« … Je crois que la maturité ne consiste pas à supprimer l’enfant. Elle consiste à devenir mûr, tout en restant enfant, c’est à dire en intégrant tous ses âges précédents. Un homme qui aurait oublié l’enfant serait à moitié mort. La permanence de l’enfance, pas l’infantilisme, mais la permanence de la curiosité ou de la poésie de l’enfant est indispensable à tous les moments de la vie, et il faut garder tous ses âges avec soi. Vieillir, ce n’est pas supprimer des âges derrière soi, comme on enlève des feuilles de calendrier. C’est le contraire. C’est garder tous ses âges différents avec soi, être contemporain de toutes ses époques antérieures. Et là, on a comme une sédimentation, un acquis, comme ces montagnes qui sont faites par la superposition de tous les âges précédents. C’est pourquoi moi, personnellement, je me sens autant encore un enfant, un adolescent, tous les différents âges que j’ai pu avoir, et particulièrement aussi celui que j’ai maintenant. Je suis tout cela en même temps. Je ne veux rien tuer en moi. Des choses meurent, c’est différent, elles s’en vont d’elles-mêmes. Mais de moi-même, je ne me tue pas. Je ne suis pas mon propre meurtrier, je garde en moi l’enfant. Je ne tue jamais. Je ne veux pas avoir, comme dirait le poète Lautréamont, du sang intellectuel en moi qui aurait tué l’enfant que j’étais, parce que ce serait le pire des crimes…
Ritsos le disait pour la poésie, moi je le dis en général pour toutes les formes d’apprentissage et de connaissance, si Ritsos l’a dit pour la Grèce, moi je ne le dirai pas pour la France, parce que la France, certainement, n’a pas cette source de rayonnement, de chaleur et de mémoire que la Grèce porte. Mais cela n’a pas d’importance, car, personnellement, je me définis, d’une façon extrêmement claire, comme quelqu’un qui appartiendrait à un village, qui serait membre d’un village. Et ce village, il est sur toute la terre, c’est à dire je suis un villageois planétaire. »
Ellīnikés grafés : guide de la littérature néo-hellénique.
Courte histoire du roman grec des origines à 1945 par Henri Tonnet Esquisse de la poésie grecque moderne de ses débuts aux années 1940 par Constantin Bobas Répertoire des poètes et romanciers d’après-guerre par Athena Vouyoucas La littérature grecque de l’après-guerre, parti pris par Nanos Valaoritis
Il y a une quinzaine d’année dans l’île de Patmos où, selon la tradition Saint-Jean l’évangéliste écrivit l’Apocalypse, on ne rencontrait guère d’étrangers. Plus exactement, on n’en rencontrait que deux ou trois fois par semaine, à heures fixes, quand les bateaux qui faisaient la croisière des îles, ancrés d’ailleurs au large du port bien trop petit pour les recevoir, déversaient leur troupeau de touristes aussitôt installé sur un troupeau de mulets, pour prendre d’assaut le monastère de Saint-Jean-le-Théologue. Ils repartaient quelques heures après, enrichis parfois de quelques coquillages ou de galets que leur réussissait à vendre Thanassis le marchand de glaces, qui les ameutait près du débarcadère autour de son chariot, en soufflant presqu’aussi fort que Josué, dans un énorme buccin.
C’est dans une taverne où je retrouvais chaque été ou automne quelques pécheurs, lannis, Spiros, Nicolas, Tsarandis, autour du même résiné, plongés dans leurs discussions interminables sur les mêmes riens éternels, que j’aperçus pour la première fois Jacques Lacarrière. Il était paisiblement installé devant un misso kilo de vin résiné dont il arrosait ses marides. Après avoir fait honneur aux petits poissons frits, je le vis se pencher sur un cahier d’écolier où il notait des choses mystérieuses. Un autre jour nous nous sommes retrouvés au petit matin, chacun devant un double métrio (café turc moyennement sucré), derrière les grilles du petit jardin de la douane, où le café de Vassilis avait ses trois tables extérieures et ses habitués. Jacques y travaillait chaque jour quelques heures à la fraîcheur du matin ; il traduisait les fables d’Esope. Depuis ce café matinal nous avons parcouru beaucoup de pistes non tracéesde la mer Egée, traînant dans les ports petits et grands, d’île nue en île nue, en lisant sur le vieux caïque du capétan Khristo des poèmes de Seferis longtemps avant leur publication en France :
« Mais que cherchent-elles nos âmes à voyager ainsi Sur des ponts de bateaux délabrés, Entassées parmi des femmes blèmes et des enfants qui pleurent Que ne peuvent distraire ni les poissons volants Ni les étoiles que les mâts désignent de leur pointe ?… »
Et nous goûtions autant l’ambiance des tavernes de Kalymnos, d’Arki ou de Perama que la solitude des rochers ou celle d’un monastère perdu dans la falaise. A moi qui ne connaissais à l’époque, de la Grèce, hors les débris d’une culture classique, que ses pécheurs, ses caïques et ses paysages sous-marins, il apprit à aimer son visage plus profond et plus vaste d’aujourd’hui avec sa culture et ses traditions formidablement vivaces où l’oeil et l’oreille attentive peuvent déceler sans cesse sous le changement une continuité sans faille de quatre millénaires. Et je ne connais pas d’autre exemple d’un peuple qui ait su garder dans sa trame vivante, à travers ses bouleversements historiques et ses visages successifs, si évidemment divers, sa substance et son esprit premiers.
Cette continuité, la constitution de cet amalgame inimitable où se fondent les couches successives de la grécité, plus quedans les ruines et dans la statuaire, plus que dans les hauts faits de l’histoire, est inscrite dans la langue, est construite, créée par la vivacité du commerce entre un peuple, sa langue et l’âpreté d’un pays de pierres, battu devents et d’embruns, brûlé de soleil. C’est la langue qui fait le lien entre ces ruines doriques, et celles des églises de Byzance, les statues peintes des Korès et les vierges des icônes, jusqu’aux chapelles et maisons blanches des îles aujourd’hui. La langue, qui est liaison chimique et ferment créateur, l’oreille attentive, saura en entendre le courant qui traverse les âges et les changements.
Georges Seferis a parlé de cela d’une manière émouvante à Stockholm : « Si je m’observe lisant dans Homère ces simples mots phaos iliou — je dis aujourd’hui : phos tou iliou — la lumière du soleil —, j’éprouve unefamiliarité qui s’apparente plutôt à une psyché collective qu’à un effort du savoir ». Car il s’agit bien de la même langue et dumême pays. « Une langue altérée, dit Seferis, par une évolution plusieurs fois millénaire, mais malgré tout fidèle à elle-même. Elle porte les empreintes de gestes et d’attitudes répétés à travers les âges jusqu’à nous et qui simplifient parfois d’une manière étonnante des problèmes d’interprétation, qui paraissent à d’autres bien difficiles. »
Les diverses Grèce, l’antique, la byzantine, la moderne, et j’en passe, n’existent d’une manière aussi distincte que dans la tête et dans les livres des spécialistes. « … l’âme d’un peuple ne se divise pas. Elle vit ou elle meurt » disait encore Seferis.
Et Lacarrière de remarquer : « Les hellénistes — comme leur nom l’indique — ne s’intéressent qu’aux Hellènes, pas aux Grecs. Ceux qui connaissent bien Héraclite ou Sophocle connaissent mal en générai — ou même ignorent totalement — les poètes mystiques byzantins. Et ceux qui connaissent bien les poètes mystiques byzantins connaissent mal ou pas du tout les rébétika, le Karaghioze, les poètes contemporains. Pourtant si l’on ne saisit pas le fil qui relie Eschyle à Seferis, Homère à Elytis, et Pindare à Ritsos (et qui intègre, sans heurt ni traumatismeculturel, les chants médiévaux de Digénis, L’Erotokritos de la Crète du XVIle siècle, les mémoires du général Makryannis et La femme de Zante de Solomos sans parler des kleftika ou des rizitika de Crète, ces chants dits « radicaux » parce qu’ils sont nés dans les villages situés au pied, « racines » des Monts Blancs) que saisit-on vraiment de la Grèce ? On étudie une culture arrêtée en son évolution, découpée en tranches historiques, une Grèce in vitro, qui révèle ainsi des phénomènes et des structures évidents (puisqu’on peut opérer sur elles comme en laboratoire) mais dont on oublie qu’après tout, certains d’entre elles vivent toujours, là où l’on n’aurait pas idée de les chercher ».
C’est justement en ces lieux que nous emmène Jacques Lacarrière. Sur tous ces sentiers que détruisent lorsqu’ils les croisent ou s’y engagent les bulldozers des circuits touristiques. Sentiers difficiles à apprivoiser et qui ne se laissent approcher que par les amoureux d’un pays, par les initiés. Initiés non pas à quelque mystère d’Eleusis, mais à la vie quotidienne d’un peuple et d’une terre, à ses sources.
Que cherchent ces millions de touristes qui parcourent intrépides le monde ? Il y aurait là des choses à apprendre sur l’angoisse et la solitude, l’ennui aussi de l’homme d’aujourd’hui. Que ce besoin de migrationsuperficielle, ce cinéma qu’on se fait soit finalement une bonne affaire commerciale cela du moins n’est pas douteux. Que cette exploitation finisse par abîmer, par dénaturer certains paysages et ceux qui les habitent, s’apparentant ainsi aux divers processus de pollution et de pillage qui dévastent la planète, est un fait.
Quand Hérodote revenait de ses voyages, à la foule des Athéniens assemblée sous les portiques de l’Agora, il racontait avec étonnement et respect qu’ailleurs des hommes vivaient différemment, avaient d’autres coutumes, pensaient et parlaient autrement. Première relativité ethnologique, première possibilité de rapprochement entre peuples. Américains, Allemands, Français qui voyagent par le monde, quelle connaissance ont-ils des autres peuples ? de leur culture vivante, de leurs coutumes, de leur histoire ? De leur langue et de leur littérature ? (Il faut dire qu’ils ne connaissent le plus souvent même pas les leurs). Tous ces gens voyagent, vont d’un parking à un autre, d’une réserve de soleil et de distraction à une autre. Distraction d’abord comme chez soi, à laquelle on mêle un peu d’épice exotique savamment dosée, aseptisée, inoffensive. Au Proche-Orient on leur offrira le café traditionnel sous une tente bédouine inhabitée, servi par des bédouins de circonstance ; en Grèce ils auront certes leur ration de ruines et de soleil, mais aussi des tavernes faussement populaires avec une musique et des danses habilementcolorées, édulcorées, immédiatement consommables.
Jacques Lacarrière nous montre qu’il y a une autre façon de voyager. Et combien on souhaiterait que ce fût celle de l’avenir ! Ce que les écologistes découvrent concernant la nature et les voies qu’ils montrent pour éviter la destruction, la stérilisation qui nous guettent, Lacarrière le fait pour le voyage, pour l’abord d’un pays et de son peuple.
Tout à l’heure j’ai parlé d’initiation en disant qu’il ne s’agissait pas de pénétrer quelque mystère. Peut-être que si. Car l’amour, en dépit des grandes découvertes de la biologie et de la psychologie, garde quelques-uns de ses mystères. Ces mystères dont sont dépourvus radicalement nos produits de consommation. Pour échapper au mystère nous avons décidé qu’aimer c’était consommer.
Pour connaître vraiment d’autres hommes et d’autres femmes, d’autres pays, d’autres cultures, il faut d’abord tomber amoureux. Puis aimer. Prendre les sentiers peu fréquentés. (Tant qu’il en reste). Aller vers une vie autre, apprendre son langage, partager ses joies, ses détresses. C’est là ce que nous suggère l’Eté Grec.
Lorand Gaspar, revue Alif n°8, 1976, p. 71-74.
Pour Lorand et les jours étésiens de Patmos
Ruelles des Cyclades : lignes de partage de la lumière sur la crête du jour et de la nuit. Comme une eau ruisselant vers le Levant et le Ponant des songes. En Grèce, la lumière d’été est cortège embrasé du zénith, crissement d’ondes au coeur des paupières du temps. Immobile, elle veille, torride, sur le ciel comme l’ascète aride dans le blanc du désert…
Pour ce torrent sans lit ce chant immobile de pierres Pour cette douleur étroite ce chemin de nul nerf Pour ce feu austère dont nul arbre ne brûle Pour cette flamme jamais née qui charrie l’obscur de ma voix Pour ton nom muet qui enchante mes oreilles Pour ce qui me reste de fraîcheur Pour ce repas de poussière Pour cette eau qui monte dans la clarté des pierres
Lorand Gaspar, Sol Absolu, extrait
Jacques Lacarrière et Lorand Gaspar s’étaient rencontrés en Grèce, à Patmos. Ils partagèrent l’amour de cette île dans les années 60. Des années plus tard, heureux de se retrouver comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Découverte de la petite maison bleue et blanche de Lorand à Sidi Bou Saïd en Tunisie. Lorand Gaspar exerçait la médecine à Tunis et il avait fondé avec sa compagne, Jacqueline Daoud, la revue »Alif », qui paraîtra de 1970 à 1982 à laquelle Jacques collabora pour quelques numéros. Trois pays ont marqué la vie et l’oeuvre de Lorand Gaspar: la Grèce, la Palestine et la Tunisie. Poète, médecin, historien, photographe et traducteur français d’origine hongroise, Lorand Gaspar a vécu et exercé à Tunis de 1970 à 1995. Il nous a quittés en octobre 2020 à Paris.
Un jour, les 7 coqs décidèrent de chanter ensemble et leurs couleurs s’entremêlèrent pour devenir lumière blanche. Ce fut la naissance de la lumière. Dossier : l’arc-en-ciel dans les mythes et dans les arts.
de Vassili Vassilikos Traduction de Jacques Lacarrière
Gallimard, première parution en 1969
«Photographier» signifie, au sens propre, «écrire avec la lumière». C’est là ce que fait Vassilis Vassilikos, soumettant à l’éclairage dru de la connaissance la Ville, «l’anguleuse, la déserte, la perfide dans ses carrefours, la traîtresse dans ses parcs…». Sur cette toile de fond, les rêves, les souvenirs, les images du présent et du passé se superposent et se complètent. La Ville, c’est bien entendu Salonique – où se situaient déjà Z et la Trilogie. Ces Photographies (publiées en 1964, traduites en 1968), dépouillées du folklore local, sont un long poème d’amour pour une femme perdue, pour une ville, pour un pays, la Grèce, où le mot liberté a longtemps eu un sens tragique.
De Pandelis Prevelakis Préface de Jacques Lacarrière
« Seul un enfant privé de ses parents pouvait incarner ce mal du siècle – l’expérience de la désagrégation des mythes et des idées reçues – et seule une paysanne intacte en sa substance comme tante Roussaki pouvait y porter remède « , écrivait Prevelakis à Jacques Lacarrière. » Roussaki incarne l’humanisme populaire méditerranéen qui résorbe dans sa sagesse et abolit par ses pratiques millénaires l’obscurité de notre temps. «
» Toutes les expériences de mon enfance en Crète vinrent se cristalliser autour de cette intuition initiale. L’événement mythique reliant cette mère à cet orphelin est la vendetta, menace meurtrière conçue par les hommes mais qui représente évidemment la destinée commune à tous les êtres. »
Car c’est la Mort qui est, avec la Mère, le sujet essentiel de ce livre et qui occupe tous les instants, toutes les pensées, non seulement de l’enfant mais du village entier. C’est dans sa lumière que la nature, l’amour, la sexualité, la tendresse retrouvent leur vérité avec les dimensions premières de l’homme.
de Nikos Athanassiadis, traduction de Christine Notton, préface de Jacques Lacarrière
» Certaines légendes traversent les siècles sans rien perdre de leur pouvoir révélateur. Sans doute répondent-elles à des questions enfouies dans le plus secret de nous-mêmes, sans doute aussi existe-t-il en elles ce qu’on appelle un fond de vérité. Tel est le cas de la légende ou du récit rapporté dans une Jeune fille nue : les amours d’une jeune fille et d’un dauphin, près des rivages de l’île de Mytilène en Grèce. Que ces amours tournent au drame, qu’une tierce personne, étrangère aux secrets impérieux de la mer, vienne rompre l’enchantement de cette idylle entre deux règnes et la muer en tragédie, cela, c’est l’affaire de l’auteur. L’essentiel demeure cette amitié sans limite entre un cétacé et un être humain, qui ne prête ni au sourire ni à l’étonnement mais simplement qui est. » Jacques Lacarrière.
Albin Michel, Paris, 1966
Bibliothèque Albin Michel , réédition en 1990Rombaldi collection Club De La Femme, 1967