Le villageois planétaire : Garder tous ses âges

« … Je crois que la maturité ne consiste pas à supprimer l’enfant. Elle consiste à devenir mûr, tout en restant enfant, c’est à dire en intégrant tous ses âges précédents. Un homme qui aurait oublié l’enfant serait à moitié mort. La permanence de l’enfance, pas l’infantilisme, mais la permanence de la curiosité ou de la poésie de l’enfant est indispensable à tous les moments de la vie, et il faut garder tous ses âges avec soi. Vieillir, ce n’est pas supprimer des âges derrière soi, comme on enlève des feuilles de calendrier. C’est le contraire. C’est garder tous ses âges différents avec soi, être contemporain de toutes ses époques antérieures. Et là, on a comme une sédimentation, un acquis, comme ces montagnes qui sont faites par la superposition de tous les âges précédents. C’est pourquoi moi, personnellement, je me sens autant encore un enfant, un adolescent, tous les différents âges que j’ai pu avoir, et particulièrement aussi celui que j’ai maintenant. Je suis tout cela en même temps. Je ne veux rien tuer en moi. Des choses meurent, c’est différent, elles s’en vont d’elles-mêmes. Mais de moi-même, je ne me tue pas. Je ne suis pas mon propre meurtrier, je garde en moi l’enfant. Je ne tue jamais. Je ne veux pas avoir, comme dirait le poète Lautréamont, du sang intellectuel en moi qui aurait tué l’enfant que j’étais, parce que ce serait le pire des crimes…

Ritsos le disait pour la poésie, moi je le dis en général pour toutes les formes d’apprentissage et de connaissance, si Ritsos l’a dit pour la Grèce, moi je ne le dirai pas pour la France, parce que la France, certainement, n’a pas cette source de rayonnement, de chaleur et de mémoire que la Grèce porte. Mais cela n’a pas d’importance, car, personnellement, je me définis, d’une façon extrêmement claire, comme quelqu’un qui appartiendrait à un village, qui serait membre d’un village. Et ce village, il est sur toute la terre, c’est à dire je suis un villageois planétaire. »

La Marche

La marche est-elle un sport ? Voilà une question qui ne m’a jamais particulièrement tourmenté mais comme on ne cesse de me la poser depuis que j’ai écrit Chemin faisant je vais essayer d’y répondre. Et cette réponse sera fort simple : la marche est une activité naturelle et native, aussi innée chez l’homme que le vol chez l’oiseau et la nage chez le poisson, elle n’est donc pas un sport. La course, elle, est un sport, pas la marche qui n’implique aucune disposition particulière (si ce n’est d’avoir deux jambes) ni aucun apprentissage spécialisé. Dieu merci, nous marchons très tôt dans notre vie et nul doute qu’Adam en personne à peine sorti des mains du Créateur, se soit mis à marcher sans aucun entraînement préalable (qui d’ailleurs le lui eut enseigné ?). Quant à Bouddha, il est bien connu qu’aussitôt né, il fit sept pas vers chacun des quatre points cardinaux, sacralisant ainsi un mode de déplacement qui, sans lui, fut resté confiné dans le banal et le profane. Il me parait donc inutile de préciser que marcher fut à l’origine une activité noble mais axée avant tout sur l’utilitaire. Je ne vais pas énumérer les dix mille raisons que l’homme préhistorique avait de se déplacer, lentement ou prestement selon qu’il voulait surprendre les ébats de quelque vierge magdalienne dans un torrent ou se soustraire aux empressements d’une lionne aurignacienne des cavernes. La marche est née avec nous, avec notre corps, ses jambes, son coeur et ses poumons. Elle est née avec notre souffle, notre respiration. Or respirer, chacun en conviendra est une activité utilitaire 

voire nécessaire à l’inverse du sport dont l’avantage est d’être à la fois désintéressé, épisodique et facultatif. De nos jours, on n’a plus grand chose à craindre des lionnes ou des ourses des cavernes et l’on peut se promener en Dordogne dans la région des Eyzies par exemple, d’une façon plus décontractée qu’aux temps préhistoriques. D’une façon bucolique, voire buissonnière, même si aucun buisson ne balise votre chemin. C’est une activité qui, par son rythme lent, ne vous coupe jamais du monde naturel environnant. Le corps, le souffle s’adaptent vite au relief du terrain dont ils épousent la nature en des noces ferventes et discrètes et qui peuvent aller de l’andante à l’allegro vivace, de l’adagio au sostenuto selon que l’on marche en Beauce ou dans l’Himalaya. Le sport comporte par essence une fonction de compétition axée fatalement sur le plus, qui manque totalement à la marche. Il n’existe pas d’épreuve sportive consistant, par exemple, à courir le moins vite possible ou à lancer un poids le moins loin possible. Avec la marche bien au contraire cela devient réalisable. Urgence, vitesse, fébrilité et précipitation, voilà des termes qui sont là inconnus. Elle est l’ennemie déclarée des contraintes et du chronomètre. A l’autoroute, elle préfère le labyrinthe, au trajet le plus court l’émotion la plus longue. Elle vous réapprend à perdre délicieusement votre temps, à redécouvrir l’éphémère, le fugitif, l’anecdotique. Vous n’imaginez pas combien une simple fleur, une clairière, un château d’eau ou un village peuvent devenir importants, quand on marche ! Course, randonnée, alpinisme sont à coup sûr des sports. La marche, elle, est un accord. On en revient à la musique. Un accord à deux : vous – et le reste du monde. 

Jacques Lacarrière 

Et vous, vous vous dites gnostique ?

Je me considère plutôt comme anarchiste mais au fond ce n’est pas très différent. La gnose, je le répète, c’est savoir que ce monde est imparfait, raté et qu‘il est à parfaire. Il est un leurre, un miroir trompeur car le vrai monde est ailleurs. Des siècles après les Gnostiques, Rimbaud ne dira pas autre chose. C‘est pourquoi la voie gnostique est une voie d‘inversion poussée à ses extrêmes. Deux voies s’offrent pour combattre ce monde de la déficience : la voie ascétique qui en refuse les tentations douteuses et la voie licencieuse qui consiste à épuiser, en s‘en imprégnant, la matière du Mal. D‘où dans certaines sectes la pratique de la sodomie, de l‘amour libre, des agapes ou banquets orgiaques, toutes pratiques dont on comprend qu’elles aient surpris et même horrifié les contemporains, qu‘ils soient chrétiens ou païens. Les Gnostiques étaient une source permanente de perturbations sociales. Les anarchistes ont pratiqué d‘autres voies, bien entendu, puisqu‘ils prétendaient agir surtout sur le plan politique. Mais il faut bien comprendre que pour moi le mot anarchie qui signifie littéralement non-pouvoir, sans-pouvoir, c’est-à-dire sans maître, est un mot très fort qui en réalité implique la responsabilité totale du citoyen. La suppression d‘un pouvoir central et dominateur est sûrement un rêve utopique mais nécessaire, pour cesser d’être dans notre vie des êtres influencés et manœuvres, des citoyens passifs et endormis. C‘est d‘ailleurs l‘État idéal vers lequel tendait

le désir de Marx ! L‘anarchiste est un homme, un citoyen plus conscient, plus responsable et donc plus autonome que les autres.

Vous savez peut-être que chez les oiseaux migrateurs, le besoin de migration est commandé par une hormone spécifique qui agit sur l’ensemble de la personnalité de l’oiseau et la modifie parfois considérablement. Ainsi, certains oiseaux migrateurs ne reconnaissent plus leurs semblables ou leur partenaire au terme de la migration. La migration altère ou modifie la perception de l‘environnement immédiat et les réactions à cette perception, En d‘autres termes, l’oiseau migrateur n‘est plus le même à l‘arrivée sur un autre territoire ou continent. Alors que l’homme, on en conviendra, n’est pas modifié physiquement ni biologiquement par le déplacement, quel qu’il soit. Si nous nous retrouvions par hasard, vous et moi, la semaine prochaine à Tahiti, on se reconnaitrait immédiatement. Vous voyez la différence. L‘homme demeure fondamentalement le même sur la terre car il dispose d’une autonomie biologique et mentale grâce au cerveau hominien. L‘homme est chez lui sur toute la terre et surtout il est reconnaissable en tant que tel. Il peut donc se sentir partout chez lui, ce qui en fait une créature très différente des oiseaux, dont le comportement change en fonction du territoire. On en revient ainsi à la réflexion du début sur le centre du monde. Pour un oiseau, le centre du monde est un territoire très précis, souvent minuscule – territoire de chasse, de pariade et de nidification. Pour l‘homme, c’est la terre toute entière.

Je me souviens d’un très bel exemple de cette délocalisation possible du centre, cité par Mircéa Eliade dans son ouvrage Images et Symboles à propos des paysans roumains qui édifiaient jadis au centre de leur maison un poteau-pilier qui servait d’axe à la maison et où était censé passer le centre du monde. Autrement dit, il servait d’axe entre le ciel et la terre. Aucune maison ne pouvait se maintenir intacte, croyait-on, sans cet axe à la fois local et universel. Mais il suffisait de le prendre et de le transporter ailleurs pour que l’axe du monde passe par ce nouvel emplacement ! Comme quoi cette idée que le centre du monde n‘est ni unique ni fixe n‘est nullement une idée d’intellectuel. Sorciers chamans, paysans roumains, chasseurs indiens d‘Amazonie l’ont depuis longtemps adoptée et pratiquée.

La nature imite l’art

écrivait Oscar Wilde dans un pamphlet célèbre, quelque peu oublié aujourd’hui : Le déclin du mensonge.

Oui, c’est la nature qui imite l’art et non l’inverse. C’est Turner et – non Dieu – qui est l’inventeur du brouillard, c’est Cézanne — et non Eve qui nous tenta avec ses pommes. Prenons bien conscience de ce paradoxe, sinon à quoi servirait l’art ? Il n’est pas là pour imiter, reproduire ou parodier mais modifier notre regard. Impossible aujourd’hui de voir un brouillard auroral sur un fleuve sans penser aussitôt à Turner, un champ de coquelicots baignés par le soleil sans penser à Renoir ou un bassin de nymphéas sans penser à qui vous savez. Enorme privilège de l’artiste, quand il a du talent, de faire en sorte qu’après lui, on ne peut plus voir comme avant un crépuscule, une pomme, des coquelicots ou simplement une herbe ! N’est-ce pas une façon de s’immiscer royalement dans la nature, de lui donner sens sans la violenter, et de la recréer sans la dénaturer ?

Les paysages sont donc là, d’un bout à l’autre du monde, dans leur intimité ou leur immensité, dans l’attente des peintres qui, sans nier le modèle, devront le recomposer, nous le restituer à travers leur palette. Il s’agit d’accoucher dans la vaste nature matricielle les milliers de «sujets» qui s’y cachent depuis les bisons de Lascaux et de développer leur mystère latent. Réinventer la nature en somme, et au besoin l’abstraire, dans tous les sens du mot, n’est-ce pas cela peindre ? Rendre essentiel à notre vue — et qui sait à notre vie — des paysages qui jusqu’alors étaient pour nous inexistants ou invisibles et inverser si fort la relation entre eux et nous que désormais les seuls réels et mémorables soient ceux du peintre, voilà le paradoxe et le fabuleux privilège de l’artiste. Aussi n’hésitons pas à le redire : c’est la nature qui imite l’art, non l’inverse. Dans les champs entourant mon village, je perçois chaque été le désarroi, le désespoir des tournesols : sommes-nous dignes de Lui, murmurent-ils dans les souffles du vent, de ce Van Gogh qui le premier nous enfanta ?

Jacques Lacarrière, 4 juin I994

Les mystères de l’autre

Un paysage méditerranéen composé d’essences familières – cyprès, oliviers, figuiers et jujubiers – regroupées selon un ordre imaginaire comme sur les tableaux des peintres symbolistes. L’Anthropologue et l’Ecrivain sont assis près d’un ruisseau, au pied d’un verdoyant bosquet. Ils se ressemblent étonnamment comme les visages barbus des bustes antiques ou comme les deux faces du dieu Janus.

Anthropologue :
Décidément, vous ne cesserez jamais de plaisanter ! Qu’est-ce que ça veut dire : un regard fraternel sur les autres ? Vous croyez vraiment que voyager dans un pays, approcher une autre culture, découvrir d’autres modes de vie, de sensibilité, exige de fraterniser avec l’autre, de se fondre en lui, de devenir en somme son semblable, au sens propre du mot ? Erreur. Plus on est près des hommes, moins on peut les voir, à moins de s’occuper de microbiologie. Et plus on est semblable à l’autre, moins on perçoit sa différence, d’aucuns diraient même son altérité. Il faut du recul pour voir et comprendre les autres. Par la suite, on peut tenter de se rapprocher et de fraterniser mais ce sont là plaisirs secondaires, subjectifs et pour tout dire parasites. Comme ceux qu’on prend à admirer un crépuscule. Ils vous chargent de souvenirs mais pas de connaissance.

Ecrivain :
Je ne sais ce que vous entendez par connaissance. Moi, je prends les mots comme ils sont, dans l’ordre de leurs lettres et de leurs syllabes. Connaître, c’est connaître, c’est « naître avec » et si possible ensuite grandir ensemble. C’est un partage où chacun échange avec l’autre ce qu’il a de différent ou simplement de dissemblable. Car, contrairement à ce que vous semblez croire, cette distance que vous dites nécessaire n’empêche pas l’anthropologue d’influencer – parfois à son insu et par sa seule présence – ceux qu’il veut et prétend étudier. Il est à la fois à distance mais aussi au milieu de ceux qu’il observe. Et à moins d’être un ange, c’est-à-dire invisible, sa seule présence modifie le milieu étudié, ne fut-ce que de façon imperceptible. Pour ma part, au cours de toutes mes années grecques, j’ai simplement essayé de me mouvoir parmi les Grecs comme un mérou dans les eaux de l’Égée. Et c’est finalement tout aussi difficile – peut-être même plus difficile – que de se tenir à distance. Tout pêcheur grec vous le dira : ne devient pas mérou qui veut.

Anthropologue :
Une fois de plus, vous jouez avec les mots. Je n’ai pas dit qu’il faut être étranger à ceux qu’on étudie mais si possible détaché voire impassible, en pur état d’ataraxie comme le préconisait Epicure. L’anthropologue doit être exactement le contraire d’un saint ou d’un martyr : il n’a à vivre aucune passion ni aucune Passion. D’ailleurs, entre nous, si les apôtres s’étaient identifiés au Christ et avaient partagé sa passion, comment le connaîtrait-on aujourd’hui ? Il fallait bien qu’il y en ait au moins un pour rester à bonne distance de la Croix et des soldats romains afin de pouvoir témoigner.

Ecrivain :
Votre image est forte mais fausse. L’écrivain, lui non plus, n’a pas à se faire l’apôtre ou le disciple de quelque messie que ce soit. Echanger signifie simplement qu’en partageant le pain – et aussi et surtout en partageant la faim – on partage toute la sagesse et la saveur d’une histoire enclose au coeur des miches. Là encore, c’est un pêcheur grec qui me l’apprit un soir dans l’île d’Eubée (et non au bord du lac de Tibériade) un soir que nous faisions frire des calmars frais pêchés. Je n’en avais jamais mangé et à leur vue, je ne pus réprimer un sursaut de dégoût. Alors il me dit : « Tant que tu n’aimeras pas ça, tu ne seras jamais grec, ni même un demi-grec. »

Anthropologue :
Je suis bien d’accord là-dessus et je ne voudrais pas que ce dialogue devienne un dialogue de sourds. La distance dont je parle ne consiste pas, pour l’anthropologue, à se nourrir d’olives en boîte au cœur du Péloponnèse. Mais partager des olives avec un paysan ne suffit pas pour le connaître. Participer à une fête de village suffit amplement si l’on veut danser et s’amuser mais cela ne suffit pas pour connaître l’histoire du village, le régime des terres, les échanges familiaux, les variations démographiques…

Ecrivain :
Cela ne suffit pas, en effet, si l’on se contente de manger les olives sans s’inquiéter de savoir comment on les récolte ni quelle est la légende expliquant la couleur des feuilles de l’olivier. Mais supposons que vous parveniez à connaître tout ce que vous dites sur les parentés et la démographie d’un village (ce qui entre nous n’est pas très difficile et n’implique nullement de savoir danser le paso doble, le sirtaki ou la tarentelle, mais de mener correctement une enquête que n’importe quel étudiant diplômé peut faire à votre place) que saurez-vous de plus que ce que peut vous enseigner – de façon combien plus vivante – la confession d’une fille sur ses fiançailles, d’un garçon sur ses rêves d’avenir, tous ces aveux, ces confidences, ces récits qu’il faut savoir interpréter, bien sûr, mais qu’on recueille tout simplement parce qu’on est là et qu’on n’avait précisément nulle intention de les connaître, et encore moins de les forcer ? Autrement dit, de recueillir spontanément les confessions sans jamais être un confesseur ? Ce que j’ai pu apprendre en Grèce, pour ma part, je l’ai appris non en inventoriant les faits et les coutumes ou en mettant sur fiche les différents quartiers d’un village, mais en apprenant simplement – ce qui n’est pas si simple – à vivre quotidiennement au milieu des Grecs. « Bel apprentissage, direz-vous ! On peut tout aussi bien le faire chez soi ! ». Bien sûr ! Mais pour le vivre ou l’entreprendre ailleurs que chez soi, il faut pouvoir diminuer, sans jamais l’effacer tout à fait, l’incommensurable abîme qui sépare en tous lieux l’indigène de l’étranger. Ou le sédentaire du nomade. Ou si vous préférez puisque nous sommes en Grèce, l’allogène de l’autochtone. Celui qui vient d’ailleurs de celui qui est né ici. Jusqu’à ce que cette terre où nous nous rencontrons devienne, ou qu’elle soit, une terre commune.

Anthropologue :
Vraiment, vous me navrez. Vous voici tombé dans l’humanisme et l’universalisme des Lumières ou, pire encore, dans l’utopie des citoyens du monde ! Nous ne sommes plus dans la science ni même dans la poésie mais dans le mythe. Plus vous croirez les hommes identiques, moins vous pourrez ressentir la richesse de tout ce qui les sépare sans pour autant les opposer.

Ecrivain :
Et si je vous répondais : Que nenni ? C’est justement leur différence, leur nécessaire, indispensable différence qui me fait pressentir la certitude cachée de leur identité. (à la ligne) Leur différence est la Partie visible d’un iceberg émergeant des profondeurs d’une mer qui nous est commune. Pour désigner l’écrivain, les Grecs disent : syngrapheus ; littéralement « celui qui écrit avec ». Pas : avec quoi ? On s’en moque. Mais : avec qui ? Eh bien, avec les autres, avec tous les lecteurs à la fois potentiels et différents. La Grèce m’a plus appris à vivre et à y vivre qu’à écrire des livres. Cela, on peut le faire tout en restant chez soi. Mais pour vous, anthropologue, ne serait-ce pas plutôt le contraire ? Et vos livres ne sont-ils pas finalement, dans le trajet qui est le vôtre, plus importants que les gens du pays qui leur a permis d’être ? Vous, vous vous êtes nourri de Grèce et de Grecs. Moi, ce sont les Grecs qui m’ont nourri.
A la vôtre !…

Les voix du monde

Lorsque les premières fouilles archéologiques débutèrent en lraq à la fin du siècle dernier sur l’emplacement de Babylone pour se poursuivre par la suite sur les sites d’Ur, Uruk, Lagash et Nippur, nul certainement ne s’attendait à retrouver au coeur de ces sables oubliés le pays même de la Genèse. Nul non plus ne s’attendait à découvrir dans les ruines des principaux palais des milliers de tablettes en écriture cunéiforme narrant la création du monde et la vie de l’homme antédiluvien.

S’il est un pays et un peuple dont l’histoire remonte au Déluge et même au-delà, c’est bien l’lraq et le peuple iraquien ! Nous autres Européens pensions, jusqu’au seuil de ce siècle, devoir ce que nous sommes aux Grecs et aux Latins et aussi, par l’entremise du christianisme, aux textes et aux enseignements de la Bible. Notre généalogie spirituelle remontait ainsi jusqu’aux patriarches bibliques, jusqu’à Noé et Abraham mais elle s’arrêtait là. Au-delà, commençait l’ère quasi mythique de la première humanité, du Déluge, d’Adam et de l’Eden. Et voici que les fouilles, les découvertes, voire les révélations faites en pays d’lraq font remonter nos vrais ancêtres jusqu’à ceux de Noé lui-même, ses ayeux akkadiens et sumériens du nom de Ziusudra et d’Oum Napisthim et leurs héros contemporains du nom de Gilgamesh et Enkidou. Car c’est d’eux que d’une certaine façon nous procédons, ce sont eux les premiers et véritables fondateurs d’un monde qui est encore le nôtre’ Cette généalogie, cette aventure menées aux confins de nous-mêmes, on peut la lire dans le plus vieux et le plus passionnant des récits mésopotamiens qu’est L’Épopée de Gilgamesh relatant le règne, les conquêtes, les aventures de ce roi fabuleux et aussi, et surtout, celles de son vieil ami Enkidou. Pourquoi cet engouement pour Gilgamesh et Enkidou ? Parce qu’avec ce dernier, nous assistons à la naissance d’un autre ou d’un nouvel Adam, même s’il n’est pas donné dans ce récit pour l’ancêtre de l’humanité tout entière, disons d’un nouvel ancêtre de l’homme, ou plutôt de l’Homme, en tant qu’habitant conscient et responsable de cette terre et non en tant que simple créature de Dieu. Qui est donc Enkidou ? Un être de boue façonné par les dieux (comment s’y prendre autrement pour modeler un homme dans un pays d’argile, de sable et de potiers ?) afin de s’opposer à Gilgamesh, roi brutal et jouisseur, qui tue et viole sans scrupules. Lorsque naît Enkidou, il se trouve livré à lui-même, dans une nature sauvage avec les animaux pour compagnons. Comme eux, il broute l’herbe et vit à quatre pattes. Les dieux décident alors qu’il est temps de l’humaniser. Et pour ce fait, qu’imaginent-ils? De lui procurer une femme pour le séduire et l’éduquer. lls lui dépêchent une courtisane qui aura tôt fait de lui faire quitter ses amies les gazelles pour les délices de l’amour humain. Puis elle l’emmènera vers la ville où il Continuera et perfectionnera son apprentissage. C’est ainsi qu’il deviendra l’ami de Gilgamesh qui l’entraînera dans ses combats, ses luttes et ses orgies. Mais parce qu’il sent déjà en lui la naissance d’un homme accompli, c’est-à-dire d’un homme exigeant, Enkidou se lassera très vite de la guerre et des fêtes. ll sait ou sent que la vie ne consiste pas en cela et s’interroge sur son sens. ll devine même l’existence -qu’on lui a cachée- de la mort dont il pressent la venue prochaine. Ainsi, dans le cours de sa courte vie, Enkidou aura connu l’aventure fabuleuse d’une créature de Dieu en l’exacte et troublante pose du Penseur de Rodin, oui, un Enkidou pensif, ébloui mais sans doute aussi terrorisé par l’aventure inattendue d’être né homme !
Tout cela, dira-t-on, c’est de l’histoire ancienne, une histoire qui n’intéresse plus que les esthètes ou les archéologues. Voire. L’lraq, c’est vrai, a connu depuis tant de conquêtes et tant de guerres, tant de victoires et de défaites, tant de peuples et d,ethnies nouvelles, aussi tant d’horizons et de frontières changeantes, que la coupure due être radicale avec les splendeurs et les fastes d’Ur, de Nippur ou de Babylone. Beaucoup de conquérants et d’occupants ont en effet laissé des empreintes durables sur le sol et dans la mémoire, et certains, des descendants toujours vivants t Mais c’est cela qui fait un pays véritable, ce tissage, sinon métissage, de peuples, de langues, de religions et de coutumes, cette mosaïque humaine qui se dessine du sud au nord, du golfe persique à la frontière syrienne, des mandéens aux yazidis, en passant par les Turcomans, les Kurdes, les Arméniens et bien sur les Arabes, qu’ils soient sunnites, chiites ou même chrétiens. C’est tout cela qui aujourd’hui constitue l’lraq. Mais comment devant certaines images ne pas penser à d’autres très anciennes, parfois figurées dans les temples ou sur les stèles, des images qui disent, avec la même force et la même émotion, les horreurs de la guerre, la détresse des populations?
Un texte magnifique, écrit il y a plus de quarante siècles, nous parle déjà de cela, du malheur fondant du ciel sur les villes et leurs habitants, des vaines supplications de ceux qui souffrent, des efforts impuissants pour arrêter en marche la malédiction du ciel et des dieux. Ce texte saisissant, qui me paraît plus que jamais actuel, s’appelle Les Lamentations sur la ville d’Ur que les dieux ont décidé d’anéantir. La déesse protectrice de la ville, nommée ici la Souveraine, essaie de les en dissuader mais en vain. Alors, elle s’écrie :

Quand l’orage viendra frapper la ville,
Quand l’orage viendra ruiner la ville,
Quand il brûlera et ruinera ma ville,
Quand il brûlera et ruinera la cité d’Ur,
Quand il sera dit que mon peuple devra succomber,
Ce jour-là, je resterai à ses côtés.
Devant le dieu du ciel, je répandrai mes larmes,
Devant le dieu Enlil, je me ferai sa suppliante,
Je lui dirai : « Enlil, ne ruine pas ma ville ! »
Je lui dirai : « Enlil, ne ruine pas la cité d’Ur! »
Je lui dirai : « Enlil, ne détruis pas mon peuple ! »

Enlil n’écoutera pas sa prière et la ville sera anéantie. Paroles, mots, cris anciens sans nul doute mais aussi paroles et mots de maintenant. Quarante siècles plus tard, un poète lraquien d’aujourd’hui, né dans le sud du pays, tout près des ruines de la ville d’Ur, fait écho aux cris de la déesse en reprenant presque ses mots, ses images et surtout sa déploration. En sa courte vie, aussi courte que celle d’Enkidou (il est mort au Koweit en 1964 à l’âge de trente-sept ans), il n’aura cessé d’écrire sur son village de Djaykour dont le nom revient comme une litanie, comme la double et tragique image du paradis et de l’enfer. Retenez son nom, aussi beau et aussi nécessaire que celui d’Enkidou pour comprendre l’Iraq, celui d’il y a quarante siècles comme celui d’aujourd’hui car le poète se refuse à déchirer son coeur et à scinder son âme entre les deux : il se nomme Badr Chaker Es-Sayyab. Et qu’écrit-il sur Djaykour ?

Djaykour qui verdoie
l’après-midi caresse la cime de ses palmes
d’un soleil de chagrin.
Le sommeil me trace vers Djaykour une route
partant du coeur à travers souterrains, ténèbres et forteresses,
tandis qu’à Babylone dorment les danseurs
avec le fer des armes acérées
et qu’aux deux jardins la buée de l’or, haletante,
brouille dans les yeux des avares la récolte des faims.

Djaykour qui verdoie,
l’après-midi caresse
la cime des Palmes
d’un soleil de chagrin.
Et mon chemin vers elle est pareil à l’éclair
apparu disparu puis revenu intense illuminer la ville,
mon bras par lui déshabillé de pansements,
ses plaies semblent brûlures.

Poème de l’exil, de l’espérance assassinée. Es-Sayyab a porté l’Iraq en lui-même dans tous les lieux de ses exils. C’est là le privilège, si l’on peut dire, de ceux qui par leurs paroles et leurs chants, deviennent porteurs du pays lui-même, quand ils sont contraints de le quitter, pour des raisons le plus souvent économiques ou politiques. On sait bien qu’un pays est souvent plus vivant, plus présent par la voix des poètes exilés ou emprisonnés. Parce que dans l’exil cette parole devient libre, porteuse de toute l’intensité que confère l’absence et la liberté aussi d’écrire sans contrainte.

Lorsqu’on a vu les palmeraies de Bassorah ravagées par la guerre, on ne peut là encore s’empêcher de penser à Es-Sayyab et à Djaykour. Lui qui savait et espérait que ce village, si près du paradis originel, aurait pu devenir le foyer de tous ceux qui se retrouvent, se reconnaissent dans le rêve d’Enkidou, quand il songe que l’homme n’est fait ni pour violer les femmes, ni violenter les autres, ni faire violence au monde. Palmeraies – celles du moins qui sont encore intactes -, boues fécondes et lourdes des marécages en l’estuaire des deux fleuves, obstination du Tigre et de l’Euphrate à tracer sur le sable le cadastre et l’épure du paradis perdu, larmes aussi de la Souveraine implorant le dieu du ciel Enlil pour protéger la population de sa ville de l’apocalypse à venir (colère divine ou missiles humains). Quelle parole trouverait-elle aujourd’hui pour implorer les Grands de cette terre (car s’adresser directement au ciel me semble suranné) ? Je crains que les hommes de pouvoir, ces Grands qui sont les nouveaux -mais éphémères- dieux du présent ne soient, comme Enlil, des ombres brutales et cyniques. Et que, comme celle du dieu, leur réponse sera – et fut – : pas de pitié !

Toujours tu pleureras l’Iraq
tu n’as rien d’autre que tes larmes
que ton attente – vaine – des voiles et des vents.

Derniers vers d’un poème d’Es-Sayyab qu’il a intitulé Étranger sur Ie Golfe. C’est bien en lraq que tout est né, non seulement Enkidou, le premier humain à contenir en lui l’histolre tout entière de l’homme mais aussi – et hélas ! – la mort. Ce sont les dieux de Sumer qui inventèrent la mort, dans des circonstances que narre avec mille détails le Poème d’Atrahasis ou Poème du Supersage. Car on doit cela aussi à l’Iraq. Notre naissance. Et notre mort.

Je suis un chercheur de vérité

Je suis un chercheur de vérité… Comme Hérodote, quand il découvre les Perses et les Indiens, je suis curieux et j’aime prendre mon temps. Mais je n’ai jamais voyagé pour écrire. Mes voyages consistent à m’inclure dans les gens que je rencontre, à être à l’écoute. Ce sont des voyages désorganisés. Je ne me laisse pas non plus conditionner par mon éducation et ma naissance. Cela me permet de me sentir crétois ou égyptien. Ensuite, j’ai parfois envie de raconter ce que j’ai vu. Mes livres me représentent. Je suis dans le partage, en prenant mes chemins. Mais je dis aux autres : ne prenez pas les mêmes. Prenez les vôtres. Il faut s’inventer, il faut se multiplier et ne pas se laisser conditionner par sa naissance. Aujourd’hui, il est essentiel de connaître d’autres langues, d’autres cultures. Le système a tendance à nous enfermer dans notre identité. Il faut, d’une certaine façon, se « désidentifier ». »
Au cours d’une conversation peu après la parution de son recueil Axion Esti, le poète Elytis m’avouait que la raison profonde qui l’avait poussé à écrire ce poème était un sentiment « de non récompense » à l’égard de la Grèce. Il ne parlait pas évidemment de la Grèce antique mais de celle qui, depuis plus d’un siècle, mène un combat méconnu pour continuer d’être la Grèce et se construire un avenir. Et pour renouer le fil d’une mémoire interrompue sans que ce fil oblitère pour autant l’invention et les créations du présent. Non-récompense. Non-reconnaissance. Elytis avait parfaitement raison. Aujourd’hui encore, du moins jusqu’à ces toutes dernières années, la Grèce moderne continue d’être occultée par l’ombre de la Grèce antique, aux yeux des
étrangers. Sans doute, Elytis faisait-il allusion aux combats plus récents menés pendant la dernière guerre contre les Italiens et les Allemands et à ceux de la guerre civile, combats dont le pays émergea meurtri, mutilé, dans |’indifférence et même souvent dans l’ignorance totale de l’Europe.

Je sais bien qu’un poème, si génial soit-il, ne saurait à lui seul pallier cette méconnaissance qui a tant marqué l’histoire culturelle récente de la Grèce. Disons alors qu’il représenta, dans ce qu’on croyait à tort être un désert culturel, une des plus belles résurgences du génie grec. Désert, génie : sans doute ces mots sont-ils excessifs, l’un et l’autre, pour dire ou définir une littérature qui était surtout convalescente. Mais j’en fus témoin, directement témoin en France, dans les années de l’immédiate après-guerre : la littérature grecque était au sens propre lettres mortes aux yeux du public cultivé. Un seul nom s’imposa, dans ces années-là, faisant exception à cette loi du silence : Kazantzaki. Mais la littérature d’un pays ne peut se résumer à un seul auteur et il fallut attendre des années pour que d’autres noms, peu à peu s’y adjoi- gnent – certains d’ailleurs à la faveur d’événements politiques imprévus comme le coup d’Etat des colonels en avril 1967. Je pense ici aux poètes Séféris et Ritsos et pour les romanciers à Tsirkas, Taktsis et Vassilikos.
Aujourd’hui, le ciel s’est éclairci, grâce aux efforts des éditeurs et des institutions. ( – je pense notamment aux éditions Hatier et Actes Sud et au Centre de traduction littéraire de l’Institut français d’Athènes.). (Près d’une trentaine d’auteurs,) contemporains pour la plupart, sont désormais accessibles en traduction française, auteurs dont la diversité témoigne justement de la richesse des courants littéraires. La littérature grecque d’aujourd’hui n’a rien qui la désignerait comme exceptionnelle ou unique en regard des autres littératures de l’Europe. Simplement, elle est là, elle existe depuis au moins deux décennies et nul, en France, ne semblait le savoir. Elle commence à trouver – je dirais même à retrouver – sa place parmi les autres, révélant ainsi les multiples visages de la Grèce, ce pays minuscule, ce promontoire rocheux qui, disait Séféris, « n’a pour lui que l’effort de son peuple, que la mer et que la lumière du soleil mais dont la tradition est immense ». Puisque la langue grecque – il n’est jamais inutile ele le répéter – n’ayant jamais cessé d’être parlée, s’est transmise jusqu’à nos jours sans faille aucune.
Ainsi, l’injustice a cessé. La Grèce fait entendre sa voix. Mais les oeuvres, si originales ou novatrices qu’elles puissent être, ne suffisent pas à nous éclairer pleinement. Chacune d’elle est un affluent, un apport spécifiques mais, par là même, parcellaires. Une littérature ne se résume ni à ses auteurs ni à leurs oeuvres, ni à ses différents courants littéraire, mais s’étend à tout ce qui les englobe,les dépasse: un concert, une rumeur d’ensemble qui l’oriente et parfois même la signifie…
Ecritures d’un petit pays dont la langue jamais interrompue et la littérature plus que jamais vivante disent l,étonnante et toujours active pérennité.

Jacques Lacarrière

Colline

… Sacy n’est évidemment ni Vézelay, ni Tolède, ni Jérusalem. L’histoire n’y a fait que d’anonymes apparitions, lieux-dits en place de hauts lieux. Ce qui est l’essentiel réside moins dans le passé ou les croyances que dans cette frange qui va du sol au ciel immédiat, des cultures à l’espace habité par le dieu fantasque du temps. Ce dieu-là est le seul auquel on croit ici, celui qui commande aux orages, aux nuages, aux giboulées et aux rosées, à l’arc-en-ciel et aux halos, ce dieu qui a nom
Météo. Entre ces durées complémentaires, le temps qu’il fait, le temps qui passe, y a-t-il place pour une éternité ?
N’ayant pas devant moi les pentes de I’Himalaya ni les hauts plateaux du Tibet, je dois donc me contenter pour mes méditations de ces collines peu mystiques, de ces courbes plutôt terre à terre. Et puis, on n’a que rarement dans un village I’occasion de converser sur la méditation transcendantale, la notion de dhârma ou le rappel de soi. Au XVIIIe siècle, nous dit Rétif de la Bretonne qui est natif de Sacy, le maître de maison lisait chaque soir des pages de la Bible devant le feu pour l’édification des enfants et des domestiques. Aujourd’hui, on regarde plutôt la télévision, on feuillette le journal local, mais on ne lit guère, on ne lit pas du tout le Shiva Purâna ou le Tao-te-King. Ainsi, tout en participant familièrement, familialement, à la vie du village, me retrouvé-je toujours seul devant l’essentiel. Mais qu’importe le lieu, le temps, les circonstances où l’éveil peut se faire. J’ai choisi de vivre ici, j’ai choisi d’y écrire.
… Mon rocher, ma maison ancrée dans la terre de Bourgogne, je sais que je peux la quitter à tout moment, n’étant pas un mollusque ni un homme à coquille. Car elle n’est pas pour moi un lieu d’enfouissement, de repli ou d’hibernation. Elle n’est pas un enclos qui exclurait l’ailleurs mais une évasion immobile, une halte dans mes errances et aussi un voyage dans une durée autre.
… Besoin de me rassembler avant de repartir. De
réapprendre l’immobile avant l’errance. De me
réajuster à l’impassible. A quoi donc servirait de parcourir le monde si j’ignore tout de la colline qui jouxte ma maison ? Enfant, je voulais déjà inventorier toutes les fleurs, toutes les plantes de mon jardin. En surveiller les moindres insectes. Dénombrer l’infini en somme, le grouillement, énumérer la multitude, apurer la profusion des choses. Il m’est resté de cette époque un goût microscopique pour le monde, la passion de l’infime, le désir de devenir un jour le géographe des brindilles.

… Et aujourd’hui je ressens devant la colline le même besoin d’imprégnation. Le même besoin de la connaître, de l’assimiler, de me l’incorporer totalement avant de rencontrer des collines étrangères – et qui sait, indifférentes, voire agressives. Sans elle, sans ce poids d’herbes qu’elle donnera à mes images, j’aurais l’impression d’être plus vulnérable. Ce sont là mes bagages, mes vrais bagages quand je voyage : ce jardin – espace zen de mon arrière-mémoire – et cette colline qu’en moi je porterai pour me défendre des platitudes du voyage. Ainsi assuré en mon être, je peux partir ou repartir nanti désormais d’un signe et d’un sceau dans ma vie. D’ailleurs, pourquoi cette colline ne serait-elle pas mon « tertre d’Héliopolis », mon « éminence de Karnak », le centre et l’émergence de mon univers provisoire, surgie au cœur de la Bourgogne de quelque Nil imaginaire, cette colline, banale, anonyme, émergée et bientôt immergée en moi, cette Atlantide d’herbes et de senteurs ?

Jacques Lacarrière (Sourates parues aux éditions Fayard, extraits de la « sourate du village » et de la « sourate de la colline »

Dans quel état reviendrez-vous ?

Selon vous, que se passe-t-il après la mort ?
Rien. Sauf exeption.

La réincarnation vous semble-t-elle possible ? Quel sens a-t-elle pour vous ?
Quand Bouddha connu l’illumination sous l’arbre de Bodhgaya, il vit défiler sous ses yeux tous les mondes passés, présents et à venir. Il ne pu donc manquer de prendre connaissance de l’Origine des espèces de Darwin e d’être impressionné par sa teneur. La réincarnation est à mes yeux la forme asiatique et précoce de la théorie de l’évolution.

Si vous vous réincarniez, quelle forme aimeriez-vous prendre ?
Mâle de Bonelie. Fonction principale : parasite sexuel. Les Bonellies sont de beaux vers marins appartenant (comme chacun sait) au groupe des vers coelomates métamérisés, sous-groupe des échiuriens.
Le mâle (qui mesure 1 0 3 millimètres) vit entièrement dans l’utérus de la femelle (qui, elle, mesure près d’un mètre) et a pour unique fonction de la féconder. Il s’acquitte à merveille de sa tâche, si l’on en juge par les millions de Bonellies femelles qui brillent près des rivages par les nuits sans lune, comme les noctiluques. (Les noctiluques, elles, sont des réincarnations probables de gardiens de phare négligeants.)

Lettre à mon fils

… Quels que soient mes choix personnels et plus tard ceux qui seront les tiens, reste à créer ce que nous devrons vivre, ici et maintenant, sur cette terre et avec les autres. Reste l’essentiel de la vie : devenir pleinement un homme. Accomplir ce que l’on juge inaccompli, en soi et autour de soi. Parfaire ce qui est imparfait, en soi et autour de soi. Bien sûr les voies recommandées, les voies recommandables, sont d’abord celles de l’amour et de la compassion. Mais aussi celles de la vigilance et de la solidarité. Celles de l’élan et de la générosité. Celles de l’éveil et de la lucidité.

S’il faut en croire les astrologues, nous sommes, et pour très longtemps, entrés dans le règne et l’ère d’Uranus, la planète de la violence gratuite et arbitraire, la planète du terrorisme par excellence. C’est là, sache-le bien, le nouveau et terrifiant visage du Dragon. Son feu est celui des bombes, ses ailes celles des missiles et son corps, la carcasse des voitures piégées. Si terrifiant et si rusé soit-il, je crois pourtant qu’on peut le vaincre si l’on croit pleinement et passionnément en ce monde, si on croit à ceux qui nous sont proches comme à ceux qui nous sont lointains, à ceux que l’on connaît par le hasard de la naissance et de l’éducation comme à ceux que l’on a choisis de rencontrer et de connaître. Il faut aimer le monde, si l’on veut le parfaire. Les révolutions ont échoué – j’entends les révolutions politiques – parce que toutes voulaient changer, parfaire le monde alors qu’elles le haïssaient. Méfie-toi aussi du détachement. Détache-toi de l’inessentiel, des mirages que proposera ce monde de gaspillage et d’égoïste enfermement, mais attache-toi au contraire à ses faiblesses et à ses fragilités. Affranchis-toi de ce qui paraît rapporter. Il y a tant de beautés sensibles et secrètes en ce monde et surtout tant d’étonnants mystères qu’il importe de respecter !