Oui, forts et denses, éclairants, lumineux furent finalement ces jours de l’été 1944. Ces jours qui contribuèrent si fortement à hâter la fin de mon adolescence. Quand les parents furent de retour, une fois la ville libérée, ils pensaient nous retrouver intacts, je veux dire tels que nous étions auparavant. Mais nous avions grandi, mûri, et tant changé que s’ils avaient eu ne fût-ce qu’une once d’intuition, ils n’auraient même pas dû nous reconnaître.
C’est à ce moment là, quand tout autour de nous n’était que ruines, que la ville presque entière était à reconstruire et l’avenir à repenser, que je décidai seul, absolument seul (mais avec la complicité du tilleul) de ce que je ferais de ma vie : être cigale et jamais fourmi.
Jacques Lacarrière
(…)A quoi sert un fleuve ? On se pose rarement la question tant son existence va de soi, comme celle du ciel et de la terre. Pendant longtemps on ne vit en lui qu’une source d’eau consommable, un chemin mouvant et gratuit pour aller d’une ville à l’autre et pour gagner la mer, et un vivier de nourriture par les poissons qu’on peut y pêcher, le gibier d’eau qu’on peut y chasser. Cela c’est l’histoire coutumière et humaine du fleuve, au temps des coches, des barges et des plates. Mais il y a des fleuves un autre usage possible, plus ludique et moins prosaïque, qui consiste aussi à s’y baigner, à en sonder les fonds intimes, à s’étendre au soleil sur leurs îlots de sable, à rêver sur leurs rives, à imaginer leur estuaire, la mer où ils se jettent et les Polynésies lointaines. Car le fleuve, comme le dit Héraclite est un constant Ailleurs en notre ici. Un Ailleurs, mais aussi un langage de rives, d’eaux fraternelles, de boue, d’îlots et de deltas. (…)
Anthologie poétique personnelle Parution à l’occasion de la 13e édition du Printemps des poètes (7 au 21 mars 2011)
« Il n’est de manque véritable que le vide d’un monde privé de poésie. »
Dans cette anthologie qu’il avait lui-même composée, Jacques Lacarrière nous livre plus de cinquante ans de voyage dans l’intimité de sa poésie, une poésie nourrie de paysages, de rencontres et de mythes.
« Être, à chaque mot, contemporain du premier homme : Adam des mots » : telle aurait pu être la devise de celui qui partagea sa vie entre son amour de l’écriture et sa passion des civilisations anciennes. Plus célèbre pour ses romans et ses récits de voyages, il a toutefois eu un véritable parcours poétique, plus discret mais issu de rencontres déterminantes, parmi lesquelles le surréalisme avec André Breton, la négritude avec Aimé Césaire, les grands classiques de la Grèce antique, avec la traduction de Sophocle ou d’Hérodote ou la peinture de Giorgio de Chirico. S’ajoute à cette liste celle des voyages, des traversées : Patmos, l’archipel des Cyclades, le Mont Athos, mais aussi la France, entre campagne et ville.
Celui qui chemine au creux de cette anthologie le comprend aussitôt : le tempérament nomade de son auteur imprime à cette poésie le caractère de l’éphémère, du fugitif. Les figures mythologiques, qu’elles soient argonautes, centaures, néréides ou gorgones, affluent sous la bannière de l’Immémorial Orphée – figure éternelle du poète. La contemplation des paysages, qui offre au langage ses états singuliers, cède devant le récit épique des batailles de l’Aurige, ce conducteur de char dont on retrouva la statue à Delphes. Le cri d’Icare tombant dans la mer résonne comme le cri originel de tout être humain. Cette poésie se situe entre un monde de nature et un monde par-delà la nature, empreint de mythe. De chaque mot, de chaque image, se dégage une sagesse infinie, loin de la contingence des époques, légère comme le nuage et solide comme le minéral. Car les éléments – eau, vent, feu, terre – sont partout présents, seules forces à l’épreuve du temps. Ces poèmes apparaissent donc, selon les termes de l’auteur lui-même, « bucoliques, agraires, forestiers, telluriques, aériens, nébuleux ou céréaliers. » Ils font parvenir jusqu’à nous la voix tout à fait singulière d’un bel esprit, généreux et contemplatif.
Paris, Seghers Laffont, 2011
EXTRAITS
Abécédaire de la terre
Annonciatrice des aubes et des astres Berceau de nos balbutiements Colombier des humaines colombes Donatrices des délectations Écrin de nos enchantements Florilèges des floraisons Géante où gazouille le monde Héroïne de l’histoire des herbes Infante de l’immensité Jardinière des joies et des jours Kermesse des kobolds Légendaire des loups et des lions Matrice et mémoire du monde Nourrice des nids et des nues Plénitude des pastoureaux Quintessence des autres éléments Royaume de toute renaissance Semeuse de savoirs et de saveurs Trésors où s’enrichit le Temps Unisson de tous les univers Ventre et veilleuse des victoires la Terre
Écrit en mer Égée, entre Ios et Siphnos
Au plus près de la “mer écumeuse“ d’Homère, au plus près de cette vérité bleue qui tremble à l’heure du poème, au plus près de la vague offerte en chacun de ses creux, au plus près du fragile avenir de l’écume, au plus près de l’oiseau à la croisée des vents, au plus près du rivage où veille une chapelle
j’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer, j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel, humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de leur lumière. Ici le filet du pêcheur dialogue chaque jour avec la liberté des vagues, chaque jour le soleil recommence les jeux savants des mouettes et de l’azur, et ici, chaque jour, à mi-chemin des ombres et du réel corps éployé dans la légende, vient rêver une néréide.
Portrait d’un hirsute
Un profil de ménagère et une sensibilité d’obélisque, il n’en fallait pas plus pour qu’il devient impossible à vivre. Il avait été ramoneur puis professeur au Muséum d’histoire naturelle. Il y avait acquis cette habitude déplorable de se croire une géologie en marche. Aussi ne bougeait-il jamais. Il ne se lavait jamais non plus. Il est mort un jour, d’érosion.
1949
Même parti très loin, je ne sais Quel est le plus réel, de ma mémoire ou de mes routes Quel est le vent qui pousse ce bateau, Quelle est la mer qui pousse ces oiseaux. Je suis arrivé près de lagunes ocrées Où la patience des sauriens ruminait Le long enfantement de l’homme. Ainsi de toi, lointaine, jusqu’à moi : Ta main est ce serpent lacustre dont le sommeil M’attend au bout des mémoires du monde. 1950
Incertitudes
Je ne sais pas pourquoi le Zodiaque est si haut Ni pourquoi les nuages sans cesse recommencent Pourquoi l’éclair ne dure, pourquoi les soleils meurent Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire.
Mille ans suffiraient-ils pour pouvoir épuiser La raison d’un seul jour Et mille autres pour enfin déchiffrer les runes inviolées de la nuit ?
Demeure, malgré tout, la fidélité du printemps, Demeurent l’élévation et la ponctualité des sèves Demeurent au loin les milles chuchotis de la mer Demeure à mes oreilles le chant muet des coquillages.
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire Je ne sais pas pourquoi les taupes sont aveugles Je ne sais pas pourquoi les saules se lamentent
Je ne sais pas pourquoi l’herbe n’a pas d’histoire.
Mille ans suffiraient-ils pour nous faire découvrir le pacte des herbes et du vent Et mille autres pour élucider l’œil irisé des libellules ?
Demeure, inexorables, le foisonnement des fourmis Demeure, inégalée, la diligence des abeilles Demeure, inexpliqué, le mutisme des cicindèles, Demeure, indiscuté, le verbiage des Kinkajous.
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire Je ne sais pas pourquoi la foudre devient cendre Je ne sais pas pourquoi l’oiseau n’a que deux ailes Je ne sais pas pourquoi la rose est sans pourquoi.
Octobre au bord des flammes
Antiphonaires des saisons, les vêpres tombent sur la ville avec un bruit de voix mouillées. Là-bas, ce répons d’âmes cette cantilène des nuages et le cri de l’ange là-haut déroulant la grande nappe des prières sur l’incendie, sur l’agonie de la lumière.
1950
Cyclades
Ici, le temps se mesure au comptant, au content du soleil. C’est pourquoi chaque coupole, chaque chapelle filtrent les flèches du zénith, clepsydres des lumières. Ruelles des Cyclades : lignes de partage du jour et de la nuit sur le crêt de l’Immaculé comme une eau ruisselant vers le levant ou le ponant des songes. Arêtes vives comme le tranchant d’un glaive entre fini et infini. Comme l’épée de l’Ange entre innocence et faute. Arêtes vives comme une frontière rectiligne, embrasée, parallèle à notre destin. En ces jeux de lumière et d’ombres cycladiques, en ce damier austère, on retrouve la trace des vieilles géométries qu’Euclide, Thalès et Pythagore ont tour à tour inscrites dans le blanc du ciel grec. Épures de midi. Lignes, droites, angles, arêtes, trigones et triangles du ciel que le soleil docile reproduit sur le cadran des îles. C’est là, juste à la bissectrice des solstices que son tranchant sépare la Mémoire. Et il met d’un côté les grands cyprès orphiques, de l’autre le marbre euclidien du zénith. J’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer, j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel, humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de la lumière. Là, juste là, cette arche d’ombre fichée sur l’épingle embrasée du soleil. Il y a dans la tradition mystique de la Grèce un mot qui désigne les ascètes les plus ardents, les plus acharnés à demeurer dans le désert aux franges des brûlures, et ce mot, c’est nepsis qui veut dire sobriété. On nomme précisément neptiques les ermites les plus extrêmes en leur ascèse. Ivresse neptique du mur Egéen, fou de soleil, éperdu de lumière. Ivresse neptique des voiles cycladiques sur l’écume. Car il n’est autre ivresse que celle de l’homme sobre devant l’arête immaculée de ses désirs. Neptiques sont ces murs, ces terrasses, ces coupoles, ces marches étincelantes, dénudées de lumière. Neptiques puisqu’un peu de chaux leur suffit pour affronter l’infini bleu du ciel. Lumière janséniste de la chaux, ombres dionysiaques, couleurs avivant les seuils, les portes, les fenêtres. Des unes aux autres, vent dorien et soleil ionien, le contraste d’un isthme infime. Où la mémoire a su nimber d’ocelles le derme écru des murs. Au cadran solaire des escales, les mâts sont aiguilles des vents, les coques alcôves des tempêtes. Mais là, souviens-t’en bien, en ce port calme et bleu, juste après le réveil des gorgones et des proues, tu vis pour la première fois bouger l’ombre des heures.
1980
Yggdrasil *
Je suis né d’un songe de la terre rêvant qu’elle s’unissait au ciel.
J’ai grandi dans l’ombre inquiète de racines toujours assoiffées d’obscur.
Et j’ai fleuri dans l’allégresse de la sève et l’offertoire des frondaisons.
Je suis l’axe du monde, vivant défi des temps carbonifères. L’alliance de l’ombre et de l’éclair, le tremplin des orages, l’esprit des sources et des souffles.
Je suis le sommeil et l’éveil, le silence et la symphonie.
Je suis l’oratoire des astres, et mes feuillages s’impatientent des apocalypses à venir.
J’abrite en mes branches l’aspic et l’alouette, l’ogre et l’océanide, le singe et la sylphide, le ver et la vestale.
J’abrite l’hier des fauves, les présent des oiseaux et le demain des hommes.
J’abrite le nid des anges et les couvées du ciel.
Je suis l’axe du monde.
* Yggdrasil est le nom donné par les anciens Germains au Frêne cosmique qui reliait le ciel et la terre. Il abritait en ses racines les divinités du destin, en ses branches toute l’humanité et en son sommeil le palais des dieux.
Cet ouvrage réunit pour la première fois les récits des voyages dédiés par Jacques Lacarrière à la Méditerranée : En cheminant avec Hérodote, Promenades dans la Grèce antique et L’Été grec, ainsi qu’une foule d’articles peu connus sur des îles grandes ou petites comme la Crète, Patmos, Hydra et tant d’autres. Parution : 17 Janvier 2013 ISBN : 2-221-12494-4 Plus d’information : Editions Bouquins / Robert Lafont
Un rêve éveillé, textes sur le théâtre, éditions Transboréal
Textes de Jacques Lacarrière sur la troupe du théâtre antique de la Sorbonne, la tragédie grecque, Avignon et Jean Vilar, le festival d’Avignon, le théâtre des Balkans, l’Opéra.
Dionysos
Dieu du vin, c’est vrai et donc de l’ivresse. Mais aussi dieu fondateur du théâtre. Le vin, l’ivresse révèlent la face obscure, ignorée de nous-même. Le théâtre, lui, révèle à l’homme sa filiation avec les grands courants, les grandes forces du monde, les dieux, le destin, l’histoire et la cité.
Dionysos est le dieu des miroirs cachés, des sorties hors du corps par transes et extases, des possessions brutales mais fertiles qui font de vous, le temps d’un rêve ou d’une danse, l’éphémère réceptacle d’un dieu. Dionysos nous relie ainsi aux forces vives et assoupies de l’univers, il abolit en nous le temps et, comme Icare, nous entraîne au cœur d’un ciel nocturne et extatique.
Dionysos est un dieu qui multiplie l’homme en libérant en lui les forces et les élans de ses désirs les plus secrets avec évidemment le risque qu’on encourt : extase ou perdition, s’alléger ange ou s’alourdir démon. Mais là, le choix n’est pas dans le vin mais en vous.
Un itinéraire radieux. Entretiens, deux CD audio, éditions ZOE
Accompagné d’un livret illustré de 16 pages, les 2 CD reprennent des entretiens donnés à la Radio Suisse Romande entre 1960 et 1992. Jacques Lacarrière nous emmène en Grèce, en France, en Egypte et nous permet de remonter les siècles aux sources de la culture classique et du christianisme.
A l’orée du pays fertile, poèmes, éditions Seghers
Anthologie poétique personnelle Parution à l’occasion de la 13e édition du Printemps des poètes (7 au 21 mars 2011) « Il n’est de manque véritable que le vide d’un monde privé de poésie. » Dans cette anthologie qu’il avait lui-même composée, Jacques Lacarrière nous livre plus de cinquante ans de voyage dans l’intimité de sa poésie, une poésie nourrie de paysages, de rencontres et de mythes. « Être, à chaque mot, contemporain du premier homme : Adam des mots » : telle aurait pu être la devise de celui qui partagea sa vie entre son amour de l’écriture et sa passion des civilisations anciennes. Plus célèbre pour ses romans et ses récits de voyages, il a toutefois eu un véritable parcours poétique, plus discret mais issu de rencontres déterminantes, parmi lesquelles le surréalisme avec André Breton, la négritude avec Aimé Césaire, les grands classiques de la Grèce antique, avec la traduction de Sophocle ou d’Hérodote ou la peinture de Giorgio de Chirico. S’ajoute à cette liste celle des voyages, des traversées : Patmos, l’archipel des Cyclades, le Mont Athos, mais aussi la France, entre campagne et ville. Celui qui chemine au creux de cette anthologie le comprend aussitôt : le tempérament nomade de son auteur imprime à cette poésie le caractère de l’éphémère, du fugitif. Les figures mythologiques, qu’elles soient argonautes, centaures, néréides ou gorgones, affluent sous la bannière de l’Immémorial Orphée – figure éternelle du poète. La contemplation des paysages, qui offre au langage ses états singuliers, cède devant le récit épique des batailles de l’Aurige, ce conducteur de char dont on retrouva la statue à Delphes. Le cri d’Icare tombant dans la mer résonne comme le cri originel de tout être humain. Cette poésie se situe entre un monde de nature et un monde par-delà la nature, empreint de mythe. De chaque mot, de chaque image, se dégage une sagesse infinie, loin de la contingence des époques, légère comme le nuage et solide comme le minéral. Car les éléments – eau, vent, feu, terre – sont partout présents, seules forces à l’épreuve du temps. Ces poèmes apparaissent donc, selon les termes de l’auteur lui-même, « bucoliques, agraires, forestiers, telluriques, aériens, nébuleux ou céréaliers. » Ils font parvenir jusqu’à nous la voix tout à fait singulière d’un bel esprit, généreux et contemplatif. Paris, Seghers Laffont, 2011 EXTRAITS
Abécédaire de la terre
Annonciatrice des aubes et des astres
Berceau de nos balbutiements
Colombier des humaines colombes
Donatrices des délectations
Écrin de nos enchantements
Florilèges des floraisons
Géante où gazouille le monde
Héroïne de l’histoire des herbes
Infante de l’immensité
Jardinière des joies et des jours
Kermesse des kobolds
Légendaire des loups et des lions
Matrice et mémoire du monde
Nourrice des nids et des nues
Plénitude des pastoureaux
Quintessence des autres éléments
Royaume de toute renaissance
Semeuse de savoirs et de saveurs
Trésors où s’enrichit le Temps
Unisson de tous les univers
Ventre et veilleuse des victoires
la Terre
Écrit en mer Égée, entre Ios et Siphnos
Au plus près de la “mer écumeuse“ d’Homère,
au plus près de cette vérité bleue
qui tremble à l’heure du poème,
au plus près de la vague offerte en chacun de ses creux,
au plus près du fragile avenir de l’écume,
au plus près de l’oiseau à la croisée des vents,
au plus près du rivage où veille une chapelle
j’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer,
j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel,
humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de leur lumière.
Ici le filet du pêcheur dialogue chaque jour
avec la liberté des vagues,
chaque jour le soleil recommence
les jeux savants des mouettes et de l’azur,
et ici, chaque jour, à mi-chemin des ombres et du réel
corps éployé dans la légende,
vient rêver
une néréide.
Portrait d’un hirsute
Un profil de ménagère et une sensibilité d’obélisque, il n’en fallait pas plus pour qu’il devient impossible à vivre. Il avait été ramoneur puis professeur au Muséum d’histoire naturelle. Il y avait acquis cette habitude déplorable de se croire une géologie en marche. Aussi ne bougeait-il jamais. Il ne se lavait jamais non plus. Il est mort un jour, d’érosion.
1949
Même parti très loin, je ne sais
Quel est le plus réel, de ma mémoire ou de mes routes
Quel est le vent qui pousse ce bateau,
Quelle est la mer qui pousse ces oiseaux.
Je suis arrivé près de lagunes ocrées
Où la patience des sauriens ruminait
Le long enfantement de l’homme.
Ainsi de toi, lointaine, jusqu’à moi :
Ta main est ce serpent lacustre dont le sommeil
M’attend au bout des mémoires du monde.
1950
Incertitudes
Je ne sais pas pourquoi le Zodiaque est si haut
Ni pourquoi les nuages sans cesse recommencent
Pourquoi l’éclair ne dure, pourquoi les soleils meurent
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire.
Mille ans suffiraient-ils pour pouvoir épuiser
La raison d’un seul jour
Et mille autres pour enfin déchiffrer les runes inviolées de la nuit ?
Demeure, malgré tout, la fidélité du printemps,
Demeurent l’élévation et la ponctualité des sèves
Demeurent au loin les milles chuchotis de la mer
Demeure à mes oreilles le chant muet des coquillages.
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire
Je ne sais pas pourquoi les taupes sont aveugles
Je ne sais pas pourquoi les saules se lamentent
Je ne sais pas pourquoi l’herbe n’a pas d’histoire.
Mille ans suffiraient-ils pour nous faire découvrir
le pacte des herbes et du vent
Et mille autres pour élucider
l’œil irisé des libellules ?
Demeure, inexorables, le foisonnement des fourmis
Demeure, inégalée, la diligence des abeilles
Demeure, inexpliqué, le mutisme des cicindèles,
Demeure, indiscuté, le verbiage des Kinkajous.
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire
Je ne sais pas pourquoi la foudre devient cendre
Je ne sais pas pourquoi l’oiseau n’a que deux ailes
Je ne sais pas pourquoi la rose est sans pourquoi.
Octobre au bord des flammes
Antiphonaires des saisons, les vêpres
tombent sur la ville avec un bruit de voix mouillées.
Là-bas, ce répons d’âmes
cette cantilène des nuages
et le cri de l’ange là-haut
déroulant la grande nappe des prières
sur l’incendie, sur l’agonie de la lumière.
1950
Cyclades
Ici, le temps se mesure au comptant, au content du soleil. C’est pourquoi chaque coupole, chaque chapelle filtrent les flèches du zénith, clepsydres des lumières.
Ruelles des Cyclades : lignes de partage du jour et de la nuit sur le crêt de l’Immaculé comme une eau ruisselant vers le levant ou le ponant des songes.
Arêtes vives comme le tranchant d’un glaive entre fini et infini. Comme l’épée de l’Ange entre innocence et faute. Arêtes vives comme une frontière rectiligne, embrasée, parallèle à notre destin.
En ces jeux de lumière et d’ombres cycladiques, en ce damier austère, on retrouve la trace des vieilles géométries qu’Euclide, Thalès et Pythagore ont tour à tour inscrites dans le blanc du ciel grec. Épures de midi. Lignes, droites, angles, arêtes, trigones et triangles du ciel que le soleil docile reproduit sur le cadran des îles. C’est là, juste à la bissectrice des solstices que son tranchant sépare la Mémoire. Et il met d’un côté les grands cyprès orphiques, de l’autre le marbre euclidien du zénith.
J’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer, j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel, humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de la lumière.
Là, juste là, cette arche d’ombre fichée sur l’épingle embrasée du soleil.
Il y a dans la tradition mystique de la Grèce un mot qui désigne les ascètes les plus ardents, les plus acharnés à demeurer dans le désert aux franges des brûlures, et ce mot, c’est nepsis qui veut dire sobriété. On nomme précisément neptiques les ermites les plus extrêmes en leur ascèse. Ivresse neptique du mur Egéen, fou de soleil, éperdu de lumière. Ivresse neptique des voiles cycladiques sur l’écume. Car il n’est autre ivresse que celle de l’homme sobre devant l’arête immaculée de ses désirs.
Neptiques sont ces murs, ces terrasses, ces coupoles, ces marches étincelantes, dénudées de lumière. Neptiques puisqu’un peu de chaux leur suffit pour affronter l’infini bleu du ciel.
Lumière janséniste de la chaux, ombres dionysiaques, couleurs avivant les seuils, les portes, les fenêtres. Des unes aux autres, vent dorien et soleil ionien, le contraste d’un isthme infime. Où la mémoire a su nimber d’ocelles le derme écru des murs.
Au cadran solaire des escales, les mâts sont aiguilles des vents, les coques alcôves des tempêtes. Mais là, souviens-t’en bien, en ce port calme et bleu, juste après le réveil des gorgones et des proues, tu vis pour la première fois bouger l’ombre des heures.
1980
Yggdrasil *
Je suis né d’un songe de la terre rêvant qu’elle s’unissait au ciel.
J’ai grandi dans l’ombre inquiète de racines toujours assoiffées d’obscur.
Et j’ai fleuri dans l’allégresse de la sève et l’offertoire des frondaisons.
Je suis l’axe du monde, vivant défi des temps carbonifères. L’alliance de l’ombre et de l’éclair, le tremplin des orages, l’esprit des sources et des souffles.
Je suis le sommeil et l’éveil, le silence et la symphonie.
Je suis l’oratoire des astres, et mes feuillages s’impatientent des apocalypses à venir.
J’abrite en mes branches l’aspic et l’alouette, l’ogre et l’océanide, le singe et la sylphide, le ver et la vestale.
J’abrite l’hier des fauves, les présent des oiseaux et le demain des hommes.
J’abrite le nid des anges et les couvées du ciel.
Je suis l’axe du monde.
Yggdrasil est le nom donné par les anciens Germains au Frêne cosmique qui reliait le ciel et la terre. Il abritait en ses racines les divinités du destin, en ses branches toute l’humanité et en son sommeil le palais des dieux.
Cappadoce, la vallée des fées, portfolio, textes et photos de Jacques Lacarrière, Chemins faisant/Les Faux Papiers
Photographies inédites
Introduction de Gil Jouanard
Dans la forêt des songes, dernier livre de J.L. paru en octobre 2005, Nil éditions
Le dernier livre de Jacques Lacarrière se passait… « Dans la forêt des songes »…
» Bien que né sous le signe du Sagittaire, je n’ai jamais jusqu’à ce jour enfourché le moindre cheval ni revêtu la moindre armure pour défier en tournoi singulier quelque insolent rival. Si gente dame il m’est arrivé dans ma vie de conquérir de haute lutte, ce fut toujours sans cheval ni armure, ni pourfendeuse lance. Voilà qui devrait m’interdire ou du moins me décourager de me lancer en une époque comme la nôtre dans l’écriture d’un récit ou un roman de chevalerie. Je m’y hasarde cependant en précisant seulement que pour les raisons susdites, on ne trouvera dans ce livre ni cheval ni armure ni haume ni épée ni tournoi ni non plus d’insolent rival. Par contre, on y verra des vierges sages et d’autres folles, des monstres singuliers et des aventuriers, des grands veneurs et des stylites et même des hermaphrodites. Il y aura aussi des mandragores, des demoiselles de Numidie, peut-être même des tétras lyre et, sans doute, des arbres qui parlent. Et, enfin et surtout, une forêt, une vraie forêt qui s’étale, frissonne et murmure à deux pas de mon village et qu’on nomme Forêt d’Orient.
C’est à l’orée de cette forêt qu’Ancelot – chevalier sans cheval, paladin sans armure, pèlerin sans équipage – rencontre Thoustra, un perroquet ara, curieux de tout et légèrement dyslexique, avec lequel il va cheminer et croiser des êtres, figures, fantômes ou personnages surgis de différentes époques : un stylite sur sa colonne, une grue cendrée et bègue, le Grand Veneur d’une chasse fantastique, une ondine nymphomane, un androgyne transsexuel, une mère porteuse et vierge, et bien d’autres encore.
Une fable qui réinvente les chemins des chevaliers d’antan pour les situer au coeur du monde d’aujourd’hui.
Paris, Nil éditions, octobre 2005.
Contre-nuits est un ensemble de textes en prose et en poèmes nés à partir des gravures à la manière noire d’Albet Woda. Nous avions déjà fait ensemble, il y a quelques années, un ouvrage intitulé Erèbe/Ebène composé de huit gravures à partir de huit poèmes écrits précédemment. Contre-nuits est une œuvre plus diversifiée, un chant plus ample dans lequel j’ai voulu traduire le profond mystère émanant de ces gravures où surgissent des cieux en genèse, des paysages de début et de fin du monde et où volent des oiseaux égarés, des silhouettes humaines perdues dans l’immensité de l’Ailleurs. Gravures et poèmes traduisent ce cheminement du noir au lumineux, de l’obscurité primitive à la transparence de l’espace. Les poèmes sont comme le contre-chant de ces gravures intenses, évocatrices d’une nuit en genèse, ils sont, en tout cas, ils voudraient être la mélodie de ce qui naît, du cœur des matrices du temps. Et si, comme je l’ai dit plus haut, quelques oiseaux parfois y volent, si quelques silhouettes humaines souvent y déambulent au cœur de paysages d’avant l’homme, c’est parce que la terre, et tout ce qui y pousse, s’y ordonne ou s’y enchevêtre, est saisie en son éternelle gestation. Contre-nuits est un hymne à l’aurore, à la sombre beauté de la nuit qui enfante.
Jacques Lacarrière.
Apprendre à voir la nuit.
Apprendre à distinguer les arcanes du noir, les strates de l’obscur, les mille antichambres des ombres, les noms secrets du ténébreux.
Et pouvoir parler de la nuit quand celle-ci devient blanche. Quand elle quitte les profondeurs de l’Erèbe pour s’aventurer en plein jour.
Et qu’elle y éclipse le soleil de midi. Que le zénith devient nadir. Apprendre en somme à devenir hibou.
A aimer à minuit.
A dormir à midi.
A savoir élucider le monde de la nuit au point de pouvoir distinguer à minuit au cœur de la forêt, sans faute ni sans faille aucune, les rêves enclos du perce-neige.
Textes de Jacques Lacarrière sur la troupe du théâtre antique de la Sorbonne, la tragédie grecque, Avignon et Jean Vilar, le festival d’Avignon, le théâtre des Balkans, l’Opéra. Dionysos Dieu du vin, c’est vrai et donc de l’ivresse. Mais aussi dieu fondateur du théâtre. Le vin, l’ivresse révèlent la face obscure, ignorée de nous-même. Le théâtre, lui, révèle à l’homme sa filiation avec les grands courants, les grandes forces du monde, les dieux, le destin, l’histoire et la cité. Dionysos est le dieu des miroirs cachés, des sorties hors du corps par transes et extases, des possessions brutales mais fertiles qui font de vous, le temps d’un rêve ou d’une danse, l’éphémère réceptacle d’un dieu. Dionysos nous relie ainsi aux forces vives et assoupies de l’univers, il abolit en nous le temps et, comme Icare, nous entraîne au cœur d’un ciel nocturne et extatique. Dionysos est un dieu qui multiplie l’homme en libérant en lui les forces et les élans de ses désirs les plus secrets avec évidemment le risque qu’on encourt : extase ou perdition, s’alléger ange ou s’alourdir démon. Mais là, le choix n’est pas dans le vin mais en vous.
Rendre hommage à la Grèce, terre de civilisation millénaire, habitée d’Histoire et de mythes, dans le cadre de l’année où Athènes est la capitale mondiale du livre de l’UNESCO, tel est le point de départ de ce recueil rassemblant auteurs grecs et français contemporains auxquels nous avons commandé des textes.
Des nouvelles, des récits, mais aussi des textes scientifiques, manifestent l’attachement de chacun à la Grèce. Une attention particulière est portée au Mont Athos, site classé au patrimoine naturel mondial de l’UNESCO. Une contribution est ainsi consacrée au rôle primordial des monastères du Mont Athos comme conservatoire du livre au cours des siècles. Des photographies inédites, prises dans les années 1950 par Jacques Lacarrière, renforcent encore la mise en lumière de ce lieu mystérieux.
Grèce immémoriale et fiction contemporaine coexistent ainsi pour nous permettre d’approcher par plusieurs angles l’empreinte que ce pays a laissé à l’humanité.
Avec la participation de Christos Chryssopoulos, Minos Efstathiadis, Maria Fakinou, Nikos Mandis, Maria Stefanopoulou, Gilles Ortlieb, Jil Silberstein, Francois Taillandier, Arnaud Zucker et Zisis Melissakis.
Ouvrage publié en soutien d’Athènes, capitale mondiale du livre 2018.
Jacques Lacarrière, ce marcheur invétéré, n’a pas seulement marqué notre époque par la redécouverte de la Gréce avant que la mode du tourisme ne l’atteigne, mais il a imposé la marche et l’esprit de liberté qui en découle comme un art de vivre. En même temps que le récit d’un cheminement personnel, ses chroniques de voyage offrent l’occasion de rencontres exceptionnelles (moines du Mont Athos) et d’une réflexion pour une civilisation qui, interrogeant ses mythes, part à la recherche d’elle-même. Il retrace ici sa formation, sa découverte de la culture, du surréalisme, dans les pas d’André Breton. Il raconte la Loire et l’Auvergne, Vézelay et Sacy. Cet itinérant poète est aussi celui de notre imaginaire.
Flammarion, Mémoire vivante, 2002 ISBN 978-2080682062
Pourquoi les hommes font-ils davantage confiance à leurs croyances qu’à leur science ? Pour quelle raison cette dernière a-t-elle eu pendant si longtemps l’Église pour ennemie ? Quant à l’homme, quelle est au juste sa place dans l’univers ? « Fabrique-t-il » seulement la vie en la transmettant à ses enfants ? La notion de race et son corollaire, le racisme, ont-ils un fondement scientifique ? Autant de questions auxquelles, sur le ton du dialogue, Albert Jacquard, «Ambassadeur de la génétique », et Jacques Lacarrière, explorateur passionné des mythologies, tentent d’apporter des réponses, leurs réponses. Albert Jacquard évoque Mendel, Darwin et Einstein. Jacques Lacarrière cite Montaigne, Mallarmé, Teilhard de Chardin. Ensemble, ces écrivains de libre pensée retracent l’histoire de ceux qui se sont battus pour imposer des théories souvent iconoclastes. Au centre de ces questionnements, une interrogation sert de fil conducteur à l’ouvrage : que doivent attendre les hommes de la science ?
« Qu’est-ce qu’une tragédie de Sophocle ? Avant tout une méditation sur la violence et sur le sacrilège. Sophocle a montré que toute violence est sacrilège, qu’il y a en chaque être une part divine qu’on ne peut humilier sans s’humilier soi-même. »