Le Bernard-l’hermite ou le Troisième Voyage

Il existe tant de façons de voyager – plus en tout cas que de couleurs dans l’arc-en-ciel, que pour les dénombrer, mes doigts suffisent à peine. Eliminons d’emblée un certain nombre de voyages : le voyage d’affaire (celui du représentant), le voyage d’amour (limité à deux et le plus souvent à Venise), le voyage civil forcé (l’exilé, le déplacé, le déporté), le voyage militaire forcé (guerre), le voyage d’aventure (l’explorateur), le voyage d’agrément (tourisme), le voyage clandestin (espionnage), le voyage scientifique (archéologue, géologue, ethnologue), le voyage militant (tournées électorales à l’île de la Réunion par exemple), le voyage missionnaire (prêtres et pèlerinages. A quoi il convient d’ajouter le voyage du diplomate et celui de l’enseignant ou technicien en poste à l’étranger qui tiennent, selon des portions variables pour chacun, du voyage d’affaire, du voyage officiel ou du voyage missionnaire.
Lequel ai-je pratiqué de ces voyages ? Aucun. Il y a longtemps que j’ai opté pour le seul qui vaille, le treizième voyage. En quoi consiste-t-il ? Il se situe exactement à l’opposé du voyage éclair. Mais comme il n’existe pas en français un terme unique pour désigner un « déplacement de longue durée à caractère non orageux », je le nommerai : voyage au ralenti, flânerie, musardise. Il consiste à visiter le plus lentement possible êtres et choses, à fréquenter patiemment leur histoire, s’immiscer posément dans leur vie intime. Voyage d’apprentissage, donc, philosophique en somme : devenir apprenti d’Ailleurs, compagnon du Lointain, au sens où l’on entendait compagnon au siècle dernier, celui qui parcourait chemins et villes pour connaître un pays et acquérir en même temps une formation professionnelle. Ainsi ai-je fait pour ma part des années durant pour apprendre l’Ailleurs et me rapprocher du Lointain : j’ai parcouru la Grèce, l’Egypte, le Proche-Orient, la Tunisie et le Maroc avec pour compagnon et pour Mère, la Méditerranée.
Le but alors d’un tel voyage ? Aucun si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement, le plus substantiellement possible. Se vider, se dénuder et une fois vide et nu s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguins des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un Bernard-l’hermite. Mais un Bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : « crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez soi dans la coquille des autres ». Oui, pensons bien au Bernard-l’hermite. A ce symbole de liberté dans la jungle du fond des mers. A son indifférence à toute carapace originelle et à tout habitat permanent. A sa façon d’être chez lui dans la première coquille venue. De s’approprier en somme le squelette de l’histoire des autres.
L’écrivain voyageur, lui, ne s’approprie rien, si ce n’est éventuellement le langage des autres, en comprenant et apprenant leur langue. Pour pouvoir dire à lui seul et à deux voix le grand poème du monde.

Les voix du monde

Lorsque les premières fouilles archéologiques débutèrent en lraq à la fin du siècle dernier sur l’emplacement de Babylone pour se poursuivre par la suite sur les sites d’Ur, Uruk, Lagash et Nippur, nul certainement ne s’attendait à retrouver au coeur de ces sables oubliés le pays même de la Genèse. Nul non plus ne s’attendait à découvrir dans les ruines des principaux palais des milliers de tablettes en écriture cunéiforme narrant la création du monde et la vie de l’homme antédiluvien.

S’il est un pays et un peuple dont l’histoire remonte au Déluge et même au-delà, c’est bien l’lraq et le peuple iraquien ! Nous autres Européens pensions, jusqu’au seuil de ce siècle, devoir ce que nous sommes aux Grecs et aux Latins et aussi, par l’entremise du christianisme, aux textes et aux enseignements de la Bible. Notre généalogie spirituelle remontait ainsi jusqu’aux patriarches bibliques, jusqu’à Noé et Abraham mais elle s’arrêtait là. Au-delà, commençait l’ère quasi mythique de la première humanité, du Déluge, d’Adam et de l’Eden. Et voici que les fouilles, les découvertes, voire les révélations faites en pays d’lraq font remonter nos vrais ancêtres jusqu’à ceux de Noé lui-même, ses ayeux akkadiens et sumériens du nom de Ziusudra et d’Oum Napisthim et leurs héros contemporains du nom de Gilgamesh et Enkidou. Car c’est d’eux que d’une certaine façon nous procédons, ce sont eux les premiers et véritables fondateurs d’un monde qui est encore le nôtre’ Cette généalogie, cette aventure menées aux confins de nous-mêmes, on peut la lire dans le plus vieux et le plus passionnant des récits mésopotamiens qu’est L’Épopée de Gilgamesh relatant le règne, les conquêtes, les aventures de ce roi fabuleux et aussi, et surtout, celles de son vieil ami Enkidou. Pourquoi cet engouement pour Gilgamesh et Enkidou ? Parce qu’avec ce dernier, nous assistons à la naissance d’un autre ou d’un nouvel Adam, même s’il n’est pas donné dans ce récit pour l’ancêtre de l’humanité tout entière, disons d’un nouvel ancêtre de l’homme, ou plutôt de l’Homme, en tant qu’habitant conscient et responsable de cette terre et non en tant que simple créature de Dieu. Qui est donc Enkidou ? Un être de boue façonné par les dieux (comment s’y prendre autrement pour modeler un homme dans un pays d’argile, de sable et de potiers ?) afin de s’opposer à Gilgamesh, roi brutal et jouisseur, qui tue et viole sans scrupules. Lorsque naît Enkidou, il se trouve livré à lui-même, dans une nature sauvage avec les animaux pour compagnons. Comme eux, il broute l’herbe et vit à quatre pattes. Les dieux décident alors qu’il est temps de l’humaniser. Et pour ce fait, qu’imaginent-ils? De lui procurer une femme pour le séduire et l’éduquer. lls lui dépêchent une courtisane qui aura tôt fait de lui faire quitter ses amies les gazelles pour les délices de l’amour humain. Puis elle l’emmènera vers la ville où il Continuera et perfectionnera son apprentissage. C’est ainsi qu’il deviendra l’ami de Gilgamesh qui l’entraînera dans ses combats, ses luttes et ses orgies. Mais parce qu’il sent déjà en lui la naissance d’un homme accompli, c’est-à-dire d’un homme exigeant, Enkidou se lassera très vite de la guerre et des fêtes. ll sait ou sent que la vie ne consiste pas en cela et s’interroge sur son sens. ll devine même l’existence -qu’on lui a cachée- de la mort dont il pressent la venue prochaine. Ainsi, dans le cours de sa courte vie, Enkidou aura connu l’aventure fabuleuse d’une créature de Dieu en l’exacte et troublante pose du Penseur de Rodin, oui, un Enkidou pensif, ébloui mais sans doute aussi terrorisé par l’aventure inattendue d’être né homme !
Tout cela, dira-t-on, c’est de l’histoire ancienne, une histoire qui n’intéresse plus que les esthètes ou les archéologues. Voire. L’lraq, c’est vrai, a connu depuis tant de conquêtes et tant de guerres, tant de victoires et de défaites, tant de peuples et d,ethnies nouvelles, aussi tant d’horizons et de frontières changeantes, que la coupure due être radicale avec les splendeurs et les fastes d’Ur, de Nippur ou de Babylone. Beaucoup de conquérants et d’occupants ont en effet laissé des empreintes durables sur le sol et dans la mémoire, et certains, des descendants toujours vivants t Mais c’est cela qui fait un pays véritable, ce tissage, sinon métissage, de peuples, de langues, de religions et de coutumes, cette mosaïque humaine qui se dessine du sud au nord, du golfe persique à la frontière syrienne, des mandéens aux yazidis, en passant par les Turcomans, les Kurdes, les Arméniens et bien sur les Arabes, qu’ils soient sunnites, chiites ou même chrétiens. C’est tout cela qui aujourd’hui constitue l’lraq. Mais comment devant certaines images ne pas penser à d’autres très anciennes, parfois figurées dans les temples ou sur les stèles, des images qui disent, avec la même force et la même émotion, les horreurs de la guerre, la détresse des populations?
Un texte magnifique, écrit il y a plus de quarante siècles, nous parle déjà de cela, du malheur fondant du ciel sur les villes et leurs habitants, des vaines supplications de ceux qui souffrent, des efforts impuissants pour arrêter en marche la malédiction du ciel et des dieux. Ce texte saisissant, qui me paraît plus que jamais actuel, s’appelle Les Lamentations sur la ville d’Ur que les dieux ont décidé d’anéantir. La déesse protectrice de la ville, nommée ici la Souveraine, essaie de les en dissuader mais en vain. Alors, elle s’écrie :

Quand l’orage viendra frapper la ville,
Quand l’orage viendra ruiner la ville,
Quand il brûlera et ruinera ma ville,
Quand il brûlera et ruinera la cité d’Ur,
Quand il sera dit que mon peuple devra succomber,
Ce jour-là, je resterai à ses côtés.
Devant le dieu du ciel, je répandrai mes larmes,
Devant le dieu Enlil, je me ferai sa suppliante,
Je lui dirai : « Enlil, ne ruine pas ma ville ! »
Je lui dirai : « Enlil, ne ruine pas la cité d’Ur! »
Je lui dirai : « Enlil, ne détruis pas mon peuple ! »

Enlil n’écoutera pas sa prière et la ville sera anéantie. Paroles, mots, cris anciens sans nul doute mais aussi paroles et mots de maintenant. Quarante siècles plus tard, un poète lraquien d’aujourd’hui, né dans le sud du pays, tout près des ruines de la ville d’Ur, fait écho aux cris de la déesse en reprenant presque ses mots, ses images et surtout sa déploration. En sa courte vie, aussi courte que celle d’Enkidou (il est mort au Koweit en 1964 à l’âge de trente-sept ans), il n’aura cessé d’écrire sur son village de Djaykour dont le nom revient comme une litanie, comme la double et tragique image du paradis et de l’enfer. Retenez son nom, aussi beau et aussi nécessaire que celui d’Enkidou pour comprendre l’Iraq, celui d’il y a quarante siècles comme celui d’aujourd’hui car le poète se refuse à déchirer son coeur et à scinder son âme entre les deux : il se nomme Badr Chaker Es-Sayyab. Et qu’écrit-il sur Djaykour ?

Djaykour qui verdoie
l’après-midi caresse la cime de ses palmes
d’un soleil de chagrin.
Le sommeil me trace vers Djaykour une route
partant du coeur à travers souterrains, ténèbres et forteresses,
tandis qu’à Babylone dorment les danseurs
avec le fer des armes acérées
et qu’aux deux jardins la buée de l’or, haletante,
brouille dans les yeux des avares la récolte des faims.

Djaykour qui verdoie,
l’après-midi caresse
la cime des Palmes
d’un soleil de chagrin.
Et mon chemin vers elle est pareil à l’éclair
apparu disparu puis revenu intense illuminer la ville,
mon bras par lui déshabillé de pansements,
ses plaies semblent brûlures.

Poème de l’exil, de l’espérance assassinée. Es-Sayyab a porté l’Iraq en lui-même dans tous les lieux de ses exils. C’est là le privilège, si l’on peut dire, de ceux qui par leurs paroles et leurs chants, deviennent porteurs du pays lui-même, quand ils sont contraints de le quitter, pour des raisons le plus souvent économiques ou politiques. On sait bien qu’un pays est souvent plus vivant, plus présent par la voix des poètes exilés ou emprisonnés. Parce que dans l’exil cette parole devient libre, porteuse de toute l’intensité que confère l’absence et la liberté aussi d’écrire sans contrainte.

Lorsqu’on a vu les palmeraies de Bassorah ravagées par la guerre, on ne peut là encore s’empêcher de penser à Es-Sayyab et à Djaykour. Lui qui savait et espérait que ce village, si près du paradis originel, aurait pu devenir le foyer de tous ceux qui se retrouvent, se reconnaissent dans le rêve d’Enkidou, quand il songe que l’homme n’est fait ni pour violer les femmes, ni violenter les autres, ni faire violence au monde. Palmeraies – celles du moins qui sont encore intactes -, boues fécondes et lourdes des marécages en l’estuaire des deux fleuves, obstination du Tigre et de l’Euphrate à tracer sur le sable le cadastre et l’épure du paradis perdu, larmes aussi de la Souveraine implorant le dieu du ciel Enlil pour protéger la population de sa ville de l’apocalypse à venir (colère divine ou missiles humains). Quelle parole trouverait-elle aujourd’hui pour implorer les Grands de cette terre (car s’adresser directement au ciel me semble suranné) ? Je crains que les hommes de pouvoir, ces Grands qui sont les nouveaux -mais éphémères- dieux du présent ne soient, comme Enlil, des ombres brutales et cyniques. Et que, comme celle du dieu, leur réponse sera – et fut – : pas de pitié !

Toujours tu pleureras l’Iraq
tu n’as rien d’autre que tes larmes
que ton attente – vaine – des voiles et des vents.

Derniers vers d’un poème d’Es-Sayyab qu’il a intitulé Étranger sur Ie Golfe. C’est bien en lraq que tout est né, non seulement Enkidou, le premier humain à contenir en lui l’histolre tout entière de l’homme mais aussi – et hélas ! – la mort. Ce sont les dieux de Sumer qui inventèrent la mort, dans des circonstances que narre avec mille détails le Poème d’Atrahasis ou Poème du Supersage. Car on doit cela aussi à l’Iraq. Notre naissance. Et notre mort.

Voix du monde

Notre temps s’est réduit à un présent perpétuel, notre espace s’est rétracté jusqu’à devenir cette voix d’homme, neutre, proche ou lointaine, annonçant les crimes et les exécutions commis. Cette voix intervient dans ma vie comme celle d’un récitant antique qui narre l’horreur sans y participer et nous maintient par force, par essence, dans notre condition d’auditeur, de spectateur passif de l’horreur. Aujourd’hui c’est l’ailleurs qui vient visiter notre ici.

Solidaire-solitaire, jamais cette opposition n’est devenu aussi forte ni aussi évidente et tragique par la pseudo–présence de cet ailleurs en notre vie. Les télécommunications remplissent notre existence de milliers d’informations, elles peuplent notre cœur de milliers de frères inaccessibles (toutes les victimes de l’ailleurs), de milliers de voix et de cris tout proches en apparence mais aussi éloignés de nous, en réalité, que les dieux bleus des cieux indiens. Et cela est d’autant plus intolérable qu’à l’inverse des dieux indiens, ces voix nous crient de là-bas : au secours !

J.L., 1982

Le Bâton d’Euclide

Au cœur d’une ville, quoi de plus naturel, de plus indispensable même, qu’un bâtiment nommé bibliothèque ? Cette évidence mit pourtant très longtemps à s’imposer puisqu’il fallut attendre la fondation d’Alexandrie pour qu’apparaisse le premier édifice destiné à recueillir, conserver et cataloguer les œuvres écrites des siècles antérieurs. Pour que soit, en somme, édifié le premier monument conçu pour engranger toute la mémoire du monde. C’est à Ptolémée Sôtêr, premier souverain grec d’Alexandrie, que l’on doit cette fondation essentielle, car c’est bien de fondation qu’il s’agit. La Bibliothèque offrait à un certain nombre de poètes, philosophes et savants la possibilité de travailler et de résider sur les lieux en utilisant le fonds mis ainsi à leur disposition. Les savants furent les plus nombreux à profiter de ce lieu unique – géomètres, mathématiciens, astronomes – qui tous firent la gloire de la ville. Ce sont eux, surtout, que l’on rencontre dans le livre de Jean-Pierre Luminet, lui-même astrophysicien, auteur d’ouvrages sur les trous noirs et, plus récemment, sur « l’Univers chiffonné », ce sont eux que l’on croise tout au long des salles et des couloirs dans le roman qu’il consacre à la Bibliothèque. Il en présente l’histoire à cette heure cruciale où les armées arabes, menées par le général Amrou, campent aux portes de la ville et s’apprêtent à la piller et à en brûler tous les livres. Les derniers responsables des lieux en évoquent alors – pour tenter d’éluder ou retarder l’inéluctable – les moments essentiels et les savants célèbres.

C’est ainsi que l’on rencontre, à mesure que les siècles passent, tous ceux qui ont donné à la géométrie et à l’astronomie leurs lettres de noblesse : Eudoxe de Cnide, Aratos, Euclide, Aristarque, Archimède et surtout Ératosthène, qui réussit à calculer, à un iota près, le diamètre exact de la Terre, et Hipparque, ce génial visionnaire qui découvrit la précession des équinoxes. Surgissent alors, au long des pages et des évocations, les images d’un ciel et d’un monde nouveaux, restitués à la mesure de l’homme parce que dépouillés en partie de leur mystère divin, l’image d’une Terre qui a perdu sa platitude pour devenir une sphère dans l’espace, d’une voûte où les astres dessinent des figures lumineuses et surtout prévisibles.

Bref, les prestiges d’un regard auroral sur la réalité du monde. Avec, au terme de ce cortège d’ombres illustres, la silhouette de la belle, de l’incomparable Hypatie, cette mathématicienne du IVe siècle après J.-C., auteur de très savants ouvrages sur les nombres et les figures, qui mourut lapidée par des moines chrétiens fanatiques. Car cela fait aussi partie, hélas, de l’histoire d’Alexandrie, de sa Bibliothèque extraordinaire, de cette ville qui disparut pillée, dévastée, incendiée par tous ceux – chrétiens et plus tard musulmans – pour qui les mots science et culture étaient intolérables. En ce sens, Le Bâton d’Euclide est le plus bel hommage que puisse rendre un astronome, et un poète d’aujourd’hui, à ses prédécesseurs alexandrins, à qui nous devons la première image d’un ciel qui est toujours le nôtre, celle d’un univers infini et pourtant mesurable.

Le Bâton d’Euclide
Images du ciel
Jacques Lacarrière, Le Monde des livres, 13.06.02

La responsabilité de l’écrivain

À un âge que je ne me hasarderai pas à fixer avec précision mais qui devait coïncider avec le début de mon adolescence, je me souviens que j’eus un jour une sorte de révélation en écrivant mon nom sur la copie que je devais rendre le lendemain au lycée à mon professeur. Ce nom, je l’avais écrit maintes fois, comme tous les autres élèves, mais ce jour-là je me mis à le répéter, machinalement, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il perde tout sens et surtout toute familiarité: LA-CAR-RIERE. Ces trois syllabes m’apparurent soudain ridicules et absurdes. Ce qui, pour moi, sans que jamais je n’y réfléchisse, avait été une identité et une reconnaissance, la part familiale et publique de moi-même, devenait soudain un son, un écho, un vide. Du coup, je me mis à réfléchir sur tout ce qui, en fait, ne m’appartenait pas, ne venait pas de moi, mais des autres, sur tout ce qui m’avait paru jusqu’alors évident, naturel, presque fatal et qui en fait n’était que le fruit du hasard: ma naissance, mon sexe, mon enfance, la couleur de mes yeux, ma langue maternelle, ma famille, ma religion… Ce jardin lui-même qui, pendant des années, m’avait paru aussi naturel, aussi fatidique que la terre et le ciel, ce jardin lui-même m’apparut alors comme un décor analogue à ceux du théâtre: on les aime ou on ne les aime pas, mais on ne les a pas choisis.
Ainsi, la quasi-totalité de ce qui m’entourait, de ce qui m’avait fait (et de ceux qui m’avaient fait), aussi de ce qui me constituait, moi, par rapport aux autres, avait été imposé par le hasard : nom, lieu, langue, siècle, milieu social. Ni même la couleur de mes yeux ne m’appartenait pas. Alors, que me restait-il à choisir en ce monde? Je me demande si ce n’est pas à partir de ce jour que je décidai de choisir au moins ce qui demeurait encore vierge et libre: l’avenir. Mon passé était décidé, mon présent gravement compromis. Restait l’avenir. Je serai écrivain. Je compris vite que cela, au moins, était une décision personnelle et libre à la réaction de mon père. Lui, avec qui je ne m’étais jamais disputé, me dit la seule chose blessante, ou du moins non complice, quand, vers l’âge de 16 ans, le bac étant passé, je lui appris que j’allais partir à Paris faire des études de Lettres (et non travailler avec lui) : « Je ne t’empêcherai pas, me dit-il, bien que je puisse le faire car tu n’es pas majeur et je suis responsable de toi. Va vivre ta vie mais ne viens pas me chercher si tu es dans le pétrin. Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même » !
Je ne peux pas ici rentrer dans le détail des années qui suivirent mais où se forgea nettement le sentiment précis de la responsabilité. Je m’aperçus assez vite que les contraintes du hasard que je résume par naître à Limoges au XX » siècle, grandir dans un jardin à Orléans, avoir les yeux bleus, m’appeler Lacarrière, laissaient tout de même en moi une part de liberté. Ma langue de naissance, par exemple, le français, je pouvais me contenter d’en faire usage comme tous les Français, de la refuser en vivant à l’étranger ou, au contraire, de l’intensifier en l’utilisant comme l’instrument même de ma vie et de mon métier. De ces choix-là, j’étais entièrement responsable et le tableau, finalement, n’était pas aussi sombre qu’il apparaissait. Même la couleur de mes yeux, sur laquelle je n’avais pas prise (et que de toute façon j’appréciais) me laissait une certaine liberté de manœuvre et constituait même quelquefois un atout dans mes entreprises (nombreuses) de séduction. Et puis enfin, bleus, ocres, ou noirs, les yeux sont là surtout pour voir le monde qui vous entoure et il n’appartenait qu’à moi d’augmenter ou d’amoindrir leur pouvoir visuel.
Et la réflexion que je peux aujourd’hui tirer de cet exemple (et que je tirais déjà alors) était quant aux yeux: je suis irresponsable de leur couleur mais je suis responsable de leur regard. Je suis irresponsable de mon sexe (n’ayant choisi ni de naître ni d’être mâle) mais je suis responsable de l’usage que j’en fais. Ainsi chacune des contraintes des champs d’irresponsabilité qui m’avaient tant marqué dans mon adolescence se doubla par la suite d’une frange de liberté possible qui en limitait la fatalité. Je n’avais pas choisi mon sexe mais je savais – j’ai su très tôt – qu’il y avait une façon responsable et irresponsable de s’en servir.
Et pour le reste, ce qui n’est pas physique ni génétique, dirions-nous aujourd’hui? L’écriture par exemple. Ecrire n’est pas en soi un acte responsable. Si on se contente de noircir des feuillets pour raconter sa vie intime et de les enfermer dans un tiroir, on se contente d’être un narcisse déguisé en scribe. Ce qui est responsable, c’est de publier. Dire publication c’est dire : rendre public. Dès l’instant où le texte – né dans l’intimité de l’ombre et de la solitude – arrive à la lumière de la publication (et de sa sœur siamoise, la publicité), il cesse d’être un acte secret, il appartient à ses lecteurs. A ce propos, une réflexion annexe qui clarifiera peut-être cette question de la responsabilité. Pour les Grecs anciens, la notion de responsabilité ne commençait qu’avec un acte, un écrit ou une parole publics, c’est-à-dire entendus ou connus par tous. On pouvait penser pis que pendre de son voisin, du chef de l’Etat, de ses supérieurs à l’armée, rien n’avait d’importance tant que, comme le pense très souvent Homère (et cette métaphore me paraît lumineuse) : « la pensée ne devient mot que si elle franchit la barrière des dents ». Seule la profération – et la profération publique – relève de la responsabilité. Nul n’est responsable de ses pensées cachées ni de ses actes non commis. A l’inverse, tout-à-fait à l’inverse de ce qui arrivera plus tard avec la morale chrétienne ou comme le dit Jésus, grosso modo : il suffit de désirer en pensée la femme que l’on voit passer pour être en état de péché. Pour les Grecs, être responsable c’était savoir ce que l’on devait garder pour soi ou extérioriser devant les autres. Avec le christianisme, on est responsable – et donc – coupable – dès le for intérieur, comme on dit.
Et l’écriture? Dans un pays comme le nôtre où la liberté d’expression est quasiment presque totale, cette liberté implique justement une responsabilité égale en dimension et en portée. Mais en même temps elle a fatalement ses limites. Essayons de les définir à la façon dont les anciens Egyptiens, dans le Livre des Morts, imaginaient la plaidoirie du défunt devant le dieu Osiris, qui présidait le tribunal des juges infernaux. Le défunt devait énumérer 42 actes qu’il avait commis ou non commis, selon les coutumes de la société égyptienne. Je n’irai pas jusque-là mais j’essaierai moi-même d’être aussi précis, sincère et responsable que possible :
Dans aucun de mes livres, je n’ai cherché, même dans des romans à caractère fatalement suggestif, à influencer la lecture du lecteur éventuel mais à respecter sa vision personnelle et même à l’entraîner. Un écrivain n’est ni un mage ni un gourou. Une écriture responsable doit éveiller, enrichir la lucidité du lecteur.
Dans aucun de mes livres, je n’ai cherché à persuader ni à convaincre mais à témoigner. Témoigner de ce que j’ai vu, témoigner de ce que j’ai imaginé. Témoigner du visible et de l’invisible, ou, si l’on préfère, du réel et de l’imaginaire. Un écrivain responsable doit être le témoin de ses doutes autant que de ses certitudes. Il est là non pour impressionner mais pour accompagner le lecteur.
La liberté de l’expression, de l’écriture implique aussi celle du lecteur. Faisons bien attention à cela : un écrivain responsable ne doit être ni un flatteur ni un courtisan. Il n’y a pas d’obséquiosité possible avec les idées. Autrement dit, un écrivain responsable est aussi quelqu’un qui est là pour dire aux gens ce qu’ils se refusent à entendre. Un écrivain responsable doit être. s’il en est capable, un enchanteur. mais plus encore un éveilleur.
Avril 1997

Lettre à mon fils

… Quels que soient mes choix personnels et plus tard ceux qui seront les tiens, reste à créer ce que nous devrons vivre, ici et maintenant, sur cette terre et avec les autres. Reste l’essentiel de la vie : devenir pleinement un homme. Accomplir ce que l’on juge inaccompli, en soi et autour de soi. Parfaire ce qui est imparfait, en soi et autour de soi. Bien sûr les voies recommandées, les voies recommandables, sont d’abord celles de l’amour et de la compassion. Mais aussi celles de la vigilance et de la solidarité. Celles de l’élan et de la générosité. Celles de l’éveil et de la lucidité.

S’il faut en croire les astrologues, nous sommes, et pour très longtemps, entrés dans le règne et l’ère d’Uranus, la planète de la violence gratuite et arbitraire, la planète du terrorisme par excellence. C’est là, sache-le bien, le nouveau et terrifiant visage du Dragon. Son feu est celui des bombes, ses ailes celles des missiles et son corps, la carcasse des voitures piégées. Si terrifiant et si rusé soit-il, je crois pourtant qu’on peut le vaincre si l’on croit pleinement et passionnément en ce monde, si on croit à ceux qui nous sont proches comme à ceux qui nous sont lointains, à ceux que l’on connaît par le hasard de la naissance et de l’éducation comme à ceux que l’on a choisis de rencontrer et de connaître. Il faut aimer le monde, si l’on veut le parfaire. Les révolutions ont échoué – j’entends les révolutions politiques – parce que toutes voulaient changer, parfaire le monde alors qu’elles le haïssaient. Méfie-toi aussi du détachement. Détache-toi de l’inessentiel, des mirages que proposera ce monde de gaspillage et d’égoïste enfermement, mais attache-toi au contraire à ses faiblesses et à ses fragilités. Affranchis-toi de ce qui paraît rapporter. Il y a tant de beautés sensibles et secrètes en ce monde et surtout tant d’étonnants mystères qu’il importe de respecter !

Dans quel état reviendrez-vous ?

Selon vous, que se passe-t-il après la mort ?
Rien. Sauf exeption.

La réincarnation vous semble-t-elle possible ? Quel sens a-t-elle pour vous ?
Quand Bouddha connu l’illumination sous l’arbre de Bodhgaya, il vit défiler sous ses yeux tous les mondes passés, présents et à venir. Il ne pu donc manquer de prendre connaissance de l’Origine des espèces de Darwin e d’être impressionné par sa teneur. La réincarnation est à mes yeux la forme asiatique et précoce de la théorie de l’évolution.

Si vous vous réincarniez, quelle forme aimeriez-vous prendre ?
Mâle de Bonelie. Fonction principale : parasite sexuel. Les Bonellies sont de beaux vers marins appartenant (comme chacun sait) au groupe des vers coelomates métamérisés, sous-groupe des échiuriens.
Le mâle (qui mesure 1 0 3 millimètres) vit entièrement dans l’utérus de la femelle (qui, elle, mesure près d’un mètre) et a pour unique fonction de la féconder. Il s’acquitte à merveille de sa tâche, si l’on en juge par les millions de Bonellies femelles qui brillent près des rivages par les nuits sans lune, comme les noctiluques. (Les noctiluques, elles, sont des réincarnations probables de gardiens de phare négligeants.)

Colline

… Sacy n’est évidemment ni Vézelay, ni Tolède, ni Jérusalem. L’histoire n’y a fait que d’anonymes apparitions, lieux-dits en place de hauts lieux. Ce qui est l’essentiel réside moins dans le passé ou les croyances que dans cette frange qui va du sol au ciel immédiat, des cultures à l’espace habité par le dieu fantasque du temps. Ce dieu-là est le seul auquel on croit ici, celui qui commande aux orages, aux nuages, aux giboulées et aux rosées, à l’arc-en-ciel et aux halos, ce dieu qui a nom
Météo. Entre ces durées complémentaires, le temps qu’il fait, le temps qui passe, y a-t-il place pour une éternité ?
N’ayant pas devant moi les pentes de I’Himalaya ni les hauts plateaux du Tibet, je dois donc me contenter pour mes méditations de ces collines peu mystiques, de ces courbes plutôt terre à terre. Et puis, on n’a que rarement dans un village I’occasion de converser sur la méditation transcendantale, la notion de dhârma ou le rappel de soi. Au XVIIIe siècle, nous dit Rétif de la Bretonne qui est natif de Sacy, le maître de maison lisait chaque soir des pages de la Bible devant le feu pour l’édification des enfants et des domestiques. Aujourd’hui, on regarde plutôt la télévision, on feuillette le journal local, mais on ne lit guère, on ne lit pas du tout le Shiva Purâna ou le Tao-te-King. Ainsi, tout en participant familièrement, familialement, à la vie du village, me retrouvé-je toujours seul devant l’essentiel. Mais qu’importe le lieu, le temps, les circonstances où l’éveil peut se faire. J’ai choisi de vivre ici, j’ai choisi d’y écrire.
… Mon rocher, ma maison ancrée dans la terre de Bourgogne, je sais que je peux la quitter à tout moment, n’étant pas un mollusque ni un homme à coquille. Car elle n’est pas pour moi un lieu d’enfouissement, de repli ou d’hibernation. Elle n’est pas un enclos qui exclurait l’ailleurs mais une évasion immobile, une halte dans mes errances et aussi un voyage dans une durée autre.
… Besoin de me rassembler avant de repartir. De
réapprendre l’immobile avant l’errance. De me
réajuster à l’impassible. A quoi donc servirait de parcourir le monde si j’ignore tout de la colline qui jouxte ma maison ? Enfant, je voulais déjà inventorier toutes les fleurs, toutes les plantes de mon jardin. En surveiller les moindres insectes. Dénombrer l’infini en somme, le grouillement, énumérer la multitude, apurer la profusion des choses. Il m’est resté de cette époque un goût microscopique pour le monde, la passion de l’infime, le désir de devenir un jour le géographe des brindilles.

… Et aujourd’hui je ressens devant la colline le même besoin d’imprégnation. Le même besoin de la connaître, de l’assimiler, de me l’incorporer totalement avant de rencontrer des collines étrangères – et qui sait, indifférentes, voire agressives. Sans elle, sans ce poids d’herbes qu’elle donnera à mes images, j’aurais l’impression d’être plus vulnérable. Ce sont là mes bagages, mes vrais bagages quand je voyage : ce jardin – espace zen de mon arrière-mémoire – et cette colline qu’en moi je porterai pour me défendre des platitudes du voyage. Ainsi assuré en mon être, je peux partir ou repartir nanti désormais d’un signe et d’un sceau dans ma vie. D’ailleurs, pourquoi cette colline ne serait-elle pas mon « tertre d’Héliopolis », mon « éminence de Karnak », le centre et l’émergence de mon univers provisoire, surgie au cœur de la Bourgogne de quelque Nil imaginaire, cette colline, banale, anonyme, émergée et bientôt immergée en moi, cette Atlantide d’herbes et de senteurs ?

Jacques Lacarrière (Sourates parues aux éditions Fayard, extraits de la « sourate du village » et de la « sourate de la colline »

Je suis un chercheur de vérité

Je suis un chercheur de vérité… Comme Hérodote, quand il découvre les Perses et les Indiens, je suis curieux et j’aime prendre mon temps. Mais je n’ai jamais voyagé pour écrire. Mes voyages consistent à m’inclure dans les gens que je rencontre, à être à l’écoute. Ce sont des voyages désorganisés. Je ne me laisse pas non plus conditionner par mon éducation et ma naissance. Cela me permet de me sentir crétois ou égyptien. Ensuite, j’ai parfois envie de raconter ce que j’ai vu. Mes livres me représentent. Je suis dans le partage, en prenant mes chemins. Mais je dis aux autres : ne prenez pas les mêmes. Prenez les vôtres. Il faut s’inventer, il faut se multiplier et ne pas se laisser conditionner par sa naissance. Aujourd’hui, il est essentiel de connaître d’autres langues, d’autres cultures. Le système a tendance à nous enfermer dans notre identité. Il faut, d’une certaine façon, se « désidentifier ». »
Au cours d’une conversation peu après la parution de son recueil Axion Esti, le poète Elytis m’avouait que la raison profonde qui l’avait poussé à écrire ce poème était un sentiment « de non récompense » à l’égard de la Grèce. Il ne parlait pas évidemment de la Grèce antique mais de celle qui, depuis plus d’un siècle, mène un combat méconnu pour continuer d’être la Grèce et se construire un avenir. Et pour renouer le fil d’une mémoire interrompue sans que ce fil oblitère pour autant l’invention et les créations du présent. Non-récompense. Non-reconnaissance. Elytis avait parfaitement raison. Aujourd’hui encore, du moins jusqu’à ces toutes dernières années, la Grèce moderne continue d’être occultée par l’ombre de la Grèce antique, aux yeux des
étrangers. Sans doute, Elytis faisait-il allusion aux combats plus récents menés pendant la dernière guerre contre les Italiens et les Allemands et à ceux de la guerre civile, combats dont le pays émergea meurtri, mutilé, dans |’indifférence et même souvent dans l’ignorance totale de l’Europe.

Je sais bien qu’un poème, si génial soit-il, ne saurait à lui seul pallier cette méconnaissance qui a tant marqué l’histoire culturelle récente de la Grèce. Disons alors qu’il représenta, dans ce qu’on croyait à tort être un désert culturel, une des plus belles résurgences du génie grec. Désert, génie : sans doute ces mots sont-ils excessifs, l’un et l’autre, pour dire ou définir une littérature qui était surtout convalescente. Mais j’en fus témoin, directement témoin en France, dans les années de l’immédiate après-guerre : la littérature grecque était au sens propre lettres mortes aux yeux du public cultivé. Un seul nom s’imposa, dans ces années-là, faisant exception à cette loi du silence : Kazantzaki. Mais la littérature d’un pays ne peut se résumer à un seul auteur et il fallut attendre des années pour que d’autres noms, peu à peu s’y adjoi- gnent – certains d’ailleurs à la faveur d’événements politiques imprévus comme le coup d’Etat des colonels en avril 1967. Je pense ici aux poètes Séféris et Ritsos et pour les romanciers à Tsirkas, Taktsis et Vassilikos.
Aujourd’hui, le ciel s’est éclairci, grâce aux efforts des éditeurs et des institutions. ( – je pense notamment aux éditions Hatier et Actes Sud et au Centre de traduction littéraire de l’Institut français d’Athènes.). (Près d’une trentaine d’auteurs,) contemporains pour la plupart, sont désormais accessibles en traduction française, auteurs dont la diversité témoigne justement de la richesse des courants littéraires. La littérature grecque d’aujourd’hui n’a rien qui la désignerait comme exceptionnelle ou unique en regard des autres littératures de l’Europe. Simplement, elle est là, elle existe depuis au moins deux décennies et nul, en France, ne semblait le savoir. Elle commence à trouver – je dirais même à retrouver – sa place parmi les autres, révélant ainsi les multiples visages de la Grèce, ce pays minuscule, ce promontoire rocheux qui, disait Séféris, « n’a pour lui que l’effort de son peuple, que la mer et que la lumière du soleil mais dont la tradition est immense ». Puisque la langue grecque – il n’est jamais inutile ele le répéter – n’ayant jamais cessé d’être parlée, s’est transmise jusqu’à nos jours sans faille aucune.
Ainsi, l’injustice a cessé. La Grèce fait entendre sa voix. Mais les oeuvres, si originales ou novatrices qu’elles puissent être, ne suffisent pas à nous éclairer pleinement. Chacune d’elle est un affluent, un apport spécifiques mais, par là même, parcellaires. Une littérature ne se résume ni à ses auteurs ni à leurs oeuvres, ni à ses différents courants littéraire, mais s’étend à tout ce qui les englobe,les dépasse: un concert, une rumeur d’ensemble qui l’oriente et parfois même la signifie…
Ecritures d’un petit pays dont la langue jamais interrompue et la littérature plus que jamais vivante disent l,étonnante et toujours active pérennité.

Jacques Lacarrière

Le patrimoine littéraire

Un patrimoine littéraire, ce ne sont pas des mots embaumés dans des pages ni des images momifiées en des nécropoles livresques mais le contraire : une source toujours vivante qui continue de couler jusqu’à nous, de refléter nos besoins et nos rêves, qui continue en somme d’alimenter notre présent. Car nous appartenons au même fleuve que ceux qui nous ont précédé sur ses rives et ce sont leurs voix, leurs mots, leurs idées, leurs images que nous surprenons en son cours. Un patrimoine, c’est ce qui sourd de la terre pour ensuite traverser les siècles comme une mémoire qui murmure. Un vrai livre ne meurt jamais. Tout au plus hiberne-t-il dans le temps et il ne dépend que de nous de lui redonner souffle et voix par la lecture vivifiante que nous pouvons en faire. Tel est le miracle des livres : resserrer ou abolir le temps en restituant intacte la parole du plus ancien passé. Depuis Homère, nous le savons, les livres, les vrais livres ont tous été écrits hier.