En cheminant avec Jacques Lacarrière de la terre d’Egypte à la terre cathare. Avec une présentation de ses photos prises en Bosnie dans les années 1958-59… Une évocation des hérésies gnostiques, bogomiles, cathares à travers des lectures de textes des Gnostiques, de Marie d’Egypte, de Sourates et Chemin faisant par Sylvia Lipa-Lacarrière et ses amies.
Jeudi 2 février à partir de 18h30à La Galerie 4 rue Audran 75018 Paris métro les Abbesses ou Blanche
« Sommes-nous vraiment au monde ? La vraie vie n’est-elle pas ailleurs ? » Dix-huit siècles avant Rimbaud, les Gnostiques ont posé ces questions radicales, sur les rivages et dans les ruelles d’Alexandrie, face aux idoles d’un monde en perdition… … « Notre mémoire est courbe. Qu’on la remonte ou la prolonge à l’infini, elle nous permet de rattraper ces bribes de passé qui subsistent sûrement devant nous autant que derrière nous… » … « Nous naissons, nous vivons, nous mourons au coeur d’un bourbier, d’un brasier moribond, au coeur des cendres – tièdes encore – d’une création qui alluma dans l’univers des millions d’incendies stellaires, qui sut former la nuit, la lumière, les étoiles mais qui ne sut donner à l’homme l’essence ni la grandeur qui, pensait-on lui revenaient. …Les Gnostiques vivaient au coeur de cette noire irradiation, de cette lucidité en l’obscur de nos jours, de cette conscience d’une genèse, d’une promesse inaboutie. Remonter à l’erreur première, gravir en sens inverse le parcours de nos chutes, recommencer en somme notre naissance manquée, telle était la tâche essentielle. »
A l’orée du pays fertile, anthologie des
poèmes de Jacques Lacarrière, éditions SeghersCinabre
Soleil emprisonné dans les macles du soir, blessure d’où suinte le mercure, tu dis l’ultime cri du sang avant qu’il ne se fige, la grande paix des cicatrices et la convalescence de la terre
« La poésie est-elle faite pour durer à tout prix ou, au contraire, faire entrevoir, un court instant, l’éternité ? Est-elle une source ou un estuaire, un long compagnonnage ou un subit enchantement, autrement dit un coup de foudre ou un mariage d’amour ? Je me garderai bien de choisir pour préserver en moi, qu’elle soit mariage ou qu’elle soit foudre, le miracle de son mystère »
Méditerannées
Textes réunis dans « Bouquins », éditions PlonOù sommes-nous nés ?
… Et nous sommes nés aussi, un peu plus tard, en Grèce, sur la colline de la Pnyx, en face de l’Acropole, quand Périclès, le maître absolu d’Athènes, déclare aux Athéniens assemblés sur les gradins que l’homme doit devenir un citoyen conscient et responsable devant lui et devant les autres, et jamais plus un simple sujet obéissant aveuglement à des tyrans.
Dans la forêt des songes
Le dernier livre de Jacques Lacarrière, paru quelques jours après sa disparition et dont Gilles Lapouge disait : « … ce roman donné au moment de sa mort est déchirant. Jamais il n’avait inventé une fable aussi libre, aussi joyeuse que celle-ci. Il n’a jamais écrit un ouvrage aussi malicieux, aussi taquin, aussi fantastique, soumettant son érudition à la loi de la légèreté et de la drôlerie. … Un livre de grand savoir. Simplement, ce savoir est un « gai savoir ».
Nil, éditions.
A proximité de la ville de Troyes, en Champagne, il existe une forêt, une vraie forêt qui s’étale, frissonne et murmure autour de trois grands lacs et qui se nomme Forêt d’Orient.
C’est à l’orée de cette forêt qu’Angelot – chevalier sans cheval, paladin sans armure, pèlerin sans équipage – rencontre Thoustra, un perroquet ara, curieux de tout et légèrement dyslexique, avec lequel il va cheminer et croiser des êtres, figures, fantômes ou personnages surgis de différentes époques : un stylite sur sa colonne, une grue cendrée et bègue, le Grand Veneur d’une chasse fantastique, une ondine nymphomane, un androgyne transsexuel, une mère porteuse et vierge, et bien d’autres encore.
Cette fable souriante, avec son regard et son ton malicieux, réinvente les chemins des chevaliers d’antan pour les situer au coeur du monde d’aujourd’hui.
(réimpression de Chemins faisant, des Hommes ivres de Dieu, de l’Eté grec)
Les déserts d’Egypte et de Syrie il y a quinze siècles. Un monde dur et nu, hostile à l’homme, mais lieu d’épreuves inoubliables, où l’impossible semble possible. Au IVe siècle de notre ère, deux hommes, Antoine et Pakôme, quitteront un monde qu’ils jugent à l’agonie pour s’exiler leur vie durant dans le désert, y fonder les premiers monastères connus de l’histoire chrétienne. Des milliers d’autres les suivront, peuplant les solitudes de leurs silhouettes émaciées, brûlées par le soleil, s’enfouissant dans des trous » comme des hyènes « , s’enfermant dans des grottes, des arbres creux comme les reclus, s’installant au sommet de colonnes comme les stylites ou vivant d’herbes e de racines, à quatre pattes, comme ceux qu’on appela les » saint brouteurs « . Furent-ils des anges ou des bêtes? Quel homme est mort, quel homme est né en eux? Cette histoire garde encore son secret, mais la fascination subsiste en nous plus que jamais de ce congé définitif donné au monde quotidien, de cette vie menée chaque jour aux frontières de la mort, de cette expérience sans précédent à la recherche d’un monde et d’un homme nouveaux.
Sourate, au sens premier du mot, ne signifie rien d’autre que chapitre ou verset. Mais l’usage qu’en firent, avec le Coran, les disciples de Muhammad leur donna aussi à la longue le sens de révélation, voix perçue, voix reçue de l’homme-dieu qui est en nous. Ici, plus modestement, j’emploie ce mot pour dire que ces textes sont nés de l’écoute attentive – et souvent émerveillée – de toutes les voix du monde : voix intérieures d’abord, avec le bruissement de son propre sang et les murmures de la mémoire, voix extérieures ensuite, avec les froissements de l’herbe sous le vent, les rumeurs de la rue, les nouvelles de la radio, les messages des antipodes et le silence fourmillant des étoiles. Je ne connais pas d’autre voie pour vivre totalement la spiritualité que de l’affronter chaque jour aux épreuves et aléas du monde.
Je me regarde dans la glace. Une foule hétéroclite s’agite dans mes yeux, mon visage, mes mains, en tout mon corps: un lémurien, un épicurien, un primate, un homo sapiens, un coelacanthe, un futur archange, un homo faber, un bourguignon, un archanthrope et, peut-être, un poète. Chacun de nous est cette histoire vivante, cette foule unifiée en nous-mêmes, cette mémoire charriant des ancêtres mutants, un grenier de gènes oubliés, une mélodie de mutations, un passé composé, un futur proposé. Nous sommes déjà vieux mais sommes aussi promesse. Etant imprévus sur terre, il nous faut y prévoir notre nécessité. Rien en nous ou sur nous n’apparaît vraiment superflu, à part l’appendice et peut-être ce qui reste en notre encéphale du premier cerveau reptilien. Nous avons des centaines d’organes, des milliers de globules, des millions de neurones, des milliards de cellules. Et nous avons deux mains. La méditation la plus simple -et la plus nécessaire- consisterait, après avoir salué dans le miroir le lémurien, sinanthrope ou primate qui ricane au fond de nos yeux, à regarder posément, intensément nos mains, chaque jour, pendant quelques instants.
Nos mains: panoplie de gestes, lexique de préhension. Doigts, paume, phalange, métacarpe, thénar, hypothénar, pronation, supination, préhension, préhenseur, préhensile, préhensible. Ne nous faisons pas d’illusion: nos mains semblent occuper dans notre vie une fonction subalterne mais sans elles notre cerveau ne serait pas ce qu’il est devenu. Sans la lente, très lente autonomie acquise par les mains, sans leur aptitude grandissante à la préhension (au détriment de la locomotion), sans l’adieu progressif qu’elles ont signifié à la condition quadrumane, pas de libération de la boîte crânienne, ni d’élan vertébral ni d’avenir linguistique pour notre bouche. Quand on est quadrumane et qu’on passe le plus clair (ou le plus sombre) de son temps au ras du sol, la bouche ne peut servir qu’à prendre, saisir, manger. La parole sera pour plus tard. Pour l’homo erectus. Sans homo erectus, pas de Moïse, ni de Bouddha ni de Jésus ni de Lao-Tseu. On n’imagine aucun prophète, aucun dieu quadrumane. Même les Cyniques, ces philosophes qui jouaient au chien et vivaient parfois comme Diogène dans des niches-tonneaux, usaient de la station debout, même pour uriner. Conclusion: pour que la pensée naisse, il faut que les mains soient. Elles seules, par leur essaim de gestes, ont permis ce miracle: une ruche de mots en nos bouches.
Comme le visage, la main en tant qu’organe a survécu à la mort de toutes les mains particulières. Elle contient, elle transmet une mémoire immortelle qui persiste depuis les origines, c’est-à-dire depuis le moignon à cinq cartilages du coelacanthe. Chaque main éclosant sur le bras d’un foetus est donc une mani-festation de l’immortalité. En regardant posément, intensément mes mains, je les vois ainsi évoluer en leur immense histoire, devenir tour à tour rugueuses, velues, brunes, noirâtres, avec un pouce non opposable aux autres doigts, je les vois primates en diable, ces mains tâtonnantes, hésitantes ou, remontant le temps, je les découvre étoilées ou palmées, tendres cartilages, moignons, pédoncules écailleux.
Cela, pour l’histoire naturelle de nos mains. Mais l’autre histoire, l’humaine, la quotidienne celle qui les voue à être maîtresses ou servantes de notre vie, outils pour un métier, organes pour un désir, instruments d’un message, mot, mime ? Ce long compagnonnage des mains et du cerveau unis dans l’émergence parallèle des gestes et de la parole, ou désunis dans la divergence de la main et de l’intellect, a-t-il également un sens, une empreinte en notre psychisme ? A quoi servent nos mains pour l’évolution intérieure ? Le méditant doit-il les oublier, les mutiler en lui, les magnifier ?
Je me dis que là encore les grandes religions orientales -et la part la plus orientale du christianisme, l’orthodoxie- ont su accorder aux mains la part qui leur revient dans le devenir de l’homme intérieur. Homo erectus, faber, sapiens, cogitans, meditans, les mains tiennent une place essentielle en cette évolution. Serrées sur un outil, tendues vers un désir ou jointes en oraison, elles accompagnent, elles expriment le monde intérieur de l’individu. Manoeuvre, maniement, manipulation, elles manifestent l’espace du dedans, elles sont, au sens propre du terme, une manière de l’être.
Car les mains ne se contentent pas de manier, manipuler la matière de ce monde, elles savent aussi dire, mimer, danser. Elles sont outil, organe, ornement autonome qui peut, par la mobilité et la dextérité des doigts, écrire ou imager le monde dans l’espace. Le doigt peut tracer le mot Dieu un matin d’hiver sur une vitre embuée mais il peut aussi être ce mot. Regardez, sur certaines icônes byzantines, la position des doigts du Christ bénissant: ces doigts disent, écrivent le mot Christos ou plutôt les quatre consonnes principales selon la graphie byzantine : I C X C. La main du Christ écrit ainsi son propre nom lorsqu’il bénit, elle dit: Je suis Christos. Langage et graphie de sourd-muet, dira-t-on, mais qui devait sûrement jouer un rôle important autrefois.
Les hagiographes byzantins admiraient que « grâce à la divine providence du Créateur, les doigts de ta main humaine soient conçus de manière à pouvoir figurer le nom de Christ». Naïve admiration. Avec cinq doigts, les combinaisons sont multiples et, en se limitant aux consonnes principales, la main peut écrire dans l’espace le nom de presque tous les dieux, déesses, anges et démons. Elle peut même écrire son propre nom dans bien des langues. Ou, comme aux Indes, devenir un mudrâ, un geste-écriture, un mot-doigts, un nom digité, elle peut dire la menace, l’adoration, la crainte, la méditation, la paix, la connaissance. Ce n’est plus seulement l’homme corporel qu’elle prolonge, exprime ou amplifie, mais l’homme intérieur dont elle image la pensée déclose, l’émoi palmé, le pentagramme manifesté. Combien de noms, de mots, de phrases contiennent ou détiennent nos doigts ? Quel dieu inconnu habite nos phalanges ? Quel panthéon réside dans le creux de nos paumes ?
Anthologie poétique personnelle Parution à l’occasion de la 13e édition du Printemps des poètes (7 au 21 mars 2011)
« Il n’est de manque véritable que le vide d’un monde privé de poésie. »
Dans cette anthologie qu’il avait lui-même composée, Jacques Lacarrière nous livre plus de cinquante ans de voyage dans l’intimité de sa poésie, une poésie nourrie de paysages, de rencontres et de mythes.
« Être, à chaque mot, contemporain du premier homme : Adam des mots » : telle aurait pu être la devise de celui qui partagea sa vie entre son amour de l’écriture et sa passion des civilisations anciennes. Plus célèbre pour ses romans et ses récits de voyages, il a toutefois eu un véritable parcours poétique, plus discret mais issu de rencontres déterminantes, parmi lesquelles le surréalisme avec André Breton, la négritude avec Aimé Césaire, les grands classiques de la Grèce antique, avec la traduction de Sophocle ou d’Hérodote ou la peinture de Giorgio de Chirico. S’ajoute à cette liste celle des voyages, des traversées : Patmos, l’archipel des Cyclades, le Mont Athos, mais aussi la France, entre campagne et ville.
Celui qui chemine au creux de cette anthologie le comprend aussitôt : le tempérament nomade de son auteur imprime à cette poésie le caractère de l’éphémère, du fugitif. Les figures mythologiques, qu’elles soient argonautes, centaures, néréides ou gorgones, affluent sous la bannière de l’Immémorial Orphée – figure éternelle du poète. La contemplation des paysages, qui offre au langage ses états singuliers, cède devant le récit épique des batailles de l’Aurige, ce conducteur de char dont on retrouva la statue à Delphes. Le cri d’Icare tombant dans la mer résonne comme le cri originel de tout être humain. Cette poésie se situe entre un monde de nature et un monde par-delà la nature, empreint de mythe. De chaque mot, de chaque image, se dégage une sagesse infinie, loin de la contingence des époques, légère comme le nuage et solide comme le minéral. Car les éléments – eau, vent, feu, terre – sont partout présents, seules forces à l’épreuve du temps. Ces poèmes apparaissent donc, selon les termes de l’auteur lui-même, « bucoliques, agraires, forestiers, telluriques, aériens, nébuleux ou céréaliers. » Ils font parvenir jusqu’à nous la voix tout à fait singulière d’un bel esprit, généreux et contemplatif.
Paris, Seghers Laffont, 2011
EXTRAITS
Abécédaire de la terre
Annonciatrice des aubes et des astres Berceau de nos balbutiements Colombier des humaines colombes Donatrices des délectations Écrin de nos enchantements Florilèges des floraisons Géante où gazouille le monde Héroïne de l’histoire des herbes Infante de l’immensité Jardinière des joies et des jours Kermesse des kobolds Légendaire des loups et des lions Matrice et mémoire du monde Nourrice des nids et des nues Plénitude des pastoureaux Quintessence des autres éléments Royaume de toute renaissance Semeuse de savoirs et de saveurs Trésors où s’enrichit le Temps Unisson de tous les univers Ventre et veilleuse des victoires la Terre
Écrit en mer Égée, entre Ios et Siphnos
Au plus près de la “mer écumeuse“ d’Homère, au plus près de cette vérité bleue qui tremble à l’heure du poème, au plus près de la vague offerte en chacun de ses creux, au plus près du fragile avenir de l’écume, au plus près de l’oiseau à la croisée des vents, au plus près du rivage où veille une chapelle
j’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer, j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel, humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de leur lumière. Ici le filet du pêcheur dialogue chaque jour avec la liberté des vagues, chaque jour le soleil recommence les jeux savants des mouettes et de l’azur, et ici, chaque jour, à mi-chemin des ombres et du réel corps éployé dans la légende, vient rêver une néréide.
Portrait d’un hirsute
Un profil de ménagère et une sensibilité d’obélisque, il n’en fallait pas plus pour qu’il devient impossible à vivre. Il avait été ramoneur puis professeur au Muséum d’histoire naturelle. Il y avait acquis cette habitude déplorable de se croire une géologie en marche. Aussi ne bougeait-il jamais. Il ne se lavait jamais non plus. Il est mort un jour, d’érosion.
1949
Même parti très loin, je ne sais Quel est le plus réel, de ma mémoire ou de mes routes Quel est le vent qui pousse ce bateau, Quelle est la mer qui pousse ces oiseaux. Je suis arrivé près de lagunes ocrées Où la patience des sauriens ruminait Le long enfantement de l’homme. Ainsi de toi, lointaine, jusqu’à moi : Ta main est ce serpent lacustre dont le sommeil M’attend au bout des mémoires du monde. 1950
Incertitudes
Je ne sais pas pourquoi le Zodiaque est si haut Ni pourquoi les nuages sans cesse recommencent Pourquoi l’éclair ne dure, pourquoi les soleils meurent Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire.
Mille ans suffiraient-ils pour pouvoir épuiser La raison d’un seul jour Et mille autres pour enfin déchiffrer les runes inviolées de la nuit ?
Demeure, malgré tout, la fidélité du printemps, Demeurent l’élévation et la ponctualité des sèves Demeurent au loin les milles chuchotis de la mer Demeure à mes oreilles le chant muet des coquillages.
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire Je ne sais pas pourquoi les taupes sont aveugles Je ne sais pas pourquoi les saules se lamentent
Je ne sais pas pourquoi l’herbe n’a pas d’histoire.
Mille ans suffiraient-ils pour nous faire découvrir le pacte des herbes et du vent Et mille autres pour élucider l’œil irisé des libellules ?
Demeure, inexorables, le foisonnement des fourmis Demeure, inégalée, la diligence des abeilles Demeure, inexpliqué, le mutisme des cicindèles, Demeure, indiscuté, le verbiage des Kinkajous.
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire Je ne sais pas pourquoi la foudre devient cendre Je ne sais pas pourquoi l’oiseau n’a que deux ailes Je ne sais pas pourquoi la rose est sans pourquoi.
Octobre au bord des flammes
Antiphonaires des saisons, les vêpres tombent sur la ville avec un bruit de voix mouillées. Là-bas, ce répons d’âmes cette cantilène des nuages et le cri de l’ange là-haut déroulant la grande nappe des prières sur l’incendie, sur l’agonie de la lumière.
1950
Cyclades
Ici, le temps se mesure au comptant, au content du soleil. C’est pourquoi chaque coupole, chaque chapelle filtrent les flèches du zénith, clepsydres des lumières. Ruelles des Cyclades : lignes de partage du jour et de la nuit sur le crêt de l’Immaculé comme une eau ruisselant vers le levant ou le ponant des songes. Arêtes vives comme le tranchant d’un glaive entre fini et infini. Comme l’épée de l’Ange entre innocence et faute. Arêtes vives comme une frontière rectiligne, embrasée, parallèle à notre destin. En ces jeux de lumière et d’ombres cycladiques, en ce damier austère, on retrouve la trace des vieilles géométries qu’Euclide, Thalès et Pythagore ont tour à tour inscrites dans le blanc du ciel grec. Épures de midi. Lignes, droites, angles, arêtes, trigones et triangles du ciel que le soleil docile reproduit sur le cadran des îles. C’est là, juste à la bissectrice des solstices que son tranchant sépare la Mémoire. Et il met d’un côté les grands cyprès orphiques, de l’autre le marbre euclidien du zénith. J’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer, j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel, humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de la lumière. Là, juste là, cette arche d’ombre fichée sur l’épingle embrasée du soleil. Il y a dans la tradition mystique de la Grèce un mot qui désigne les ascètes les plus ardents, les plus acharnés à demeurer dans le désert aux franges des brûlures, et ce mot, c’est nepsis qui veut dire sobriété. On nomme précisément neptiques les ermites les plus extrêmes en leur ascèse. Ivresse neptique du mur Egéen, fou de soleil, éperdu de lumière. Ivresse neptique des voiles cycladiques sur l’écume. Car il n’est autre ivresse que celle de l’homme sobre devant l’arête immaculée de ses désirs. Neptiques sont ces murs, ces terrasses, ces coupoles, ces marches étincelantes, dénudées de lumière. Neptiques puisqu’un peu de chaux leur suffit pour affronter l’infini bleu du ciel. Lumière janséniste de la chaux, ombres dionysiaques, couleurs avivant les seuils, les portes, les fenêtres. Des unes aux autres, vent dorien et soleil ionien, le contraste d’un isthme infime. Où la mémoire a su nimber d’ocelles le derme écru des murs. Au cadran solaire des escales, les mâts sont aiguilles des vents, les coques alcôves des tempêtes. Mais là, souviens-t’en bien, en ce port calme et bleu, juste après le réveil des gorgones et des proues, tu vis pour la première fois bouger l’ombre des heures.
1980
Yggdrasil *
Je suis né d’un songe de la terre rêvant qu’elle s’unissait au ciel.
J’ai grandi dans l’ombre inquiète de racines toujours assoiffées d’obscur.
Et j’ai fleuri dans l’allégresse de la sève et l’offertoire des frondaisons.
Je suis l’axe du monde, vivant défi des temps carbonifères. L’alliance de l’ombre et de l’éclair, le tremplin des orages, l’esprit des sources et des souffles.
Je suis le sommeil et l’éveil, le silence et la symphonie.
Je suis l’oratoire des astres, et mes feuillages s’impatientent des apocalypses à venir.
J’abrite en mes branches l’aspic et l’alouette, l’ogre et l’océanide, le singe et la sylphide, le ver et la vestale.
J’abrite l’hier des fauves, les présent des oiseaux et le demain des hommes.
J’abrite le nid des anges et les couvées du ciel.
Je suis l’axe du monde.
* Yggdrasil est le nom donné par les anciens Germains au Frêne cosmique qui reliait le ciel et la terre. Il abritait en ses racines les divinités du destin, en ses branches toute l’humanité et en son sommeil le palais des dieux.
Le dernier livre de Jacques Lacarrière se passait… « Dans la forêt des songes »…
» Bien que né sous le signe du Sagittaire, je n’ai jamais jusqu’à ce jour enfourché le moindre cheval ni revêtu la moindre armure pour défier en tournoi singulier quelque insolent rival. Si gente dame il m’est arrivé dans ma vie de conquérir de haute lutte, ce fut toujours sans cheval ni armure, ni pourfendeuse lance. Voilà qui devrait m’interdire ou du moins me décourager de me lancer en une époque comme la nôtre dans l’écriture d’un récit ou un roman de chevalerie. Je m’y hasarde cependant en précisant seulement que pour les raisons susdites, on ne trouvera dans ce livre ni cheval ni armure ni haume ni épée ni tournoi ni non plus d’insolent rival. Par contre, on y verra des vierges sages et d’autres folles, des monstres singuliers et des aventuriers, des grands veneurs et des stylites et même des hermaphrodites. Il y aura aussi des mandragores, des demoiselles de Numidie, peut-être même des tétras lyre et, sans doute, des arbres qui parlent. Et, enfin et surtout, une forêt, une vraie forêt qui s’étale, frissonne et murmure à deux pas de mon village et qu’on nomme Forêt d’Orient.
C’est à l’orée de cette forêt qu’Ancelot – chevalier sans cheval, paladin sans armure, pèlerin sans équipage – rencontre Thoustra, un perroquet ara, curieux de tout et légèrement dyslexique, avec lequel il va cheminer et croiser des êtres, figures, fantômes ou personnages surgis de différentes époques : un stylite sur sa colonne, une grue cendrée et bègue, le Grand Veneur d’une chasse fantastique, une ondine nymphomane, un androgyne transsexuel, une mère porteuse et vierge, et bien d’autres encore.
Une fable qui réinvente les chemins des chevaliers d’antan pour les situer au coeur du monde d’aujourd’hui.