Métissage

Nous ne sommes plus des paramécies

La culture? Pour la plupart, c’est ce qui assure la cohésion de la mémoire collective et individuelle, la permanence des valeurs d’une société, la rigueur et la vigueur de sa pérennité. Pour prendre l’image de la maison, ce serait les fondations et la charpente, ce qui soutient et ce qui maintient. Conception étroite; conservatrice, chauvine de la culture qui en fait un bien collectif, voire national au même titre que les richesses minières (ne parle-t-on pas aujourd’hui de gisements culturels?) et un thème d’appropriation. Conception qui implique le contraire d’un enrichissement et d’une évolution, qui implique une involution de l’esprit.

Quête des racines et de l’identité, en somme. Voilà les grands mots lâchés! Racines. Identité. Prenons maintenant l’image de l’arbre. L’identité d’un arbre ne réside pas en ses racines, qui ont pour unique tâche de le nourrir, mais dans les chromosomes de ses cellules. Qui dit racine dit aussi radical. Je ne crois pas du tout à la culture radicale. Laissons-la, s’ils existent encore, aux anciens ministres et députés du Lot ou du Tarn-et-Garonne qui l’ont amplement pratiquée avant-guerre. Je sais très bien que cette quête forcenée des racines peut être aussi revendicatrice, voire révolutionnaire quand lesdites racines sont niées ou étouffées, ce qui n’est pas le cas chez nous. Mais attention! Qui dit identité dit par là même similitude. La recherche de l’identité devient recherche du similaire; de l’identique, en tout cas du semblable. Dans ce domaine, on peut dire que la quasi-totalité des individus continue de se comporter exactement comme des amibes ou des paramécies qui, elles, n’ont pas le choix de leurs combinaisons et qui doivent, pour former un noyau commun, trouver un autre individu exactement semblable. Nous, nous l’avons ce choix! Nous ne sommes plus des unicellulaires et pourtant, nous ne recherchons que ce qui nous ressemble; nous ne fraternisons qu’avec nos semblables.

Or, pour moi, la culture, c’est très exactement l’inverse. C’est tout ce qui refuse les similitudes, l’immobilisme des racines, les miroirs de la mémoire close, c’est tout ce qui refuse – ou écarte – ce qui est exactement semblable ou similaire pour rechercher ce qui est différent, ce qui est dissemblable. Etre cultivé aujourd’hui, ce n’est pas lire Tacite ou Homère dans le texte (cela c’est de l’érudition), ce n’est pas non plus connaître par cœur les composantes chimiques du sol de Mars ou de Saturne, c’est tout simplement admettre – jusqu’en sa propre création – la culture des autres ; c’est même au besoin se mêler à elle et la mêler en soi. Etre cultivé aujourd’hui, c’est porter en soi, à sa mort, des mondes plus nombreux que ceux de sa naissance. Etre cultivé aujourd’hui, c’est être tissé, métissé par la culture des autres.

Le monde est en état de crise, c’est sûr. Mais il l’était aussi à l’époque glaciaire et la crise était plus redoutable encore. Heureusement, l’Information – ni les informations – n’existait encore, les hommes du Paléolithique ignoraient donc qu’ils vivaient à l’époque glaciaire et grâce à cela, le monde fut sauvé. Notre crise à nous est du même ordre, sauf que la glaciation ne touche pas le temps ni le paysage mais les idées. Une couche réfrigérante de nationalisme, de chauvinisme, de racisme tombe à nouveau sur la planète. Avec, notamment, les horreurs de la purification ethnique en Bosnie. Pourtant, répétons-le, la culture n’a rien à voir avec le sang. Elle ne possède ni facteur Rhésus ni incompatibilités radicales. Au cours des siècles, beaucoup de langues se sont mêlées, mutuellement enrichies, fécondées. La culture est le contraire du sang, fluide clos et enclos. Elle est plutôt un fleuve qui ne peut croître et s’écouler que par l’apport constant des eaux qui sont étrangères à sa source. Le seul point commun qu’a la culture avec le sang, c’est d’être apte, comme lui, à la transfusion. Transfusons les cultures. Transfusons les idées. Transfusons même les images. Au terme, nous serons toujours nous-mêmes mais habités par un sang neuf. Je ne crois qu’au sang métissé.

Jacques Lacarrière

Sous une forme révisée et même nettement renouvelée, ce texte reprend une suite de réflexions faites et écrites à l’occasion des « Rencontres de la Sorbonne » de février 1983 où plusieurs centaines d’intellectuels de tous pays se réunirent pour réfléchir ensemble aux problèmes de la culture contemporaine.

Une forêt de signes

… Je me suis passionné pour ces saints orientaux qu’on surnommait dendrites et qui faisaient vœux de vivre dans les arbres sans jamais mettre un pied sur le sol. Ils sont totalement ignorés – comme les mystérieux villageois de Jules Vernes – et seul un petit nombre d’historiens s’est intéressé à leur vie. Des dendrites ! De toute évidence, l’homme n’est devenu vraiment homme, vraiment erectus et sapiens, qu’en quittant à jamais les branches et à l’abri des arbres ancestraux, mais ces dendrites, prenant à rebours le chemin évolutif – dont, bien sûr, ils n’avaient nulle idée – retrouvaient l’existence arboricole. De tout cela, comment, tant d’années plus tard, me serais-je soucié sans ce livre et mes lectures dans le tilleul ? Un livre peut être lui aussi une forêt non tropicale, une forêt domestiquée, un parc de loisirs, un éden à portée des lèvres et des yeux. Ne dit-on pas d’ailleurs, quand on parcourt un livre qu’on le feuillette ? Les livres auraient donc des feuilles, comme les arbres ! Le Village aérien fut mon premier livre de voyage dont les pages s’imprimèrent durablement en moi. Oui, s’imprimèrent et s’impriment toujours. On n’oublie jamais un livre parlant des forêts quand il est lu dans les branches d’un arbre. Il faudrait faire aussi des livres qu’on pourrait lire sous l’eau quand ils nous parlent de la mer et d’autres, phosphorescents, pour nous raconter chaque nuit les étoiles ! Mais je rêve. Gutenberg en personne n’eût jamais pu imaginer cela. Croyez-en ma modeste expérience, qui est d’ailleurs à la portée de tous : lire assis dans un arbre. Vous y éprouverez des joies subtiles et inattendues, inespérées peut-être ; Dans un arbre, on n’est jamais seul. Surtout par temps d’orage. Voilà ce que je dois à ce livre, à l’aérien village décrit par Jules Vernes. D’avoir appris que la vie se feuillette, elle aussi, chemin après chemin, année après année, saison après saison. Jusqu’au jour où l’on entend, la voix des anges feuilletant le grand livre du Temps.

Une forêt de signes (extrait)
« Histoires de lecture », Lire en fête, octobre 2001

La Grèce, la Turquie, L’Europe

L’image que les Français se font de ce pays – méditerranéen, hospitalier et totalement intégré à l’Europe – me paraît fausse, du moins excessive. La Grèce, depuis son indépendance, est avant tout un pays concerné par l’histoire des Balkans, lié historiquement et religieusement à ses frères et alliés serbes et russes et dont l’avenir se joue au nord, sur ses frontières nord et non, désormais, avec ses voisins du sud (le Liban, la Palestine ou l’Egypte). La Grèce est géographiquement – et aussi stratégiquement – un pays méditerranéen et historiquement et sentimentalement un pays balkanique.

…Quant à l’Europe que je souhaite, c’est celle des créateurs et non celle des banquiers, je souhaite l’Europe des pêcheurs, des artisans, des inventeurs et non celle des marchands, je souhaite surtout une Europe totalement affranchie des religions d’Etat, que ce soit le catholicisme, le protestantisme ou l’Islam. L’Europe doit respecter toutes les différences culturelles mais rassembler toutes les forces et formes de tolérance.

…Pourquoi un pays – et notamment la Turquie qui pose à l’Europe des problèmes différents de ceux du Danemark ou de la Norvège – veut à tout prix être européenne. C’est au peuple et aux autorités turcs qu’il faudrait poser la question. Je crains seulement que cette attirance pour l’Europe ne soit que l’attirance pour un mirage – non un miracle – économique. Une fois de plus, si l’on veut qu’il existe un jour une Europe groupant tous pays aujourd’hui limitrophes, y compris la Turquie – je pense qu’il ne faut pas la laisser se faire entre les mains des seuls économistes. Mais c’est là un vœu, hélas, un simple vœu.
Depuis cinquante ans que je parcours la Méditerranée, de l’Andalousie à l’Egypte et de la France à la Syrie, j’ai depuis longtemps édifié en moi une Europe, celle des poètes, des musiciens, des inventeurs, des quêteurs de vérité et d’exigence, de tous les pays traversés. Europe buissonnière peut-être mais je crois au pouvoir des passeurs de frontières, de textes et de rêves.

Extrait d’un entretien en juillet 2000

Symbole

 » Il y a deux sortes de symbole : les individuels et les collectifs. Une hostie est un symbole collectif : bien que ce ne soit qu’un peu de farine vaguement mêlé de sel et d’eau, c’est bien autre chose : mais ça n’aurait aucun sens si ça n’était dit que par une personne seule, ça n’aurait pas d’influence. Moi, je m’intéresse davantage aux symboles personnels, à quelque chose de déterminant dans une vie singulière et qui ne peut pas changer.  »
…Mon symbole, c’est Icare : l’homme qui prend des ailes et s’élève au-dessus de sa condition et de la terre, avec tous les risques que cela comporte. C’est l’homme qui veut devenir oiseau, changeant à la fois de règne, de condition, d’élément, et acquiert, par ses ailes, une nouvelle identité. Vous me direz que c’est un mythe, mais les mythes sont faits de symboles. Cela dit, sur un plan plus personnel, le symbole reste pour moi l’identité, pas la transformation. Ce sont donc deux approches qui se contredisent. Si l’on évolue, si l’on s’initie, on se transforme : on n’est donc plus reconnaissable intégralement – Platon cite les ailes comme symbole du mouvement, de la transformation. Alors que le symbole, à l’origine, est là pour m’aider à me reconnaître, hors du temps, archétypal, fixe. »
(Entretien pour Nouvelles clés)

Identité culturelle

…La recherche de l’identité culturelle – qui est aujourd’hui la grande préoccupation des minorités et des anciens peuples colonisés – n’est pas du tout une recherche archaïque. Il n’y a rien d’archaïque dans le fait de vouloir comprendre qui l’ on est. Il s’agit d’un problème qui, de tout temps, fut d’actualité. En revanche, je crois que la rencontre, la solidarité, l’alliance ou l’union des peuples, ou des nations, ou des états, ou des communautés, quelles qu’elles soient, ne peut se réaliser sans le respect de leurs particularités respectives et non par le nivellement. On ne peut augmenter sa puissance en renonçant à sa personnalité. Le fait de connaître ses racines, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe, ne veut pas dire que l’on recule, que l’on s’éloigne du présent, cela veut dire au contraire – pour rester dans la métaphore botanique – savoir quelles feuilles pousseront sur les branches.

Desmos, n° 27, 2007

Démocratie

Nous sommes saturés de démocratie et pour cette raison même, on est en train de la tuer, ou tout au moins de l’affaiblir. C’est une source la démocratie, elle doit naître des gens qui sont concernés, donc se renouveler à chaque génération, évoluer sans cesse selon les conditions sociales. On emploie ce mot un peu comme on emploie le mot communion quand on est dans une église, or c’est souvent très factice. Je pense qu’il faut réinventer une façon de vivre la politique, non pas de la faire mais de la vivre, parce que la politique appartient à tout le monde, elle n’appartient pas uniquement aux politiciens. Notre santé aussi nous appartient, les médecins sont là pour la contrôler mais elle dépend tout autant de nous. La démocratie c’est pareil, c’est une santé collective qui dépend de chacun de nous.

Modernité

La modernité appartient à un cycle, alors que la mode n’en n’est qu’un moment. La vision réelle de la vie, c’est la totalité du cycle. La modernité c’est le long terme, qui a commencé avec le siècle, c’est un ensemble. La mode, qu’elle soit littéraire ou vestimentaire ne dure parfois qu’une saison. Dans notre société rien ne nous distingue, au contraire, tout porte à nous confondre parce que c’est une société du paraître et de l’apparence, et il n’y a rien de tel que la mode pour confondre le superficiel et le profond.

Remise du prix Jacques Lacarrière 2018

Remise du Prix littéraire Jacques Lacarrière à l’Institut du Monde Arabe

Le 10 décembre 2018, le jury de cette première édition du Prix littéraire Jacques Lacarrière, présidé par Gil Jouanard, réuni dans la bibliothèque a récompensé l’auteur Jean-Luc Raharimanana pour son livre Revenir, paru aux éditions Rivages en mars 2018.

Accueilli par Jack Lang, président de l’IMA, Maati Kabbal, responsable des jeudis de l’IMA, Jalila Bouhalfaya, directrice de la bibliothèque, Vincent Guichard, directeur général de Bibracte, Benoît Boutilié, secrétaire général et Eloïse Vial, archéologue, responsable de l’action culturelle à Bibracte.

En ouverture, présentation du Prix par Gil Jouanard

Et la lecture d’un poème de Jacques Lacarrière dédié à Eloïse Vial La lumière éblouit l’invisible avec Sylvia Lipa-Lacarrière accompagnée au violon par Charles Mathieu

Si la plupart des écrivains confinent leur œuvre dans les limites d’un genre littéraire précis, parfois même dans celui d’une thématique, il n’en va pas de même de Jacques Lacarrière. C’est même tout le contraire : il échappe à la notion de genre comme à celle de catégorie et même de thème favori.
Après avoir été un lecteur passionnément éclectique d’ouvrages d’érudition, de traités spécialisés et de fictions romanesques, aussi bien que de poésie et d’œuvres dramatiques, il est devenu à son tour un prodigieux écrivain battant pavillon cosmopolite et spécialiste de tous les genres réunis, sautant de l’un à l’autre avec une maestria probablement sans égale dans notre littérature. Poète et conteur, penseur et espiègle, érudit et improvisateur. Tout comme il fut, dans sa vie, contemplatif et actif, marcheur de plein vent et méticuleux scrutateur de son intériorité et de sa mémoire. Lyrique, puis hardi explorateur ou scrupuleux spéléologue des labyrinthes de la nature humaine. Historien et entomologiste, marcheur de fond et flâneur de proximité. Quêteur de traces du sacré spirituel et terrestre, toutefois jamais affilié à une religion ou à une idéologie, libre penseur faisant son Dieu de toute la nature.
Il fut aussi l’ami simultané de Grecs et de Turcs, d’Israéliens et de Palestiniens, Carnute burgondisé, mais aussi gnostique et agnostique, moine du mont Athos et Bogomile post-mazdéen.
Physiquement, spirituellement et mentalement, il était ici, quand on le croyait là ; on pensait l’y avoir rejoint, voilà qu’il était encore ailleurs. Comme s’il avait cherché à débusquer la pierre philosophale ou à résoudre l’énigme de la quadrature du cercle.
Il aurait été utopique de chercher à dénicher l’oiseau rare, ou plutôt le cas d’espèce qui eût été à la fois insecte sous l’écorce et Jason argonaute, ascète et gourmand, aventurier et ermite, lyrique et humoriste, conteur et philosophe, naturel et sophistiqué.
Mais, par bonheur, nous avons reçu nombre de candidatures qui entraient avec bonheur dans une ou l’autre de ces tonalités réunies, d’ordinaire perçues comme incompatibles entre elles. Et, compte tenu de la grande qualité des ouvrages proposés, ce ne fut pas une mince affaire de désigner le premier des lauréats de ce prix Jacques Lacarrière, dont nos amis de Bibracte ont eu la généreuse et très opportune idée de prendre l’initiative.
C’est pourquoi je les remercie, en mon nom, en tant que président de Chemins faisant, au nom de Sylvia Lacarrière et au nom de tous les membres actifs de notre association, ou plutôt de notre confrérie des amis de l’espiègle « insecte protée », ainsi que je me suis permis de désigner Jacques.
Pour mieux vous faire savoir quelle fut notre bienheureuse difficulté à désigner un lauréat, parmi la riche diversité des candidatures, je vais à présent donner la parole à ceux des membres du jury qui ont accepté d’expliciter leur propre choix et de coopter le nom, et l’œuvre, de celui qui nous a paru, par la qualité de son livre et par l’adéquation avec un des aspects du génie polymorphe de Jacques fidèle à cet esprit dont je viens de définir la diversité et l’éclectisme si fertile, digne d’inaugurer ce prix, le premier d’une série que nous espérons longue..
Bravo enfin, et merci, à l’équipe du centre archéologique de Bibracte, à son directeur, Vincent Guichard et, en tout premier lieu, à Eloïse Vial, qui fut la coordonnatrice infatigable de cette si belle initiative.

Gil Jouanard

Turquie, Kurdistan. Dans les pas de Jacques Lacarrière

Vendredi 12 octobre 2018 à 18 h 30 à la bibliothèque de Saône-et-Loire (Charnay-les-Mâcon) «Turquie, Kurdistan. Dans les pas de Jacques Lacarrière », lecture musicale à trois voix par Elie Guillou, Mahmut Demir et Sylvia Lipa-Lacarrière pour approcher tour à tour la réalité crue de la guerre entre Kurdes et Turcs, la poésie mystique de Yunus Emere et les mélodies d’Anatolie.

Plus d’informations