elles soient argonautes, centaures, néréides ou gorgones, affluent sous la bannière de l’Immémorial Orphée – figure éternelle du poète. La contemplation des paysages, qui offre au langage ses états singuliers, cède devant le récit épique des batailles de l’Aurige, ce conducteur de char dont on retrouva la statue à Delphes. Le cri d’Icare tombant dans la mer résonne comme le cri originel de tout être humain. Cette poésie se situe entre un monde de nature et un monde par-delà la nature, empreint de mythe. De chaque mot, de chaque image, se dégage une sagesse infinie, loin de la contingence des époques, légère comme le nuage et solide comme le minéral. Car les éléments – eau, vent, feu, terre – sont partout présents, seules forces à l’épreuve du temps. Ces poèmes apparaissent donc, selon les termes de l’auteur lui-même, « bucoliques, agraires, forestiers, telluriques, aériens, nébuleux ou céréaliers. » Ils font parvenir jusqu’à nous la voix tout à fait singulière d’un bel esprit, généreux et contemplatif.

Paris, Seghers Laffont, 2011

EXTRAITS

Abécédaire de la terre

Annonciatrice des aubes et des astres
Berceau de nos balbutiements
Colombier des humaines colombes
Donatrices des délectations
Écrin de nos enchantements
Florilèges des floraisons
Géante où gazouille le monde
Héroïne de l’histoire des herbes
Infante de l’immensité
Jardinière des joies et des jours
Kermesse des kobolds
Légendaire des loups et des lions
Matrice et mémoire du monde
Nourrice des nids et des nues
Plénitude des pastoureaux
Quintessence des autres éléments
Royaume de toute renaissance
Semeuse de savoirs et de saveurs
Trésors où s’enrichit le Temps
Unisson de tous les univers
Ventre et veilleuse des victoires
la Terre

Écrit en mer Égée, entre Ios et Siphnos

Au plus près de la “mer écumeuse“ d’Homère,
au plus près de cette vérité bleue
qui tremble à l’heure du poème,
au plus près de la vague offerte en chacun de ses creux,
au plus près du fragile avenir de l’écume,
au plus près de l’oiseau à la croisée des vents,
au plus près du rivage où veille une chapelle

j’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer,
j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel,
humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de leur lumière.
Ici le filet du pêcheur dialogue chaque jour
avec la liberté des vagues,
chaque jour le soleil recommence
les jeux savants des mouettes et de l’azur,
et ici, chaque jour, à mi-chemin des ombres et du réel
corps éployé dans la légende,
vient rêver
une néréide.

Portrait d’un hirsute

Un profil de ménagère et une sensibilité d’obélisque, il n’en fallait pas plus pour qu’il devient impossible à vivre. Il avait été ramoneur puis professeur au Muséum d’histoire naturelle. Il y avait acquis cette habitude déplorable de se croire une géologie en marche. Aussi ne bougeait-il jamais. Il ne se lavait jamais non plus. Il est mort un jour, d’érosion.

1949

Même parti très loin, je ne sais
Quel est le plus réel, de ma mémoire ou de mes routes
Quel est le vent qui pousse ce bateau,
Quelle est la mer qui pousse ces oiseaux.
Je suis arrivé près de lagunes ocrées
Où la patience des sauriens ruminait
Le long enfantement de l’homme.
Ainsi de toi, lointaine, jusqu’à moi :
Ta main est ce serpent lacustre dont le sommeil
M’attend au bout des mémoires du monde.
1950

Incertitudes

Je ne sais pas pourquoi le Zodiaque est si haut
Ni pourquoi les nuages sans cesse recommencent
Pourquoi l’éclair ne dure, pourquoi les soleils meurent
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire.

Mille ans suffiraient-ils pour pouvoir épuiser
La raison d’un seul jour
Et mille autres pour enfin déchiffrer les runes inviolées de la nuit ?

Demeure, malgré tout, la fidélité du printemps,
Demeurent l’élévation et la ponctualité des sèves
Demeurent au loin les milles chuchotis de la mer
Demeure à mes oreilles le chant muet des coquillages.

Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire
Je ne sais pas pourquoi les taupes sont aveugles
Je ne sais pas pourquoi les saules se lamentent

Je ne sais pas pourquoi l’herbe n’a pas d’histoire.

Mille ans suffiraient-ils pour nous faire découvrir
le pacte des herbes et du vent
Et mille autres pour élucider
l’œil irisé des libellules ?

Demeure, inexorables, le foisonnement des fourmis
Demeure, inégalée, la diligence des abeilles
Demeure, inexpliqué, le mutisme des cicindèles,
Demeure, indiscuté, le verbiage des Kinkajous.

Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire
Je ne sais pas pourquoi la foudre devient cendre
Je ne sais pas pourquoi l’oiseau n’a que deux ailes
Je ne sais pas pourquoi la rose est sans pourquoi.

Octobre au bord des flammes

Antiphonaires des saisons, les vêpres
tombent sur la ville avec un bruit de voix mouillées.
Là-bas, ce répons d’âmes
cette cantilène des nuages
et le cri de l’ange là-haut
déroulant la grande nappe des prières
sur l’incendie, sur l’agonie de la lumière.

1950

Cyclades

Ici, le temps se mesure au comptant, au content du soleil. C’est pourquoi chaque coupole, chaque chapelle filtrent les flèches du zénith, clepsydres des lumières.
Ruelles des Cyclades : lignes de partage du jour et de la nuit sur le crêt de l’Immaculé comme une eau ruisselant vers le levant ou le ponant des songes.
Arêtes vives comme le tranchant d’un glaive entre fini et infini. Comme l’épée de l’Ange entre innocence et faute. Arêtes vives comme une frontière rectiligne, embrasée, parallèle à notre destin.
En ces jeux de lumière et d’ombres cycladiques, en ce damier austère, on retrouve la trace des vieilles géométries qu’Euclide, Thalès et Pythagore ont tour à tour inscrites dans le blanc du ciel grec. Épures de midi. Lignes, droites, angles, arêtes, trigones et triangles du ciel que le soleil docile reproduit sur le cadran des îles. C’est là, juste à la bissectrice des solstices que son tranchant sépare la Mémoire. Et il met d’un côté les grands cyprès orphiques, de l’autre le marbre euclidien du zénith.
J’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer, j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel, humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de la lumière.
Là, juste là, cette arche d’ombre fichée sur l’épingle embrasée du soleil.
Il y a dans la tradition mystique de la Grèce un mot qui désigne les ascètes les plus ardents, les plus acharnés à demeurer dans le désert aux franges des brûlures, et ce mot, c’est nepsis qui veut dire sobriété. On nomme précisément neptiques les ermites les plus extrêmes en leur ascèse. Ivresse neptique du mur Egéen, fou de soleil, éperdu de lumière. Ivresse neptique des voiles cycladiques sur l’écume. Car il n’est autre ivresse que celle de l’homme sobre devant l’arête immaculée de ses désirs.
Neptiques sont ces murs, ces terrasses, ces coupoles, ces marches étincelantes, dénudées de lumière. Neptiques puisqu’un peu de chaux leur suffit pour affronter l’infini bleu du ciel.
Lumière janséniste de la chaux, ombres dionysiaques, couleurs avivant les seuils, les portes, les fenêtres. Des unes aux autres, vent dorien et soleil ionien, le contraste d’un isthme infime. Où la mémoire a su nimber d’ocelles le derme écru des murs.
Au cadran solaire des escales, les mâts sont aiguilles des vents, les coques alcôves des tempêtes. Mais là, souviens-t’en bien, en ce port calme et bleu, juste après le réveil des gorgones et des proues, tu vis pour la première fois bouger l’ombre des heures.

1980

Yggdrasil *

Je suis né d’un songe de la terre rêvant qu’elle s’unissait au ciel.

J’ai grandi dans l’ombre inquiète de racines toujours assoiffées d’obscur.

Et j’ai fleuri dans l’allégresse de la sève et l’offertoire des frondaisons.

Je suis l’axe du monde, vivant défi des temps carbonifères. L’alliance de l’ombre et de l’éclair, le tremplin des orages, l’esprit des sources et des souffles.

Je suis le sommeil et l’éveil, le silence et la symphonie.

Je suis l’oratoire des astres, et mes feuillages s’impatientent des apocalypses à venir.

J’abrite en mes branches l’aspic et l’alouette, l’ogre et l’océanide, le singe et la sylphide, le ver et la vestale.

J’abrite l’hier des fauves, les présent des oiseaux et le demain des hommes.

J’abrite le nid des anges et les couvées du ciel.

Je suis l’axe du monde.

* Yggdrasil est le nom donné par les anciens Germains au Frêne cosmique qui reliait le ciel et la terre. Il abritait en ses racines les divinités du destin, en ses branches toute l’humanité et en son sommeil le palais des dieux.

Seghers Laffont

Dans la Forêt des songes

Le dernier livre de Jacques Lacarrière se passait… « Dans la forêt des songes »…

 » Bien que né sous le signe du Sagittaire, je n’ai jamais jusqu’à ce jour enfourché le moindre cheval ni revêtu la moindre armure pour défier en tournoi singulier quelque insolent rival. Si gente dame il m’est arrivé dans ma vie de conquérir de haute lutte, ce fut toujours sans cheval ni armure, ni pourfendeuse lance. Voilà qui devrait m’interdire ou du moins me décourager de me lancer en une époque comme la nôtre dans l’écriture d’un récit ou un roman de chevalerie. Je m’y hasarde cependant en précisant seulement que pour les raisons susdites, on ne trouvera dans ce livre ni cheval ni armure ni haume ni épée ni tournoi ni non plus d’insolent rival. Par contre, on y verra des vierges sages et d’autres folles, des monstres singuliers et des aventuriers, des grands veneurs et des stylites et même des hermaphrodites. Il y aura aussi des mandragores, des demoiselles de Numidie, peut-être même des tétras lyre et, sans doute, des arbres qui parlent. Et, enfin et surtout, une forêt, une vraie forêt qui s’étale, frissonne et murmure à deux pas de mon village et qu’on nomme Forêt d’Orient.

C’est à l’orée de cette forêt qu’Ancelot – chevalier sans cheval, paladin sans armure, pèlerin sans équipage – rencontre Thoustra, un perroquet ara, curieux de tout et légèrement dyslexique, avec lequel il va cheminer et croiser des êtres, figures, fantômes ou personnages surgis de différentes époques : un stylite sur sa colonne, une grue cendrée et bègue, le Grand Veneur d’une chasse fantastique, une ondine nymphomane, un androgyne transsexuel, une mère porteuse et vierge, et bien d’autres encore.

Une fable qui réinvente les chemins des chevaliers d’antan pour les situer au coeur du monde d’aujourd’hui.

Paris, Nil éditions, octobre 2005.

Le Pays sous l’écorce

Le Pays sous l’écorce, intitulé « récit », est, du point de vue du genre, une sorte de zoologie-fiction située dans notre monde. Il ne se déroule pas sur une autre planète mais sur la nôtre et, dirais-je même, à deux pas de nous. C’est un livre auquel j’ai pensé pendant des années avant de me mettre à l’ouvrage et dont le principe était exactement à l’opposé de celui des Fables de La Fontaine.
Dans ces fables, ce sont les animaux qui parlent notre langage, c’est le chien ou le lion qui s’exprime en un parfait français et non l’homme qui aboie ou rugit pour se faire comprendre du chien ou du lion. Le pays sous l’écorce explore cette deuxième voie : le narrateur s’y initie, au fur et à mesure de son exploration, au langage propre à chaque espèce animale rencontrée. C’est le récit d’une quête et d’une initiation et aussi la concrétisation d’un rêve et d’une question d’enfant à laquelle, à l’époque, nul ne répondit : « Que deviennent les fourmis quand elles disparaissent sous la terre ? » Eh bien, trente ou trente-cinq ans plus tard, je suis allé voir sous la terre ce que les fourmis y faisaient.

Dans le livre, c’est dans une termitière qu’en fait je m’aventure, ce qui m’a permis d’en rapporter un entretien instructif et confidentiel avec la reine des termites ! Ce livre a eu surtout du succès auprès du public enfantin et adolescent, bien qu’il ait été écrit pour tous les jeunes de 7 à 77 ans, pour reprendre une formule célèbre. Je n’ai pas voulu humaniser les animaux mais au contraire faire l’effort – ou plutôt contraindre le narrateur à faire l’effort – de se fondre dans son milieu. Toujours la même idée qu’avec la marche et le paysage : se retrouver à l’unisson du milieu qu’on explore. S’y rendre ou invisible ou familier.

Jacques Lacarrière

« J’approchai l’arbre vers le soir et d’emblée je le reconnus, inchangé malgré les années. Si les arbres vieillissent autrement que les hommes, c’est qu’ils ont autre chose à nous dire. Sur son tronc, la peau s’écaillait par endroits livrant à l’air la chair à vif. Dans le canal, depuis longtemps désaffecté, lentisques et nénuphars couvaient un monde d’hydromètres, d’araignées d’eau, d’élytres bleus. J’écoutai longtemps ce silence. Puis je fermai les yeux et me glissai sous l’écorce. »

Paris, Seuil, 1980

La Poussière du monde

L’histoire de Yunus Emré, mystique soufi et « troubadour » de l’Anatolie du XIIIe siècle. Ên 1998, le livre est paru en édition de poche chez Points.

« Nous sommes en Anatolie, au XIIIe siècle, au temps de sultans seldjoukides et des invasions mongoles. Yunus Emré, derviche errant et poète troubadour, est la figure exemplaire d’un être à la recherche de la vérité. Ce roman, étourdissant voyage au cœur de l’Homme, prend des allures de conte quand il relate les pouvoirs miraculeux et les incroyables prodiges accomplis par les saints errants, sans pour autant nous éloigner du monde actuel par ses constantes réflexions sur les chemins et interrogations de notre époque. »

« Avez-vous un jour, dans la docilité de l’aube et la complicité des vents, avançant sur une steppe engourdie de froid et frangée de montagnes bleutées, admiré l’extase des peupliers frissonnant dans la lumière montante ? Admiré aussi leur alignement studieux, presque révérencieux, le long du moindre filet d’eau ? Juste derrière leur fin rideau se dressent les montagnes qui bougent.

Mais bougent-elles vraiment ? N’est-ce pas plutôt le tremblement de l’air, l’hésitation du jour, l’indécision des vents, n’est-ce pas le voile toujours présent, déjà fiévreux, de la poussière qui donnent cette impression de frémissement timide, de lente turbulence ? La terre, elle ne tremble ni ne frissonne. Elle reste ferme sous les pas de Yunus ».

Nous avons plongé dans l’Essence
et fait le tour du corps humain
trouvé le cours de l’univers
tout entier dans le corps humain
Et tous ces cieux qui tourbillonnent
et tous ces lieux sous cette terre
Les soixante-dix mille voiles
dans le corps humain découverts
Les sept ciels, les monts et les mers
et les sept niveaux telluriques
L’envol ou la chute aux enfers
tout cela dans le corps humain
Et la nuit ainsi que le jour
et les sept étoiles du ciel
Les tables de l’initiation
sont aussi dans le corps humain
Et le Sinaï où monta
MoÏse – ou bien la Kaaba
L’Archange sonnant la trompette
mêmement dans le corps humain
La Bible et l’ancien testament
et les psaumes et le Coran
Toutes paroles écrites
se trouvent dans le corps humain
Ce que dit Yunus est exact
nous avons confirmé ses dires
Dieu est où le met ton désir
tout entier dans le corps humain

Yunus Emré. Trad. Guzine Dino et Marc Delouze.

« ….On ne supprime jamais la poussière, on ne peut que la déplacer. D’où vient-elle et comment se reproduit-elle ? Elle paraît toujours neuve, engendrée par l’effritement constant du paysage, mais en fait elle est aussi vieille que la terre. Aurait-elle une mémoire ? La poussière a-t-elle vraiment quelque chose à nous dire ? Serait-elle la parole ou le souffle que prendrait le temps pour survivre ? »

La poussière a-t-elle vraiment quelque chose à nous dire ?
Serait-elle la parole ou le souffle que prendrait le temps pour survivre et les empires d’antan pour nous informer, hâtivement, tardivement selon les cas, de leur effritement ? Aurait-elle une mémoire à la façon des cendres, des cendres des amants incinérés ensemble, de ceux « qui se sont aimés pendant leur vie et se font inhumer l’un à côté de l’autre » et qui ne sont pas « aussi fous qu’on le pense. Peut-être leurs cendres se pressent s’emmêlent et s’unissent… Que sais-je, n’ont elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état, peut être ont elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière… Il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus,s’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient à s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres, éparses dans la nature »

Paris, NIL, 1997

Le Cercle Points

Un Jardin pour mémoire

Oui, forts et denses, éclairants, lumineux furent finalement ces jours de l’été 1944. Ces jours qui contribuèrent si fortement à hâter la fin de mon adolescence. Quand les parents furent de retour, une fois la ville libérée, ils pensaient nous retrouver intacts, je veux dire tels que nous étions auparavant. Mais nous avions grandi, mûri, et tant changé que s’ils avaient eu ne fût-ce qu’une once d’intuition, ils n’auraient même pas dû nous reconnaître.
C’est à ce moment là, quand tout autour de nous n’était que ruines, que la ville presque entière était à reconstruire et l’avenir à repenser, que je décidai seul, absolument seul (mais avec la complicité du tilleul) de ce que je ferais de ma vie : être cigale et jamais fourmi.
Jacques Lacarrière

(…)A quoi sert un fleuve ? On se pose rarement la question tant son existence va de soi, comme celle du ciel et de la terre. Pendant longtemps on ne vit en lui qu’une source d’eau consommable, un chemin mouvant et gratuit pour aller d’une ville à l’autre et pour gagner la mer, et un vivier de nourriture par les poissons qu’on peut y pêcher, le gibier d’eau qu’on peut y chasser. Cela c’est l’histoire coutumière et humaine du fleuve, au temps des coches, des barges et des plates. Mais il y a des fleuves un autre usage possible, plus ludique et moins prosaïque, qui consiste aussi à s’y baigner, à en sonder les fonds intimes, à s’étendre au soleil sur leurs îlots de sable, à rêver sur leurs rives, à imaginer leur estuaire, la mer où ils se jettent et les Polynésies lointaines. Car le fleuve, comme le dit Héraclite est un constant Ailleurs en notre ici. Un Ailleurs, mais aussi un langage de rives, d’eaux fraternelles, de boue, d’îlots et de deltas. (…)

Paris, NIL Editions, 1999 Pocket, 2001
Présentation Un livre un jour, France 3

L’été grec

« Thèbes. Aucun lieu n’est plus propice à ce retour aux sources que cette montagne qui abrita le nourrisson « le plus maudit du monde », comme dirait notre époque superlative, montagne aujourd’hui sans arbres, aride, dénudée, aux grands rochers grêlés de trous, de cavités où poussent encore, en ce début d’octobre, cyclamens, asphodèles et ces fleurs qui pour moi sont l’image automnale de la Grèce, ces scilles, grandes jacinthes aux grappes de fleurs mauves, ondulant sous le vent comme des lis de mer sous les courants marins. Cithéron : rochers bleus, rochers gris, terre ivoire, patinée par le vent, fleurs mauves et blanches. Les rares bosquets sont depuis longtemps dépassés. ]e n’ai plus devant moi, au-dessus de moi, que la nudité de la pierre et du ciel. Heureusement, il souffle un vent doux qui rafraîchit le visage et les bras. Inutile de chercher un endroit pour y exposer (à toutes fins inutiles) un nourrisson embarrassant : il n’y en a pas, il n’y en a plus. Plus d’arbres où le suspendre par les pieds, plus de buissons où le fourrer et, ce qui est plus grave, plus de fauves pour le dévorer. Montagne comme n’importe quelle autre. Mais justement, cette nudité, ce triste anonymat est lui-même comme un message, un immense étendard de rocs et de buissons portant inscrit : ICI, IL N’Y A PLUS DE MYTHES. Lieu idéal donc pour ce ressac des images, ce flux et ce reflux des pourquoi d’autrefois et de ceux d’aujourd’hui. On a envie ici de se pelotonner contre un de ces rochers bossus et craquelés, de se recroqueviller, de reprendre à l’envers le chemin de la conscience et de la vie. N’est-ce pas cela qui demeure aussi de la Grèce, à côté de ses genèses rationnelles — astronomie, géométrie, mathématique, médecine, urbanisme, démocratie, conscience de ITiistoire — : cet inventaire lucide et unique en son temps du pays intérieur, du hasard objectif, de l’homme face à ses dieux et ses démons internes ? Il est en Grèce des lieux où mieux qu’à Delphes et à Mycènes, plus qu’à Olympie, Epidaure, Eleusis, on peut saisir ou retrouver la source du ça qui nous habite. Ces lieux, ce sont tous ceux que les Grecs élirent et ressentirent comme des lieux de passage, d’affleurement, de surgissement du monde souterrain qu’ils appelèrent entrées ou issues des Enfers et autour desquels naquirent et se fixèrent des mythes, des récits où affleurent justement le monde souterrain de la psyché : Trézène où Phèdre expose au grand soleil des désirs jusqu’alors refoulés ; ce Cithéron, montagne œdipienne et plus loin l’autre de Trophonios, dieu oraculaire où le consultant devait s’introduire sous la terre au fond d’un puits et recevait dans la nuit chtonienne — par des visions, des bruits, des sensations diverses — la réponse à la question posée. Mais, plus révélatrices encore, étaient à Trophonios les deux sources qui y coulaient : la source d’Oubli, la source de Mémoire (sans doute faudrait-il l’appeler source de Remémoration) dont l’eau, une fois bue, permettait à l’homme de revivre, de se resouvenir de tout son passé. Ni les Sumériens, ni les Egyptiens ni les Sémites ne levèrent jamais — ni n’élevèrent à la conscience — ce monde interne, l’eau souterraine de la source d’Oubli, ce soleil noir en l’homme, comme le firent les Grecs. C’est cela qui persiste pour moi dans le mot Grèce : ce premier regard, cette première fissure découverte et maîtrisée (cette porte entrebâillée dans la psyché par où Œdipe aperçoit dans la chambre nuptiale le cadavre pendu de sa mère), cette première lumière insoutenable mais regardée en face, et parfois aveuglante au sens propre du terme. Ceux qui chercheraient aujourd’hui en Grèce le lieu de quelque prière ou quelque dévotion —comme le firent autrefois Renan, Flaubert, Lamartine et Maurras — devraient aller non plus sur l’Acropole mais sur le Cithéron. Ils n’y prieront plus la raison mais peut-être, en ce temple nu, percevront-ils, perceront-ils l’énigme du premier cri. »

Jacques Lacarrière

L’été grec au brevet 2007…

Paris, Plon, collection Terre Humaine, 1976
Disponible en poche Terre Humaine Poche

Marie d’Egypte

Ce roman, ce conte-histoire débute aux temps où finissait un monde. Au IVe siècle, les dieux anciens quittaient l’Egypte. A Alexandrie, capitale de la volupté, vivait Marie, la plus belle et la plus libre de toutes les prostituées de la ville. Près du port, elle se donnait aux hommes jour et nuit, dans l’ivresse du plaisir partagé. Mais tandis que l’histoire inverse son sens et que le dieu des chrétiens pénètre le coeur des hommes, Marie elle aussi ressent une force mystérieuse, un appel fulgurant : elle quitte tout et part au désert à la recherche de l’Infini qui la délivrera de ses remords et de toute vie humaine.
Marie la prostituée devient Marie des Sables et rentre dans la légende. A travers le roman de cette extraordinaire existence, Jacques Lacarrière nous entraîne au coeur de ce monde qui bascule en devenant chrétien; Alexandrie, le désert, un dieu nouveau, Marie d’Egypte, prostituée des hommes et amante de Dieu.
« Notre mémoire est courbe. Qu’on la remonte ou la prolonge à l’infini, elle nous permet de rattraper ces bribes de passé qui subsistent sûrement devant nous autant que derrière nous.

Tu as beau fuir dans l’incertain de l’horizon ou demeurer figée devant le désert lisse, je te retrouverai toujours, Marie, où que tu sois, car tu habites désormais l’orbe de ma mémoire. Les lieux, l’époque où tu vécus : ce désert d’Egypte, cette ville d’Alexandrie que tu désiras tant puis que tu refusas, ce siècle quatrième où l’histoire inverse son sens et son signe en se faisant chrétienne, ce crépuscule des dieux que nous avons aimés parce qu’ils nous proposaient le plus grand des mystères auxquels nous puissions être confrontés : leur ressemblance si forte et si fragile avec nous-mêmes, ces lieux et cette époque m’habitent depuis si longtemps que ma mémoire y a élu son domicile.
C’est pourquoi je t’ai choisie, Alexandrie, car tu es la ville où le monde commença et recommença plusieurs fois ; je t’ai choisi, désert, car tu es le plus vierge et le plus vieux de nos miroirs ; je t’ai choisie, Marie d’Egypte, puisque tu fus la prostituée des hommes et l’amante de Dieu. Ce conte-histoire débute aux temps où finissait un monde, au crépuscule-aurore de toutes les questions. Et toi, Marie d’Egypte, la sainte prostituée du ciel, la recluse de l’infini. »

Paris, Jean-Claude Lattes, 1983

Les Gnostiques

Sommes-nous vraiment au monde ? La vraie vie n’est-elle pas ailleurs ? Dix-sept siècles avant Rimbaud, les Gnostiques ont posé ces questions radicales, sur les rivages et dans les ruelles d’Alexandrie, face aux idoles d’un monde en perdition, face aux excès d’un christianisme triomphant. Questions toujours actuelles : l’injustice, l’intolérance, l’arbitraire et la souffrance continuent d’habiter ce monde. Alors où est l’issue ? Peut-on aujourd’hui encore suivre la voie gnostique pour échapper au monde.
(…) La gnose est une connaissance. C’est sur la connaissance et non sur la croyance et sur la foi que les gnostiques entendaient s’appuyer pour édifier leur image de l’univers et les implications qu’ils en tirèrent : connaissance de l’origine des choses, de la nature réelle de la matière et de la chair, du devenir d’un monde auquel l’homme appartient aussi inéluctablement que la matière dont il est constitué.
Or cette connaissance – née de leurs propres réflexions ou d’enseignements secrets qu’ils disaient tenir de Jésus ou d’ancêtres mythiques – les portent à voir dans toute la création matérielle le produit d’un dieu ennemi de l’homme.

Viscéralement, impérieusement, irrémissiblement, le gnostique ressent la vie, la pensée, le devenir humain et planétaire comme une vie manquée, limitée, viciée dans ses structures les plus intimes. Depuis les étoiles lointaines jusqu’aux noyaux de nos cellules tout porte – matériellement décelable – la trace d’une imperfection originelle que seules la gnose et les voies qu’elle propose seront en mesure de combattre.

Collection Spiritualités vivantes chez Albin Michel

Rencontre avec Gérard Chaliand

Rencontre à l’occasion de la parution de son livre (Gallimard, coll Poésie/Gallimard)
En compagnie de Claude Burgelin et André Velter.

Lecture de ses poèmes dédiés à Jacques Lacarrière.Le 8 décembre 2016 à la Maison de l’Amérique Latine
Lectures de Jacques Bourdat, Odile Frédeval, Sylvia Lacarrière, Gaëlle Fernandez Bravo, Sophie Mousset et Gérard Chaliand.

«Rien que la terre. Toute la terre. Gérard Chaliand est un nomade. Cavalier rapide plutôt que pressé, sans fin il parcourt la steppe ou la savane, la forêt ou le fjord, le cap Vert ou la Terre de Feu, New York ou Bamako, Kaboul ou Buenos Aires. Passion des lieux, des paysages, des villes – de leur beauté et leur diversité.
Pourtant, c’est la passion pour la guerre qui l’aura fait le plus souvent bondir aux quatre coins de la planète. Il a la passion des lieux parce qu’il aime ce qu’en a fait l’œuvre des hommes. Mais pour qu’une civilisation édifie, il faut qu’elle ait su être triomphante. Dans la guerre, par la lutte, avec du sang versé. C’est une des lois de ce monde – troublante, cruelle, absolument humaine – que Chaliand nous oblige à regarder lucidement.
Il n’a rien de l’homme d’armée, soldat ou capitaine. Il aime en revanche l’odeur de la poudre, le départ des chevaux, les nuits sous la tente, l’art d’attaquer, le tranchant ou l’éclair des armes. Il aime les risques de la guerre parce qu’elle fait vivre intensément le lieu et l’instant. Partout, aujourd’hui autant qu’hier, se déroule un épisode de l’immémoriale aventure faite de batailles pour survivre, de combats contre l’oppression, de conflits pour affirmer un pouvoir. Des parties décisives ne cessent de se jouer entre les hommes et les terres, bouleversant l’histoire, bousculant la géographie, transformant le monde. Luttes sourdes, guerres mal déclarées, brasiers sous la cendre ou violents incendies. De la plus forte, la plus irrévocable des histoires humaines, Gérard Chaliand a voulu être le témoin, en dire le sens, la noblesse, la sauvagerie. […]»
Claude Burgelin.

En association avec la Librairie Gallimard
Feu nomade et autres poèmes. Gérard Chaliand
Editions Gallimard

Journée-Hommage à l’Institut du Monde Arabe

En cheminant avec Jacques Lacarrière
Pour commémorer les 10 ans de sa disparition, les Jeudis de l’IMA lui ont consacré une journée-hommage, ponctuée de débats, lectures et musique.
Le Jeudi 10 décembre 2015, de 10h à 20h30.
Voici le compte rendu de cet événement

Documents en video
L’intégralité du colloque-rencontre a été filmée par l’IMA : voici le lien pour retrouver les interventions, notamment celles des participants qui n’ont pas remis de textes, ayant préféré improviser.