Une Grèce quotidienne de 4000 ans

Par Lorand Gaspar, revue Alif n°8, 1976, p. 71-74.

Il y a une quinzaine d’année dans l’île de Patmos où, selon la tradition Saint-Jean l’évangéliste écrivit l’Apocalypse, on ne rencontrait guère d’étrangers. Plus exactement, on n’en rencontrait que deux ou trois fois par semaine, à heures fixes, quand les bateaux qui faisaient la croisière des îles, ancrés d’ailleurs au large du port bien trop petit pour les recevoir, déversaient leur troupeau de touristes aussitôt installé sur un troupeau de mulets, pour prendre d’assaut le monastère de Saint-Jean-le-Théologue. Ils repartaient quelques heures après, enrichis parfois de quelques coquillages ou de galets que leur réussissait à vendre Thanassis le marchand de glaces, qui les ameutait près du débarcadère autour de son chariot, en soufflant presqu’aussi fort que Josué, dans un énorme buccin.

C’est dans une taverne où je retrouvais chaque été ou automne quelques pécheurs, lannis, Spiros, Nicolas, Tsarandis, autour du même résiné, plongés dans leurs discussions interminables sur les mêmes riens éternels, que j’aperçus pour la première fois Jacques Lacarrière. Il était paisiblement installé devant un misso kilo de vin résiné dont il arrosait ses marides. Après avoir fait honneur aux petits poissons frits, je le vis se pencher sur un cahier d’écolier où il notait des choses mystérieuses. Un autre jour nous nous sommes retrouvés au petit matin, chacun devant un double métrio (café turc moyennement sucré), derrière les grilles du petit jardin de la douane, où le café de Vassilis avait ses trois tables extérieures et ses habitués. Jacques y travaillait chaque jour quelques heures à la fraîcheur du matin ; il traduisait les fables d’Esope. Depuis ce café matinal nous avons parcouru beaucoup de pistes non tracéesde la mer Egée, traînant dans les ports petits et grands, d’île nue en île nue, en lisant sur le vieux caïque du capétan Khristo des poèmes de Seferis longtemps avant leur publication en France :

« Mais que cherchent-elles nos âmes à voyager ainsi  Sur des ponts de bateaux délabrés,
Entassées parmi des femmes blèmes et des enfants qui pleurent  Que ne peuvent distraire ni les poissons volants
Ni les étoiles que les mâts désignent de leur pointe ?… »

Et nous goûtions autant l’ambiance des tavernes de Kalymnos, d’Arki ou de Perama que la solitude des rochers ou celle d’un monastère perdu dans la falaise. A moi qui ne connaissais à l’époque, de la Grèce, hors les débris d’une culture classique, que ses pécheurs, ses caïques et ses paysages sous-marins, il apprit à aimer son visage plus profond et plus vaste d’aujourd’hui avec sa culture et ses traditions formidablement vivaces où l’oeil et l’oreille attentive peuvent déceler sans cesse sous le changement une continuité sans faille de quatre millénaires. Et je ne connais pas d’autre exemple d’un peuple qui ait su garder dans sa trame vivante, à travers ses bouleversements historiques et ses visages successifs, si évidemment divers, sa substance et son esprit premiers.

Cette continuité, la constitution de cet amalgame inimitable où se fondent les couches successives de la grécité, plus que dans les ruines et dans la statuaire, plus que dans les hauts faits de l’histoire, est inscrite dans la langue, est construite, créée par la vivacité du commerce entre un peuple, sa langue et l’âpreté d’un pays de pierres, battu devents et d’embruns, brûlé de soleil. C’est la langue qui fait le lien entre ces ruines doriques, et celles des églises de Byzance, les statues peintes des Korès et les vierges des icônes, jusqu’aux chapelles et maisons blanches des îles aujourd’hui. La langue, qui est liaison chimique et ferment créateur, l’oreille attentive, saura en entendre le courant qui traverse les âges et les changements.

Georges Seferis a parlé de cela d’une manière émouvante à Stockholm : « Si je m’observe lisant dans Homère ces simples mots phaos iliou — je dis aujourd’hui : phos tou iliou — la lumière du soleil —, j’éprouve une familiarité qui s’apparente plutôt à une psyché collective qu’à un effort du savoir ». Car il s’agit bien de la même langue et dumême pays. « Une langue altérée, dit Seferis, par une évolution plusieurs fois millénaire, mais malgré tout fidèle à elle-même. Elle porte les empreintes de gestes et d’attitudes répétés à travers les âges jusqu’à nous et qui simplifient parfois d’une manière étonnante des problèmes d’interprétation, qui paraissent à d’autres bien difficiles. »

Les diverses Grèce, l’antique, la byzantine, la moderne, et j’en passe, n’existent d’une manière aussi distincte que dans la tête et dans les livres des spécialistes. « … l’âme d’un peuple ne se divise pas. Elle vit ou elle meurt » disait encore Seferis.

Et Lacarrière de remarquer : « Les hellénistes — comme leur nom l’indique — ne s’intéressent qu’aux Hellènes, pas aux Grecs. Ceux qui connaissent bien Héraclite ou Sophocle connaissent mal en générai — ou même ignorent totalement — les poètes mystiques byzantins. Et ceux qui connaissent bien les poètes mystiques byzantins connaissent mal ou pas du tout les rébétika, le Karaghioze, les poètes contemporains. Pourtant si l’on ne saisit pas le fil qui relie Eschyle à Seferis, Homère à Elytis, et Pindare à Ritsos (et qui intègre, sans heurt ni traumatismeculturel, les chants médiévaux de Digénis, L’Erotokritos de la Crète du XVIle siècle, les mémoires du général Makryannis et La femme de Zante de Solomos sans parler des kleftika ou des rizitika de Crète, ces chants dits « radicaux » parce qu’ils sont nés dans les villages situés au pied, « racines » des Monts Blancs) que saisit-on vraiment de la Grèce ? On étudie une culture arrêtée en son évolution, découpée en tranches historiques, une Grèce in vitro, qui révèle ainsi des phénomènes et des structures évidents (puisqu’on peut opérer sur elles comme en laboratoire) mais dont on oublie qu’après tout, certains d’entre elles vivent toujours, là où l’on n’aurait pas idée de les chercher ».

C’est justement en ces lieux que nous emmène Jacques Lacarrière. Sur tous ces sentiers que détruisent lorsqu’ils les croisent ou s’y engagent les bulldozers des circuits touristiques. Sentiers difficiles à apprivoiser et qui ne se laissent approcher que par les amoureux d’un pays, par les initiés. Initiés non pas à quelque mystère d’Eleusis, mais à la vie quotidienne d’un peuple et d’une terre, à ses sources.

Que cherchent ces millions de touristes qui parcourent intrépides le monde ? Il y aurait là des choses à apprendre sur l’angoisse et la solitude, l’ennui aussi de l’homme d’aujourd’hui. Que ce besoin de migrationsuperficielle, ce cinéma qu’on se fait soit finalement une bonne affaire commerciale cela du moins n’est pas douteux. Que cette exploitation finisse par abîmer, par dénaturer certains paysages et ceux qui les habitent, s’apparentant ainsi aux divers processus de pollution et de pillage qui dévastent la planète, est un fait.

Quand Hérodote revenait de ses voyages, à la foule des Athéniens assemblée sous les portiques de l’Agora, il racontait avec étonnement et respect qu’ailleurs des hommes vivaient différemment, avaient d’autres coutumes, pensaient et parlaient autrement. Première relativité ethnologique, première possibilité de rapprochement entre peuples. Américains, Allemands, Français qui voyagent par le monde, quelle connaissance ont-ils des autres peuples ? de leur culture vivante, de leurs coutumes, de leur histoire ? De leur langue et de leur littérature ? (Il faut dire qu’ils ne connaissent le plus souvent même pas les leurs). Tous ces gens voyagent, vont d’un parking à un autre, d’une réserve de soleil et de distraction à une autre. Distraction d’abord comme chez soi, à laquelle on mêle un peu d’épice exotique savamment dosée, aseptisée, inoffensive. Au Proche-Orient on leur offrira le café traditionnel sous une tente bédouine inhabitée, servi par des bédouins de circonstance ; en Grèce ils auront certes leur ration de ruines et de soleil, mais aussi des tavernes faussement populaires avec une musique et des danses habilementcolorées, édulcorées, immédiatement consommables.

Jacques Lacarrière nous montre qu’il y a une autre façon de voyager. Et combien on souhaiterait que ce fût celle de l’avenir ! Ce que les écologistes découvrent concernant la nature et les voies qu’ils montrent pour éviter la destruction, la stérilisation qui nous guettent, Lacarrière le fait pour le voyage, pour l’abord d’un pays et de son peuple.

Tout à l’heure j’ai parlé d’initiation en disant qu’il ne s’agissait pas de pénétrer quelque mystère. Peut-être que si. Car l’amour, en dépit des grandes découvertes de la biologie et de la psychologie, garde quelques-uns de ses mystères. Ces mystères dont sont dépourvus radicalement nos produits de consommation. Pour échapper au mystère nous avons décidé qu’aimer c’était consommer.

Pour connaître vraiment d’autres hommes et d’autres femmes, d’autres pays, d’autres cultures, il faut d’abord tomber amoureux. Puis aimer. Prendre les sentiers peu fréquentés. (Tant qu’il en reste). Aller vers une vie autre, apprendre son langage, partager ses joies, ses détresses. C’est là ce que nous suggère l’Eté Grec.

Lorand Gaspar, revue Alif n°8, 1976, p. 71-74.

Pour Lorand et les jours étésiens de Patmos

Ruelles des Cyclades : lignes de partage de la lumière sur la crête du jour et de la nuit. Comme une eau ruisselant vers le Levant et le Ponant des songes.
En Grèce, la lumière d’été est cortège embrasé du zénith, crissement d’ondes au coeur des paupières du temps. Immobile, elle veille, torride, sur le ciel comme l’ascète aride dans le blanc du désert…


Pour ce torrent sans lit 
ce chant immobile de pierres
Pour cette douleur étroite
ce chemin de nul nerf
Pour ce feu austère dont nul arbre ne brûle
Pour cette flamme jamais née
qui charrie l’obscur de ma voix
Pour ton nom muet qui enchante mes oreilles
Pour ce qui me reste de fraîcheur
Pour ce repas de poussière
Pour cette eau qui monte
 dans la clarté des pierres

Lorand Gaspar, Sol Absolu, extrait

Jacques Lacarrière et Lorand Gaspar s’étaient rencontrés en Grèce, à Patmos. Ils partagèrent l’amour de cette île dans les années 60.
Des années plus tard, heureux de se retrouver comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Découverte de la petite maison bleue et blanche de Lorand à Sidi Bou Saïd en Tunisie. 
Lorand Gaspar exerçait la médecine à Tunis et il avait fondé avec sa compagne, Jacqueline Daoud, la revue  »Alif », qui paraîtra de 1970 à 1982 à laquelle Jacques collabora pour quelques numéros.
Trois pays ont marqué la vie et l’oeuvre de Lorand Gaspar: la Grèce, la Palestine et la Tunisie.  Poète, médecin, historien, photographe et traducteur français d’origine hongroise, Lorand Gaspar a vécu et exercé à Tunis de 1970 à 1995.
Il nous a quittés en octobre 2020 à Paris.

Le soleil de la mort

De Pandelis Prevelakis
Préface de Jacques Lacarrière

« Seul un enfant privé de ses parents pouvait incarner ce mal du siècle – l’expérience de la désagrégation des mythes et des idées reçues – et seule une paysanne intacte en sa substance comme tante Roussaki pouvait y porter remède « , écrivait Prevelakis à Jacques Lacarrière.  » Roussaki incarne l’humanisme populaire méditerranéen qui résorbe dans sa sagesse et abolit par ses pratiques millénaires l’obscurité de notre temps. « 

 » Toutes les expériences de mon enfance en Crète vinrent se cristalliser autour de cette intuition initiale. L’événement mythique reliant cette mère à cet orphelin est la vendetta, menace meurtrière conçue par les hommes mais qui représente évidemment la destinée commune à tous les êtres.  »

Car c’est la Mort qui est, avec la Mère, le sujet essentiel de ce livre et qui occupe tous les instants, toutes les pensées, non seulement de l’enfant mais du village entier. C’est dans sa lumière que la nature, l’amour, la sexualité, la tendresse retrouvent leur vérité avec les dimensions premières de l’homme.

Editions Autrement 1997
ISBN-13 : 978-2862606873

Une jeune fille nue

de Nikos Athanassiadis, traduction de Christine Notton, préface de Jacques Lacarrière

 » Certaines légendes traversent les siècles sans rien perdre de leur pouvoir révélateur. Sans doute répondent-elles à des questions enfouies dans le plus secret de nous-mêmes, sans doute aussi existe-t-il en elles ce qu’on appelle un fond de vérité. Tel est le cas de la légende ou du récit rapporté dans une Jeune fille nue : les amours d’une jeune fille et d’un dauphin, près des rivages de l’île de Mytilène en Grèce. Que ces amours tournent au drame, qu’une tierce personne, étrangère aux secrets impérieux de la mer, vienne rompre l’enchantement de cette idylle entre deux règnes et la muer en tragédie, cela, c’est l’affaire de l’auteur. L’essentiel demeure cette amitié sans limite entre un cétacé et un être humain, qui ne prête ni au sourire ni à l’étonnement mais simplement qui est.  » Jacques Lacarrière.

Albin Michel, Paris, 1966

Bibliothèque Albin Michel , réédition en 1990
Rombaldi collection Club De La Femme, 1967

Hymnes

A la Propriété Caillebotte à Yerres, en 2004.
Lecture de poèmes orphiques avec Jacques Lacarrière, Sylvia Lipa-Lacarrière, Pierrette de Fauconval, flûte

Orphée, Hymnes, Discours sacrés  éd. Imprimerie Nationale, traduction Jacques Lacarrière

La Marche

La marche est-elle un sport ? Voilà une question qui ne m’a jamais particulièrement tourmenté mais comme on ne cesse de me la poser depuis que j’ai écrit Chemin faisant je vais essayer d’y répondre. Et cette réponse sera fort simple : la marche est une activité naturelle et native, aussi innée chez l’homme que le vol chez l’oiseau et la nage chez le poisson, elle n’est donc pas un sport. La course, elle, est un sport, pas la marche qui n’implique aucune disposition particulière (si ce n’est d’avoir deux jambes) ni aucun apprentissage spécialisé. Dieu merci, nous marchons très tôt dans notre vie et nul doute qu’Adam en personne à peine sorti des mains du Créateur, se soit mis à marcher sans aucun entraînement préalable (qui d’ailleurs le lui eut enseigné ?). Quant à Bouddha, il est bien connu qu’aussitôt né, il fit sept pas vers chacun des quatre points cardinaux, sacralisant ainsi un mode de déplacement qui, sans lui, fut resté confiné dans le banal et le profane. Il me parait donc inutile de préciser que marcher fut à l’origine une activité noble mais axée avant tout sur l’utilitaire. Je ne vais pas énumérer les dix mille raisons que l’homme préhistorique avait de se déplacer, lentement ou prestement selon qu’il voulait surprendre les ébats de quelque vierge magdalienne dans un torrent ou se soustraire aux empressements d’une lionne aurignacienne des cavernes. La marche est née avec nous, avec notre corps, ses jambes, son coeur et ses poumons. Elle est née avec notre souffle, notre respiration. Or respirer, chacun en conviendra est une activité utilitaire 

voire nécessaire à l’inverse du sport dont l’avantage est d’être à la fois désintéressé, épisodique et facultatif. De nos jours, on n’a plus grand chose à craindre des lionnes ou des ourses des cavernes et l’on peut se promener en Dordogne dans la région des Eyzies par exemple, d’une façon plus décontractée qu’aux temps préhistoriques. D’une façon bucolique, voire buissonnière, même si aucun buisson ne balise votre chemin. C’est une activité qui, par son rythme lent, ne vous coupe jamais du monde naturel environnant. Le corps, le souffle s’adaptent vite au relief du terrain dont ils épousent la nature en des noces ferventes et discrètes et qui peuvent aller de l’andante à l’allegro vivace, de l’adagio au sostenuto selon que l’on marche en Beauce ou dans l’Himalaya. Le sport comporte par essence une fonction de compétition axée fatalement sur le plus, qui manque totalement à la marche. Il n’existe pas d’épreuve sportive consistant, par exemple, à courir le moins vite possible ou à lancer un poids le moins loin possible. Avec la marche bien au contraire cela devient réalisable. Urgence, vitesse, fébrilité et précipitation, voilà des termes qui sont là inconnus. Elle est l’ennemie déclarée des contraintes et du chronomètre. A l’autoroute, elle préfère le labyrinthe, au trajet le plus court l’émotion la plus longue. Elle vous réapprend à perdre délicieusement votre temps, à redécouvrir l’éphémère, le fugitif, l’anecdotique. Vous n’imaginez pas combien une simple fleur, une clairière, un château d’eau ou un village peuvent devenir importants, quand on marche ! Course, randonnée, alpinisme sont à coup sûr des sports. La marche, elle, est un accord. On en revient à la musique. Un accord à deux : vous – et le reste du monde. 

Jacques Lacarrière 

Rencontre Chemins faisant

A l’Atelier Galerie
Mercredi 4 mars A partir de 18h30
4 rue Audran 75018 Paris. Métro Abbesses ou Blanche

Notre rendez-vous à l’Atelier Galerie autour des textes de Jacques Lacarrière qui accompagnent nos bulletins depuis la création de Chemins faisant en 2006.

Rejoignez les compagnons, les comédiennes et comédiens pour une lecture avec un de vos textes préférés pour cette première rencontre de l’année.

Chacun de nous est une histoire vivante, une foule unifiée, un grenier de gènes oubliés, une mélodie de mutations, un passé composé, un futur proposé.

Etre cultivé aujourd’hui, c’est porter en soi à sa mort des mondes plus nombreux que ceux de sa naissance. C’est s’enrichir et s’agrandir en se tissant, se métissant de la culture des autres

« … Celui que certains ne voient que proto-Grec ou crypto-Bourguignon, marcheur impénitent et subtil historien, gnostique récurrent et troubadour raffiné, est aussi décrypteur de réalités secrètes et d’envers de miroirs, spéléologue d’émotions fortes droit montées de l’écolo-système du monde. Bref, il est Jacques, notre Jacques, tel qu’en lui-même chacun des instants de son éternité le change sans le changer, tout en le changeant. Un bonheur de lecture notamment, c’est-à-dire : de vivre !… »

Gil Jouanard

Et vous, vous vous dites gnostique ?

Je me considère plutôt comme anarchiste mais au fond ce n’est pas très différent. La gnose, je le répète, c’est savoir que ce monde est imparfait, raté et qu‘il est à parfaire. Il est un leurre, un miroir trompeur car le vrai monde est ailleurs. Des siècles après les Gnostiques, Rimbaud ne dira pas autre chose. C‘est pourquoi la voie gnostique est une voie d‘inversion poussée à ses extrêmes. Deux voies s’offrent pour combattre ce monde de la déficience : la voie ascétique qui en refuse les tentations douteuses et la voie licencieuse qui consiste à épuiser, en s‘en imprégnant, la matière du Mal. D‘où dans certaines sectes la pratique de la sodomie, de l‘amour libre, des agapes ou banquets orgiaques, toutes pratiques dont on comprend qu’elles aient surpris et même horrifié les contemporains, qu‘ils soient chrétiens ou païens. Les Gnostiques étaient une source permanente de perturbations sociales. Les anarchistes ont pratiqué d‘autres voies, bien entendu, puisqu‘ils prétendaient agir surtout sur le plan politique. Mais il faut bien comprendre que pour moi le mot anarchie qui signifie littéralement non-pouvoir, sans-pouvoir, c’est-à-dire sans maître, est un mot très fort qui en réalité implique la responsabilité totale du citoyen. La suppression d‘un pouvoir central et dominateur est sûrement un rêve utopique mais nécessaire, pour cesser d’être dans notre vie des êtres influencés et manœuvres, des citoyens passifs et endormis. C‘est d‘ailleurs l‘État idéal vers lequel tendait

le désir de Marx ! L‘anarchiste est un homme, un citoyen plus conscient, plus responsable et donc plus autonome que les autres.

Vous savez peut-être que chez les oiseaux migrateurs, le besoin de migration est commandé par une hormone spécifique qui agit sur l’ensemble de la personnalité de l’oiseau et la modifie parfois considérablement. Ainsi, certains oiseaux migrateurs ne reconnaissent plus leurs semblables ou leur partenaire au terme de la migration. La migration altère ou modifie la perception de l‘environnement immédiat et les réactions à cette perception, En d‘autres termes, l’oiseau migrateur n‘est plus le même à l‘arrivée sur un autre territoire ou continent. Alors que l’homme, on en conviendra, n’est pas modifié physiquement ni biologiquement par le déplacement, quel qu’il soit. Si nous nous retrouvions par hasard, vous et moi, la semaine prochaine à Tahiti, on se reconnaitrait immédiatement. Vous voyez la différence. L‘homme demeure fondamentalement le même sur la terre car il dispose d’une autonomie biologique et mentale grâce au cerveau hominien. L‘homme est chez lui sur toute la terre et surtout il est reconnaissable en tant que tel. Il peut donc se sentir partout chez lui, ce qui en fait une créature très différente des oiseaux, dont le comportement change en fonction du territoire. On en revient ainsi à la réflexion du début sur le centre du monde. Pour un oiseau, le centre du monde est un territoire très précis, souvent minuscule – territoire de chasse, de pariade et de nidification. Pour l‘homme, c’est la terre toute entière.

Je me souviens d’un très bel exemple de cette délocalisation possible du centre, cité par Mircéa Eliade dans son ouvrage Images et Symboles à propos des paysans roumains qui édifiaient jadis au centre de leur maison un poteau-pilier qui servait d’axe à la maison et où était censé passer le centre du monde. Autrement dit, il servait d’axe entre le ciel et la terre. Aucune maison ne pouvait se maintenir intacte, croyait-on, sans cet axe à la fois local et universel. Mais il suffisait de le prendre et de le transporter ailleurs pour que l’axe du monde passe par ce nouvel emplacement ! Comme quoi cette idée que le centre du monde n‘est ni unique ni fixe n‘est nullement une idée d’intellectuel. Sorciers chamans, paysans roumains, chasseurs indiens d‘Amazonie l’ont depuis longtemps adoptée et pratiquée.