Je suis un chercheur de vérité

Je suis un chercheur de vérité… Comme Hérodote, quand il découvre les Perses et les Indiens, je suis curieux et j’aime prendre mon temps. Mais je n’ai jamais voyagé pour écrire. Mes voyages consistent à m’inclure dans les gens que je rencontre, à être à l’écoute. Ce sont des voyages désorganisés. Je ne me laisse pas non plus conditionner par mon éducation et ma naissance. Cela me permet de me sentir crétois ou égyptien. Ensuite, j’ai parfois envie de raconter ce que j’ai vu. Mes livres me représentent. Je suis dans le partage, en prenant mes chemins. Mais je dis aux autres : ne prenez pas les mêmes. Prenez les vôtres. Il faut s’inventer, il faut se multiplier et ne pas se laisser conditionner par sa naissance. Aujourd’hui, il est essentiel de connaître d’autres langues, d’autres cultures. Le système a tendance à nous enfermer dans notre identité. Il faut, d’une certaine façon, se « désidentifier ». »
Au cours d’une conversation peu après la parution de son recueil Axion Esti, le poète Elytis m’avouait que la raison profonde qui l’avait poussé à écrire ce poème était un sentiment « de non récompense » à l’égard de la Grèce. Il ne parlait pas évidemment de la Grèce antique mais de celle qui, depuis plus d’un siècle, mène un combat méconnu pour continuer d’être la Grèce et se construire un avenir. Et pour renouer le fil d’une mémoire interrompue sans que ce fil oblitère pour autant l’invention et les créations du présent. Non-récompense. Non-reconnaissance. Elytis avait parfaitement raison. Aujourd’hui encore, du moins jusqu’à ces toutes dernières années, la Grèce moderne continue d’être occultée par l’ombre de la Grèce antique, aux yeux des
étrangers. Sans doute, Elytis faisait-il allusion aux combats plus récents menés pendant la dernière guerre contre les Italiens et les Allemands et à ceux de la guerre civile, combats dont le pays émergea meurtri, mutilé, dans |’indifférence et même souvent dans l’ignorance totale de l’Europe.

Je sais bien qu’un poème, si génial soit-il, ne saurait à lui seul pallier cette méconnaissance qui a tant marqué l’histoire culturelle récente de la Grèce. Disons alors qu’il représenta, dans ce qu’on croyait à tort être un désert culturel, une des plus belles résurgences du génie grec. Désert, génie : sans doute ces mots sont-ils excessifs, l’un et l’autre, pour dire ou définir une littérature qui était surtout convalescente. Mais j’en fus témoin, directement témoin en France, dans les années de l’immédiate après-guerre : la littérature grecque était au sens propre lettres mortes aux yeux du public cultivé. Un seul nom s’imposa, dans ces années-là, faisant exception à cette loi du silence : Kazantzaki. Mais la littérature d’un pays ne peut se résumer à un seul auteur et il fallut attendre des années pour que d’autres noms, peu à peu s’y adjoi- gnent – certains d’ailleurs à la faveur d’événements politiques imprévus comme le coup d’Etat des colonels en avril 1967. Je pense ici aux poètes Séféris et Ritsos et pour les romanciers à Tsirkas, Taktsis et Vassilikos.
Aujourd’hui, le ciel s’est éclairci, grâce aux efforts des éditeurs et des institutions. ( – je pense notamment aux éditions Hatier et Actes Sud et au Centre de traduction littéraire de l’Institut français d’Athènes.). (Près d’une trentaine d’auteurs,) contemporains pour la plupart, sont désormais accessibles en traduction française, auteurs dont la diversité témoigne justement de la richesse des courants littéraires. La littérature grecque d’aujourd’hui n’a rien qui la désignerait comme exceptionnelle ou unique en regard des autres littératures de l’Europe. Simplement, elle est là, elle existe depuis au moins deux décennies et nul, en France, ne semblait le savoir. Elle commence à trouver – je dirais même à retrouver – sa place parmi les autres, révélant ainsi les multiples visages de la Grèce, ce pays minuscule, ce promontoire rocheux qui, disait Séféris, « n’a pour lui que l’effort de son peuple, que la mer et que la lumière du soleil mais dont la tradition est immense ». Puisque la langue grecque – il n’est jamais inutile ele le répéter – n’ayant jamais cessé d’être parlée, s’est transmise jusqu’à nos jours sans faille aucune.
Ainsi, l’injustice a cessé. La Grèce fait entendre sa voix. Mais les oeuvres, si originales ou novatrices qu’elles puissent être, ne suffisent pas à nous éclairer pleinement. Chacune d’elle est un affluent, un apport spécifiques mais, par là même, parcellaires. Une littérature ne se résume ni à ses auteurs ni à leurs oeuvres, ni à ses différents courants littéraire, mais s’étend à tout ce qui les englobe,les dépasse: un concert, une rumeur d’ensemble qui l’oriente et parfois même la signifie…
Ecritures d’un petit pays dont la langue jamais interrompue et la littérature plus que jamais vivante disent l,étonnante et toujours active pérennité.

Jacques Lacarrière

Le patrimoine littéraire

Un patrimoine littéraire, ce ne sont pas des mots embaumés dans des pages ni des images momifiées en des nécropoles livresques mais le contraire : une source toujours vivante qui continue de couler jusqu’à nous, de refléter nos besoins et nos rêves, qui continue en somme d’alimenter notre présent. Car nous appartenons au même fleuve que ceux qui nous ont précédé sur ses rives et ce sont leurs voix, leurs mots, leurs idées, leurs images que nous surprenons en son cours. Un patrimoine, c’est ce qui sourd de la terre pour ensuite traverser les siècles comme une mémoire qui murmure. Un vrai livre ne meurt jamais. Tout au plus hiberne-t-il dans le temps et il ne dépend que de nous de lui redonner souffle et voix par la lecture vivifiante que nous pouvons en faire. Tel est le miracle des livres : resserrer ou abolir le temps en restituant intacte la parole du plus ancien passé. Depuis Homère, nous le savons, les livres, les vrais livres ont tous été écrits hier.

Passage de millénaire

Des cauchemars ou des rêves, j’en ai et ils ne vont pas se manifester davantage à cause d’un symbolique passage de millénaire.

Dans la série des craintes, disons que je crois moins aujourd’hui à un danger atomique qu’à un danger génétique. Les vraies menaces me semblent être venues de ce pouvoir exorbitant que nous nous sommes octroyé de modifier la structure interne des êtres. C’est un pouvoir faustien par excellence : si le diable, si Satan existait, il ferait des clones aujourd’hui. Ce serait vraiment la dérision de la création, si l’on veut se placer d’un point de vue théologique, puisque c’est la reproduction à l’infini, de façon répétitive et industrielle, d’un être qui, par définition ne devrait pas être. Chaque être humain est, doit être, unique ­ du moins sur ce plan de la création ­ et le clone est sa négation absolue : le clonage s’avère en cela satanique. On va m’objecter des raisons scientifiques : je dirais qu’à ce niveau-là on fait encore une de ces expériences dont on ne sait strictement rien de ce qu’elle va donner sur l’homme, ce qui s’avère d’autant plus grave que l’on touche les fondements mêmes de la vie. Voilà donc ce qui me semble mettre le plus en question le sens même de notre existence. Dans la nature, seuls les organismes unicellulaires se reproduisent à répétition : alors, faut-il qu’au terme d’une évolution millénaire on redevienne un bourgeon pensant ? Tout le système social et familial va se trouver remis en question. C’est peut-être la seule invention qui rassemble toutes les terreurs de la science fiction de ce siècle, Orwell et Huxley en tête.

Ma vision positive inverse ce postulat et pose la question de l’utilisation de nos formidables moyens : on a en effet tous les moyens pour agir de façon plus intelligente pour le bien de l’humanité. Pourquoi ne le fait-on pas ?

Mon rêve essentiel et qui n’a rien de secret, puisque je le répète sans cesse aux collégiens et lycéens que je rencontre dans des classes où j’interviens en conférence, c’est que l’être humain prenne conscience que la Terre est un être vivant à qui nous faisons subir des dommages de plus en plus irrémédiables. Il faut faire sentir notre appartenance vitale et viscérale à la Terre.

Les lieux sources :

Il y a ceux qu’on découvre et ceux qu’on construit. Pendant longtemps, la forêt a été mon lieu idéal de ressourcement. Puis je me suis construit un lieu de méditation dans mon grenier où je me retire tout en me sentant relié à l’univers. Mais je trouve que les choses prennent plus de sens encore dans les méditations collectives : dans le silence ensemble, qui augmente la concentration intérieure. On multiplie ses sens, et l’essence, avec les autres.

Mon icône :

Cette miniature du Sanctae hildegardis Revelartiones de Hildegarde de Bingen avec ce commentaire :  » L’homme a de la terre, la chair ; de l’eau, le sang ; de l’air, le souffle ; du feu, la chaleur. Sa tête est ronde à la manière de la sphère céleste. Ses yeux brillent comme les deux luminaires du ciel. Sept orifices le décorent, harmonieux comme les sept ciels. La poitrine, où se situent le souffle et la toux, ressemble à l’air où se forment les vents et les tempêtes. Le ventre reçoit tous les liquides, comme la mer tous les fleuves. Les pieds portent le poids du corps, comme la terre. L’homme tient la vue du feu céleste, l’ouïe de l’air supérieur, l’odorat de l’air inférieur, de l’eau le goût, de la terre le toucher. Il participe à la dureté de la pierre par ses os, à la force des arbres par ses ongles, à la beauté des plantes par ses cheveux  » (Honorius d’Autun, Elucidarium).

Livres :

Le seul livre que j’avais emporté lorsque j’étais parti tout seul à pied, quatre, cinq mois durant, à travers la France, était La Divine Comédie de Dante dans la collection  » La Pléiade « , parce qu’elle ne tenait pas de place. Je l’ai abandonnée au bout de huit jours parce que tout ce que je voyais était dix fois plus important que n’importe quel livre. Les livres, on les retrouve toujours, mais les gens que je rencontrais chaque soir dans un village, je ne les reverrai jamais.

Musiques :

Celle des anges.

La Marche

PAROLES POUR UN ETE – LA MARCHE

Le départ :
Demandez à quelqu’un de fermer les yeux et de dire spontanément, sans aucune réflexion, ce qu’évoque pour lui le mot “marche”. Le plus souvent, il répondra : sentier, soleil, vent, ciel, horizon, espace. Je me suis amusé à cette expérience et j’ai été surpris par ces réponses. Car “marche” pourrait évoquer aussi bien : pluie, tempête, sueur, fatigue, ampoule, cor aux pieds, entorse, chute, enlisement, engloutissement. Mais il semble que ces dernières associations — qui eussent été courantes aux siècles précédents — ne viennent plus à l’esprit aujourd’hui. Comme si le seul mot de marche libérait des rêves inexprimés ou non vécus, des besoins d’espace et d’horizon, et surtout des désirs de liberté, d’imprévu, d’aventure?

L’errance :
??Ce monde de l’errance n’est jamais mort, ni en nous, ni autour de nous. Qu’il ait ou non un but et des repères précis — dans les pèlerinages ou les déplacements des compagnons — ou des repères imprécis — chez les missionnaires, les frères prêcheurs, les métiers ambulants d’autrefois — il n’a cessé au cours des siècles de fasciner ou d’horrifier, d’inspirer la crainte ou l’admiration. L’histoire fondamentale des rapports très complexes entretenus entre les sédentaires et les nomades, cette histoire reste encore à faire. On l’a entreprise pour des époques ou des lieux limités, mais jamais dans une perspective d’ensemble qui en dégagerait les axes, les courants, les jalons. Car tour à tour chassé, repoussé, excommunié ou, au contraire, fêté, recherché, imploré, l’errant apportait avec lui, selon les mentalités, les besoins des différentes communautés, un monde de damnation ou un monde de salut. Les routes, les chemins, les sentiers parcourant la France ont ouvert les portes de l’enfer ou celles du paradis. Ils furent sur notre terre comme les infrastructures de l’amour ou de la haine, les voies qui amenaient le frère ou l’ennemi. Et aujourd’hui rien de cela n’est mort. Notre société hyperurbanisée semble consacrer à jamais la victoire des sédentaires. Elle recèle pourtant, plus que jamais, ces ferments qui nous portent à bouger, à partir. Peu importe les motivations. On ne part plus sur les routes pour prêcher ou faire son salut, pour conquérir quelque graal au cœur des châteaux forts. Mais l’image n’est pas morte — bien qu’elle soit caricaturale aujourd’hui — des paradis promis et trouvés par le départ et par l’errance… On n’accepte moins le vagabond, le solitaire marchant pour son plaisir en dehors des sentiers battus. Le plus révélateur pour moi, dans ce voyage de quelques mois, fut justement l’étonnement, l’incertitude, et surtout la méfiance que je lisais sur maints visages. Ne fût-ce qu’à l’égard de soi-même, une telle entreprise est donc édifiante et même nécessaire. Affronter l’imprévu quotidien des rencontres, c’est rechercher une autre image de soi chez les autres, briser les cadres et les routines des mondes familiers, c’est se faire autre et, d’une certaine façon, renaître. La lassitude, le découragement, le sentiment d’absurdité ou d’inutilité de l’entreprise, qui vous prennent quelquefois aux heures difficiles ou mornes de la marche, deviennent autant d’épreuves, qui n’ont d’ailleurs rien de tragique. De plus en plus, ceux qui réclament autre chose que le visage artificiel des villes, les rapports routiniers, conventionnels de nos cités, iront cherché sur les routes ce qui leur manque ailleurs. Et en ce jour plein de soleil, où j’aborde le Gévaudan, je me dis qu’en marchant ainsi, on ne recherche pas que des joies archaïques ou des heures privilégiées, on ne fait pas qu’errer dans le labyrinthe des chemins embrouillés qui nous ramèneraient à nous-même, mais qu’au contraire on découvre les autres et, avec eux, cette Ariane invisible qui vous attend au terme du chemin. Marcher ainsi de nos jours — et surtout de nos jours — ce n’est pas revenir aux temps néolithiques, mais bien plutôt être prophète. Le temps :??Ce que j’ai redécouvert en marchant, ce ne sont pas seulement ces rencontres chaque jour différentes, ces visages inconnus qui deviennent si vite familiers, ces réponses de plus en plus sensibles à mon attente, ce sont les heures du jour, vécues tout autrement qu’à Paris. Levé de bonne heure avec le soleil, disons même dès potron minet, couché tôt le soir, dans le hasard des crépuscules, je vis au rythme des saisons. Chaque aube est nouvelle pour moi, puisque je sais que le jour sera fait de nouvelles rencontres. Et chaque heure est changeante qui me révèle de nouveaux paysages, de nouvelles lumières et, sur la bouche de ceux qui me parlent, des mots nouveaux et souvent insolites. Marcher ainsi engendre peu à peu, dans les rapports humains, dans le regard qu’on porte aux moindres choses et surtout à l’égard du temps, un affranchissement, une disponibilité singulière qu’on ne peut soupçonner sans la vivre soi-même. Il m’a fallu des semaines et des semaines, une fois de retour à Paris, pour me faire à un autre temps, un autre rythme, pour me réhabituer à ne plus rencontrer les autres — amis ou inconnus — que par des rendez-vous. Le mot, je m’en avise, a tout d’un ultimatum. J’ai toujours eu une résistance viscérale aux rendez-vous (n’aimant que les rencontres inopinées, les arrivées à l’improviste) et ce voyage en France n’a rien fait pour arranger les choses. Car à tout ce qu’il m’a donné, à ce qu’il a fait sourdre par lui-même — les itinéraires choisis librement sur la carte, l’errance improvisée sur le grand portulan des chemins, le miracle de tous les imprévus — il faut ajouter cette libération de temps comme si les heures, échappées du morne sablier des rendez-vous et des calendriers, prenaient une substance, une épaisseur qui leur soient propres.?

La marche intérieure :??
Pendant des centaines de kilomètres, on est contraint de suivre le fil d’un seul chemin.Peut-être si j’avais, à tel moment, pris tel chemin et non tel autre, aurais-je croisé un vagabond sympathique, longé une église historique, traversé un village accueillant. Mais on ne vit pas sur les chemins avec ce qu’on aurait pu faire. Faute de pouvoir se dédoubler, il faut se contenter de suivre une seule voie et se dire que c’est elle — elle seule — qui vous livrera les clefs de vos rencontres. On choisit un chemin et non les choses à voir, puisque c’est lui qui vous mène (ou ne vous mène pas) vers l’insipide ou le merveilleux. Ce faisant, on éprouve malgré tout le sentiment non d’un désir perpétuellement inassouvi (celui de toutes les choses qu’on pourrait voir sur les autres chemins) mais au contraire d’une sorte de plénitude, d’une nécessité à la fois inéluctable et nourricière, puisqu’elle seule constitue pendant des jours, des semaines ou des mois, au fil de votre route, le fil même de votre vie.??

Le Voyage

Je le nommerai : voyage au ralenti, flânerie, musardise. Il consiste à visiter le plus lentement possible êtres et choses, fréquenter patiemment leur histoire, s’immiscer posément dans leur vie intime. »
Il permet de « se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux…
Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire.

Sourate du Caire

FOULE. Foules. Des foules. Des foules sans fin, des foules depuis toujours, depuis le premier camp de Fustat, la première mosquée d’Amr, depuis le premier conquérant et le premier zynaste. Chaque jour plus dense, cette foule, chaque jour plus foule, plus flâneuse, plus pressée, plus rêveuse, plus harassée. Foules du Caire.
Foule. Foules. Des foules. Mouvement brownien des particules d’hommes dans la chaleur et la sueur, odeurs, rumeurs, couleurs en foule, âges, races, vêtures en foule, vieux Cairotes à l’œil bleu sur le seuil de leur magasin, paysans enturbannés et boucanés de Haute Egypte, Nubiennes sveltes et droites, aussi noires, aussi élancées que l’ombre d’un minaret au crépuscule, enfants en grappes agripés à vos bras ou entassés sur des chariots, folâtres, insolents, insouciants, implorants, inventifs. Enfants du Caire.
La ville n’est pas surpeuplée, elle est congestionnée, thrombosée par cette foule pléthorique, pourtant paisible, presque placide malgré l’urgence de vivre. Il n’y a pas de ville plus légère malgré sa densité de misère, plus humaine malgré l’inhumanité du soleil, plus accueillante en son fourmillement. Une fourmilière tranquille, une poussière d’hommes savoureuse, une cohue débonnaire. Les rues du Caire.
Al Qahira. Mosquées du Caire où l’on flâne, où l’on rêve des heures entre les ruminations du Coran et les roucoulements des pigeons. Mosquées qui disent aussi le chapelet des noms vainqueurs. Ici, chaque conquérant fut aussi constructeur, chaque batailleur se mua en bâtisseur. Mosquées, madrassa, minarets, bâtisseurs de soleils et d’ombres, ces ombres qui disent les midis nocturnes de l’Égypte depuis les falaises de Deir al Bahari jusqu’au plateau du Muqattam, bâtisseurs des mosquées d’Amr, d’Ibn Touloun, d’al Azhar, d’al Guyushi, d’al Hakim, d’al Muayyad, bâtisseurs de clairières en la cohue des fourmilières/havres et haltes de pierres, de briques, de marbres, avec .ici et là, miroir ou défi, la sourate bleue des faïences. Ombres des portiques, encombrés de silhouettes allongées, endormies ou en méditation, dormant, pensant, rêvant, priant à même le sol, clairières d’hommes, repos du Temps, enclos coranique des mots. Mosquées du Caire.
Des jours et des jours j’ai marché, le visage contre la foule, mon regard contre les regards… Femmes du Caire, mêlées de désert, d’odeurs de maisons en pisé, coptes au regard insistant des portraits du Fayoum, Bédouines aux yeux brillants, juste dévoilés et si noirs qu’ils nous disent l’intouchable lisière de la nuit, voiles noirs brodés de sequins, ornés d’aubes incarnates, gallabeya blanches rayées de vert, de bleu, de jaune, vêtures d’insectes polychromes. Femmes du Caire.
La rue que je préférais pour marcher est celle qu’on nomme familièrement la rue des Fâtimides et qui va de Bab Zuweila jusqu’à la place al Azhar. En cette rue, partout bariolages d’odeurs, tissus géométriques, tentures battant au vent, ampoules multicolores d’une façade à l’autre, magasins, réduits minuscules comme les alvéoles d’une ruche toujours en train de bourdonner, ânes tirant une longue plate-forme surchargée de grumeaux humains, damiers intermittents des voiles noirs et turbans blancs, avec le rire zébré des gallabeya et partout l’odeur de cumin du Temps. Etre au cœur de la foule comme un poisson dans l’eau, se laisser porter, déporter par les rumeurs ou les appels ou les haltes imprévues pour déguster un verre de thé. Et partout, aux devantures des boutiques, entre les façades, au fond des cours que l’on devine à l’extrémité d’un couloir peuplé de fantômes assis, une débauche de polychromies, des palettes en plein vent. Besoin, comme autrefois sur les fresques des tombeaux antiques, de couleurs exubérantes, des eaux vives de l’arc-en-ciel. Besoin de parer la misère, la lèpre des murs, les déchets du temps. Besoin de ces tentures qui battent au vent, oriflammes exaltés de la mémoire fâtimide.
Et dès que l’on franchit le seuil du grand musée, sur la place al Tahrir, de nouveau foules, moins bruyantes, moins empressées, foules de bronze, de bois, de céramique, foule peinte ou sculptée, foule de statues, de colosses et de figurines, foules géantes de granit, foules minuscules d’onyx et d’albâtre, foules de défunts au corps usé, de chanteuses, de danseuses, de pleureuses funéraires pleurant leur propre mort, foule oushebti d’esclaves et de serviteurs brossant, lavant, nettoyant, récurant les terres de l’éternité, foule des morts entassés, pressés et compressés dans les tombeaux et les vitrines, foules, toujours foules depuis l’origine du Nil, âmes en foule attendant le jugement d’Osiris, foule des démons, des dragons, des monstres de l’Au-delà, foules à jamais figées dans les cortèges, les processions, les attentes, les queues sans fin dans les salles de Vérité. Foules mourant en foule, épidémie d’éternités.
Et dehors, le bruissement des papyrus de la place al Tahrir, le braiment des ânes sur la place Ramsès, pépiement des oiseaux, pépiements du Coran, dans le blanc insoutenable de midi. Foules ivres d’être, foules allant, venant, flânant, courant, bavardant, discutant, criant, hurlant, rêvant. Et méditant. Paisibles, presque placides malgré l’urgence de vivre.

Démêler l’écriture

Je n’arrive pas à démêler distinctement où commence et où finit dans l’écriture ce qu’on adresse aux autres, ce qu’on écrit pour soi. Et j’erre, hésite, tâtonne tout au long de ces fragiles fontanelles par lesquelles le réel adhère à nous-mêmes et qui si souvent disloquent. De toute façon, je n’aime guère les autobiographies, les mémoires ni les auto-dialogues. Je n’arrive pas à croire qu’on peut être soi-même source d’entière création. Pour moi, il n’est d’écriture que de partage et de savoir que fraternel. C’est à dire découvert, éprouvé et vécu en commun. L’écrivain d’aujourd’hui ne peut plus être ce Narcisse penché sur un miroir qui ne reflète que lui-même. Pas plus d’ailleurs qu’un héliotrope ou un tournesol perpétuellement dressé vers les étoiles – et donc aussi loin des hommes.
N’existe-t-il pas quelque part, sur cette planète ou sur une autre, une fleur qui ne regarde ni la terre ni le ciel mais soit tournée vers ses compagnes ? Une fleur qui vive à « hauteur de fleur » eut dit Marx s’il avait été botaniste ?
Si elle existe, cette fleur, alors, elle sera mon modèle, ma compagne, ma sœur. Si elle existe, celle-là sera d’emblée mon emblème et mon mythe. Si elle existe. Il ne nous reste plus qu’à la chercher.

La Tunisie

Plusieurs fois, je suis venu en ce pays de Tunisie.
Pays parfois comme un lin bleu qui recouvrirait ciel et mer, parfois comme la robe pierreuse d’une maison du sud, élimée par le désert proche. On y trouve un grand choix de siècles, l’hospitalité fervente du présent, des odeurs qui persistent jusque dans les mots qui en parlent. On y trouve aussi des amitiés réelles et toujours confirmées. On y trouve ce qui manque tant ailleurs aux rapports entre un pays moderne, son passé et ses habitants : la fidélité. Fidélité des aqueducs à la campagne aride, des oliviers à la terre rouge, des ksars du sud aux falaises qu’ils prolongent. Fidélité: C’est pour moi le mot qui définit le mieux ma mémoire de la Tunisie, qui dit le mieux mon désir d’elle. A ce pays, jamais je ne pourrai être infidèle.

Extrait de Cahiers Jacques Lacarrière Méditerranées.
Photographie de Jacques Lacarrière.

Ne lâchons pas la proie du soleil et des mers pour l’ombre de l’ordinateur

 …En matière de voyage, je préfèrerai toujours les ondes naturelles aux ondes électroniques ; je préfèrerai toujours le vent, fut-il violent,avec ses bouffées d’iode et ses paquets d’embruns, aux tempêtes sur écran ; oui, je préfèrerai toujours l’odeur des vrais voyages ou l’odeur vraie des voyages.
Il n’y a, aucune moralité apparente ou impérieuse à en tirer. Si ce n’est peut-être ces souhaits, voire ces résolutions, émises en ce début de siècle : ne lâchons pas la proie des routes et des rivages, la proie des mers et des montagnes, la proie du soleil et des sables pour l’ombre de l’écran et de l’ordinateur. J’ai eu beau regarder récemment les bords de mon écran très attentivement, juste après un voyage mouvementé aux îles de l’Atlantique, en images réelles celles-là, oui, j’ai eu beau le regarder attentivement, je n’y ai décelé ni trace de sel ni débris d’algues. Ne lâchons pas la proie du réel – fut-il dur et rugueux à étreindre – pour l’ombre – fut-elle séduisante – du virtuel. Ou, du moins ne la lâchons pas tout entière. Réel et virtuel ne s’opposent pas à la façon du réel et de l’imaginaire – car des deux nous avons besoin – mais à la façon du réel et de l’illusion. Nuance. Que le siècle à venir ne soit pas au moins celui des voyages illusoires.

Roseau communicant

De roseau pensant, l’homme d’aujourd’hui est devenu roseau communicant.
Pour un roseau, communiquer c’est transmettre ce qui vient d’ailleurs dans le hasard des vents.
Pour un homme, c’est émettre ce qui sourd de soi vers les autres, écouter ce qui sourd des autres jusqu’à soi. C’est changer en faisant échange.
C’est mettre aussi en ordre les bruits confus qui nous entourent. Les bruits disparates, dirais-je.
Pour faire du monde la ruche réciproque des hommes.