Les déserts d’Egypte et de Syrie il y a quinze siècles. Un monde dur et nu, hostile à l’homme, mais lieu d’épreuves inoubliables, où l’impossible semble possible. Au IVe siècle de notre ère, deux hommes, Antoine et Pakôme, quitteront un monde qu’ils jugent à l’agonie pour s’exiler leur vie durant dans le désert, y fonder les premiers monastères connus de l’histoire chrétienne. Des milliers d’autres les suivront, peuplant les solitudes de leurs silhouettes émaciées, brûlées par le soleil, s’enfouissant dans des trous » comme des hyènes « , s’enfermant dans des grottes, des arbres creux comme les reclus, s’installant au sommet de colonnes comme les stylites ou vivant d’herbes e de racines, à quatre pattes, comme ceux qu’on appela les » saint brouteurs « . Furent-ils des anges ou des bêtes? Quel homme est mort, quel homme est né en eux? Cette histoire garde encore son secret, mais la fascination subsiste en nous plus que jamais de ce congé définitif donné au monde quotidien, de cette vie menée chaque jour aux frontières de la mort, de cette expérience sans précédent à la recherche d’un monde et d’un homme nouveaux.
Sommes-nous vraiment au monde ? La vraie vie n’est-elle pas ailleurs ? Dix-sept siècles avant Rimbaud, les Gnostiques ont posé ces questions radicales, sur les rivages et dans les ruelles d’Alexandrie, face aux idoles d’un monde en perdition, face aux excès d’un christianisme triomphant. Questions toujours actuelles : l’injustice, l’intolérance, l’arbitraire et la souffrance continuent d’habiter ce monde. Alors où est l’issue ? Peut-on aujourd’hui encore suivre la voie gnostique pour échapper au monde.
(…) La gnose est une connaissance. C’est sur la connaissance et non sur la croyance et sur la foi que les gnostiques entendaient s’appuyer pour édifier leur image de l’univers et les implications qu’ils en tirèrent : connaissance de l’origine des choses, de la nature réelle de la matière et de la chair, du devenir d’un monde auquel l’homme appartient aussi inéluctablement que la matière dont il est constitué.
Or cette connaissance – née de leurs propres réflexions ou d’enseignements secrets qu’ils disaient tenir de Jésus ou d’ancêtres mythiques – les portent à voir dans toute la création matérielle le produit d’un dieu ennemi de l’homme.
Viscéralement, impérieusement, irrémissiblement, le gnostique ressent la vie, la pensée, le devenir humain et planétaire comme une vie manquée, limitée, viciée dans ses structures les plus intimes. Depuis les étoiles lointaines jusqu’aux noyaux de nos cellules tout porte – matériellement décelable – la trace d’une imperfection originelle que seules la gnose et les voies qu’elle propose seront en mesure de combattre.
Collection Spiritualités vivantes chez Albin Michel
Ce roman, ce conte-histoire débute aux temps où finissait un monde. Au IVe siècle, les dieux anciens quittaient l’Egypte. A Alexandrie, capitale de la volupté, vivait Marie, la plus belle et la plus libre de toutes les prostituées de la ville. Près du port, elle se donnait aux hommes jour et nuit, dans l’ivresse du plaisir partagé. Mais tandis que l’histoire inverse son sens et que le dieu des chrétiens pénètre le coeur des hommes, Marie elle aussi ressent une force mystérieuse, un appel fulgurant : elle quitte tout et part au désert à la recherche de l’Infini qui la délivrera de ses remords et de toute vie humaine.
Marie la prostituée devient Marie des Sables et rentre dans la légende. A travers le roman de cette extraordinaire existence, Jacques Lacarrière nous entraîne au coeur de ce monde qui bascule en devenant chrétien; Alexandrie, le désert, un dieu nouveau, Marie d’Egypte, prostituée des hommes et amante de Dieu.
« Notre mémoire est courbe. Qu’on la remonte ou la prolonge à l’infini, elle nous permet de rattraper ces bribes de passé qui subsistent sûrement devant nous autant que derrière nous.
Tu as beau fuir dans l’incertain de l’horizon ou demeurer figée devant le désert lisse, je te retrouverai toujours, Marie, où que tu sois, car tu habites désormais l’orbe de ma mémoire. Les lieux, l’époque où tu vécus : ce désert d’Egypte, cette ville d’Alexandrie que tu désiras tant puis que tu refusas, ce siècle quatrième où l’histoire inverse son sens et son signe en se faisant chrétienne, ce crépuscule des dieux que nous avons aimés parce qu’ils nous proposaient le plus grand des mystères auxquels nous puissions être confrontés : leur ressemblance si forte et si fragile avec nous-mêmes, ces lieux et cette époque m’habitent depuis si longtemps que ma mémoire y a élu son domicile.
C’est pourquoi je t’ai choisie, Alexandrie, car tu es la ville où le monde commença et recommença plusieurs fois ; je t’ai choisi, désert, car tu es le plus vierge et le plus vieux de nos miroirs ; je t’ai choisie, Marie d’Egypte, puisque tu fus la prostituée des hommes et l’amante de Dieu. Ce conte-histoire débute aux temps où finissait un monde, au crépuscule-aurore de toutes les questions. Et toi, Marie d’Egypte, la sainte prostituée du ciel, la recluse de l’infini. »
« Thèbes. Aucun lieu n’est plus propice à ce retour aux sources que cette montagne qui abrita le nourrisson « le plus maudit du monde », comme dirait notre époque superlative, montagne aujourd’hui sans arbres, aride, dénudée, aux grands rochers grêlés de trous, de cavités où poussent encore, en ce début d’octobre, cyclamens, asphodèles et ces fleurs qui pour moi sont l’image automnale de la Grèce, ces scilles, grandes jacinthes aux grappes de fleurs mauves, ondulant sous le vent comme des lis de mer sous les courants marins. Cithéron : rochers bleus, rochers gris, terre ivoire, patinée par le vent, fleurs mauves et blanches. Les rares bosquets sont depuis longtemps dépassés. ]e n’ai plus devant moi, au-dessus de moi, que la nudité de la pierre et du ciel. Heureusement, il souffle un vent doux qui rafraîchit le visage et les bras. Inutile de chercher un endroit pour y exposer (à toutes fins inutiles) un nourrisson embarrassant : il n’y en a pas, il n’y en a plus. Plus d’arbres où le suspendre par les pieds, plus de buissons où le fourrer et, ce qui est plus grave, plus de fauves pour le dévorer. Montagne comme n’importe quelle autre. Mais justement, cette nudité, ce triste anonymat est lui-même comme un message, un immense étendard de rocs et de buissons portant inscrit : ICI, IL N’Y A PLUS DE MYTHES. Lieu idéal donc pour ce ressac des images, ce flux et ce reflux des pourquoi d’autrefois et de ceux d’aujourd’hui. On a envie ici de se pelotonner contre un de ces rochers bossus et craquelés, de se recroqueviller, de reprendre à l’envers le chemin de la conscience et de la vie. N’est-ce pas cela qui demeure aussi de la Grèce, à côté de ses genèses rationnelles — astronomie, géométrie, mathématique, médecine, urbanisme, démocratie, conscience de ITiistoire — : cet inventaire lucide et unique en son temps du pays intérieur, du hasard objectif, de l’homme face à ses dieux et ses démons internes ? Il est en Grèce des lieux où mieux qu’à Delphes et à Mycènes, plus qu’à Olympie, Epidaure, Eleusis, on peut saisir ou retrouver la source du ça qui nous habite. Ces lieux, ce sont tous ceux que les Grecs élirent et ressentirent comme des lieux de passage, d’affleurement, de surgissement du monde souterrain qu’ils appelèrent entrées ou issues des Enfers et autour desquels naquirent et se fixèrent des mythes, des récits où affleurent justement le monde souterrain de la psyché : Trézène où Phèdre expose au grand soleil des désirs jusqu’alors refoulés ; ce Cithéron, montagne œdipienne et plus loin l’autre de Trophonios, dieu oraculaire où le consultant devait s’introduire sous la terre au fond d’un puits et recevait dans la nuit chtonienne — par des visions, des bruits, des sensations diverses — la réponse à la question posée. Mais, plus révélatrices encore, étaient à Trophonios les deux sources qui y coulaient : la source d’Oubli, la source de Mémoire (sans doute faudrait-il l’appeler source de Remémoration) dont l’eau, une fois bue, permettait à l’homme de revivre, de se resouvenir de tout son passé. Ni les Sumériens, ni les Egyptiens ni les Sémites ne levèrent jamais — ni n’élevèrent à la conscience — ce monde interne, l’eau souterraine de la source d’Oubli, ce soleil noir en l’homme, comme le firent les Grecs. C’est cela qui persiste pour moi dans le mot Grèce : ce premier regard, cette première fissure découverte et maîtrisée (cette porte entrebâillée dans la psyché par où Œdipe aperçoit dans la chambre nuptiale le cadavre pendu de sa mère), cette première lumière insoutenable mais regardée en face, et parfois aveuglante au sens propre du terme. Ceux qui chercheraient aujourd’hui en Grèce le lieu de quelque prière ou quelque dévotion —comme le firent autrefois Renan, Flaubert, Lamartine et Maurras — devraient aller non plus sur l’Acropole mais sur le Cithéron. Ils n’y prieront plus la raison mais peut-être, en ce temple nu, percevront-ils, perceront-ils l’énigme du premier cri. »
Oui, forts et denses, éclairants, lumineux furent finalement ces jours de l’été 1944. Ces jours qui contribuèrent si fortement à hâter la fin de mon adolescence. Quand les parents furent de retour, une fois la ville libérée, ils pensaient nous retrouver intacts, je veux dire tels que nous étions auparavant. Mais nous avions grandi, mûri, et tant changé que s’ils avaient eu ne fût-ce qu’une once d’intuition, ils n’auraient même pas dû nous reconnaître.
C’est à ce moment là, quand tout autour de nous n’était que ruines, que la ville presque entière était à reconstruire et l’avenir à repenser, que je décidai seul, absolument seul (mais avec la complicité du tilleul) de ce que je ferais de ma vie : être cigale et jamais fourmi.
Jacques Lacarrière
(…)A quoi sert un fleuve ? On se pose rarement la question tant son existence va de soi, comme celle du ciel et de la terre. Pendant longtemps on ne vit en lui qu’une source d’eau consommable, un chemin mouvant et gratuit pour aller d’une ville à l’autre et pour gagner la mer, et un vivier de nourriture par les poissons qu’on peut y pêcher, le gibier d’eau qu’on peut y chasser. Cela c’est l’histoire coutumière et humaine du fleuve, au temps des coches, des barges et des plates. Mais il y a des fleuves un autre usage possible, plus ludique et moins prosaïque, qui consiste aussi à s’y baigner, à en sonder les fonds intimes, à s’étendre au soleil sur leurs îlots de sable, à rêver sur leurs rives, à imaginer leur estuaire, la mer où ils se jettent et les Polynésies lointaines. Car le fleuve, comme le dit Héraclite est un constant Ailleurs en notre ici. Un Ailleurs, mais aussi un langage de rives, d’eaux fraternelles, de boue, d’îlots et de deltas. (…)
L’histoire de Yunus Emré, mystique soufi et « troubadour » de l’Anatolie du XIIIe siècle. Ên 1998, le livre est paru en édition de poche chez Points.
« Nous sommes en Anatolie, au XIIIe siècle, au temps de sultans seldjoukides et des invasions mongoles. Yunus Emré, derviche errant et poète troubadour, est la figure exemplaire d’un être à la recherche de la vérité. Ce roman, étourdissant voyage au cœur de l’Homme, prend des allures de conte quand il relate les pouvoirs miraculeux et les incroyables prodiges accomplis par les saints errants, sans pour autant nous éloigner du monde actuel par ses constantes réflexions sur les chemins et interrogations de notre époque. »
« Avez-vous un jour, dans la docilité de l’aube et la complicité des vents, avançant sur une steppe engourdie de froid et frangée de montagnes bleutées, admiré l’extase des peupliers frissonnant dans la lumière montante ? Admiré aussi leur alignement studieux, presque révérencieux, le long du moindre filet d’eau ? Juste derrière leur fin rideau se dressent les montagnes qui bougent.
Mais bougent-elles vraiment ? N’est-ce pas plutôt le tremblement de l’air, l’hésitation du jour, l’indécision des vents, n’est-ce pas le voile toujours présent, déjà fiévreux, de la poussière qui donnent cette impression de frémissement timide, de lente turbulence ? La terre, elle ne tremble ni ne frissonne. Elle reste ferme sous les pas de Yunus ».
Nous avons plongé dans l’Essence
et fait le tour du corps humain
trouvé le cours de l’univers
tout entier dans le corps humain
Et tous ces cieux qui tourbillonnent
et tous ces lieux sous cette terre
Les soixante-dix mille voiles
dans le corps humain découverts
Les sept ciels, les monts et les mers
et les sept niveaux telluriques
L’envol ou la chute aux enfers
tout cela dans le corps humain
Et la nuit ainsi que le jour
et les sept étoiles du ciel
Les tables de l’initiation
sont aussi dans le corps humain
Et le Sinaï où monta
MoÏse – ou bien la Kaaba
L’Archange sonnant la trompette
mêmement dans le corps humain
La Bible et l’ancien testament
et les psaumes et le Coran
Toutes paroles écrites
se trouvent dans le corps humain
Ce que dit Yunus est exact
nous avons confirmé ses dires
Dieu est où le met ton désir
tout entier dans le corps humain
Yunus Emré. Trad. Guzine Dino et Marc Delouze.
« ….On ne supprime jamais la poussière, on ne peut que la déplacer. D’où vient-elle et comment se reproduit-elle ? Elle paraît toujours neuve, engendrée par l’effritement constant du paysage, mais en fait elle est aussi vieille que la terre. Aurait-elle une mémoire ? La poussière a-t-elle vraiment quelque chose à nous dire ? Serait-elle la parole ou le souffle que prendrait le temps pour survivre ? »
La poussière a-t-elle vraiment quelque chose à nous dire ?
Serait-elle la parole ou le souffle que prendrait le temps pour survivre et les empires d’antan pour nous informer, hâtivement, tardivement selon les cas, de leur effritement ? Aurait-elle une mémoire à la façon des cendres, des cendres des amants incinérés ensemble, de ceux « qui se sont aimés pendant leur vie et se font inhumer l’un à côté de l’autre » et qui ne sont pas « aussi fous qu’on le pense. Peut-être leurs cendres se pressent s’emmêlent et s’unissent… Que sais-je, n’ont elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état, peut être ont elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière… Il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus,s’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient à s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres, éparses dans la nature »
Le Pays sous l’écorce, intitulé « récit », est, du point de vue du genre, une sorte de zoologie-fiction située dans notre monde. Il ne se déroule pas sur une autre planète mais sur la nôtre et, dirais-je même, à deux pas de nous. C’est un livre auquel j’ai pensé pendant des années avant de me mettre à l’ouvrage et dont le principe était exactement à l’opposé de celui des Fables de La Fontaine.
Dans ces fables, ce sont les animaux qui parlent notre langage, c’est le chien ou le lion qui s’exprime en un parfait français et non l’homme qui aboie ou rugit pour se faire comprendre du chien ou du lion. Le pays sous l’écorce explore cette deuxième voie : le narrateur s’y initie, au fur et à mesure de son exploration, au langage propre à chaque espèce animale rencontrée. C’est le récit d’une quête et d’une initiation et aussi la concrétisation d’un rêve et d’une question d’enfant à laquelle, à l’époque, nul ne répondit : « Que deviennent les fourmis quand elles disparaissent sous la terre ? » Eh bien, trente ou trente-cinq ans plus tard, je suis allé voir sous la terre ce que les fourmis y faisaient.
Dans le livre, c’est dans une termitière qu’en fait je m’aventure, ce qui m’a permis d’en rapporter un entretien instructif et confidentiel avec la reine des termites ! Ce livre a eu surtout du succès auprès du public enfantin et adolescent, bien qu’il ait été écrit pour tous les jeunes de 7 à 77 ans, pour reprendre une formule célèbre. Je n’ai pas voulu humaniser les animaux mais au contraire faire l’effort – ou plutôt contraindre le narrateur à faire l’effort – de se fondre dans son milieu. Toujours la même idée qu’avec la marche et le paysage : se retrouver à l’unisson du milieu qu’on explore. S’y rendre ou invisible ou familier.
Jacques Lacarrière
« J’approchai l’arbre vers le soir et d’emblée je le reconnus, inchangé malgré les années. Si les arbres vieillissent autrement que les hommes, c’est qu’ils ont autre chose à nous dire. Sur son tronc, la peau s’écaillait par endroits livrant à l’air la chair à vif. Dans le canal, depuis longtemps désaffecté, lentisques et nénuphars couvaient un monde d’hydromètres, d’araignées d’eau, d’élytres bleus. J’écoutai longtemps ce silence. Puis je fermai les yeux et me glissai sous l’écorce. »
Le dernier livre de Jacques Lacarrière se passait… « Dans la forêt des songes »…
» Bien que né sous le signe du Sagittaire, je n’ai jamais jusqu’à ce jour enfourché le moindre cheval ni revêtu la moindre armure pour défier en tournoi singulier quelque insolent rival. Si gente dame il m’est arrivé dans ma vie de conquérir de haute lutte, ce fut toujours sans cheval ni armure, ni pourfendeuse lance. Voilà qui devrait m’interdire ou du moins me décourager de me lancer en une époque comme la nôtre dans l’écriture d’un récit ou un roman de chevalerie. Je m’y hasarde cependant en précisant seulement que pour les raisons susdites, on ne trouvera dans ce livre ni cheval ni armure ni haume ni épée ni tournoi ni non plus d’insolent rival. Par contre, on y verra des vierges sages et d’autres folles, des monstres singuliers et des aventuriers, des grands veneurs et des stylites et même des hermaphrodites. Il y aura aussi des mandragores, des demoiselles de Numidie, peut-être même des tétras lyre et, sans doute, des arbres qui parlent. Et, enfin et surtout, une forêt, une vraie forêt qui s’étale, frissonne et murmure à deux pas de mon village et qu’on nomme Forêt d’Orient.
C’est à l’orée de cette forêt qu’Ancelot – chevalier sans cheval, paladin sans armure, pèlerin sans équipage – rencontre Thoustra, un perroquet ara, curieux de tout et légèrement dyslexique, avec lequel il va cheminer et croiser des êtres, figures, fantômes ou personnages surgis de différentes époques : un stylite sur sa colonne, une grue cendrée et bègue, le Grand Veneur d’une chasse fantastique, une ondine nymphomane, un androgyne transsexuel, une mère porteuse et vierge, et bien d’autres encore.
Une fable qui réinvente les chemins des chevaliers d’antan pour les situer au coeur du monde d’aujourd’hui.
Anthologie poétique personnelle Parution à l’occasion de la 13e édition du Printemps des poètes (7 au 21 mars 2011)
« Il n’est de manque véritable que le vide d’un monde privé de poésie. »
Dans cette anthologie qu’il avait lui-même composée, Jacques Lacarrière nous livre plus de cinquante ans de voyage dans l’intimité de sa poésie, une poésie nourrie de paysages, de rencontres et de mythes.
« Être, à chaque mot, contemporain du premier homme : Adam des mots » : telle aurait pu être la devise de celui qui partagea sa vie entre son amour de l’écriture et sa passion des civilisations anciennes. Plus célèbre pour ses romans et ses récits de voyages, il a toutefois eu un véritable parcours poétique, plus discret mais issu de rencontres déterminantes, parmi lesquelles le surréalisme avec André Breton, la négritude avec Aimé Césaire, les grands classiques de la Grèce antique, avec la traduction de Sophocle ou d’Hérodote ou la peinture de Giorgio de Chirico. S’ajoute à cette liste celle des voyages, des traversées : Patmos, l’archipel des Cyclades, le Mont Athos, mais aussi la France, entre campagne et ville.
Celui qui chemine au creux de cette anthologie le comprend aussitôt : le tempérament nomade de son auteur imprime à cette poésie le caractère de l’éphémère, du fugitif. Les figures mythologiques, qu’elles soient argonautes, centaures, néréides ou gorgones, affluent sous la bannière de l’Immémorial Orphée – figure éternelle du poète. La contemplation des paysages, qui offre au langage ses états singuliers, cède devant le récit épique des batailles de l’Aurige, ce conducteur de char dont on retrouva la statue à Delphes. Le cri d’Icare tombant dans la mer résonne comme le cri originel de tout être humain. Cette poésie se situe entre un monde de nature et un monde par-delà la nature, empreint de mythe. De chaque mot, de chaque image, se dégage une sagesse infinie, loin de la contingence des époques, légère comme le nuage et solide comme le minéral. Car les éléments – eau, vent, feu, terre – sont partout présents, seules forces à l’épreuve du temps. Ces poèmes apparaissent donc, selon les termes de l’auteur lui-même, « bucoliques, agraires, forestiers, telluriques, aériens, nébuleux ou céréaliers. » Ils font parvenir jusqu’à nous la voix tout à fait singulière d’un bel esprit, généreux et contemplatif.
Paris, Seghers Laffont, 2011
EXTRAITS
Abécédaire de la terre
Annonciatrice des aubes et des astres Berceau de nos balbutiements Colombier des humaines colombes Donatrices des délectations Écrin de nos enchantements Florilèges des floraisons Géante où gazouille le monde Héroïne de l’histoire des herbes Infante de l’immensité Jardinière des joies et des jours Kermesse des kobolds Légendaire des loups et des lions Matrice et mémoire du monde Nourrice des nids et des nues Plénitude des pastoureaux Quintessence des autres éléments Royaume de toute renaissance Semeuse de savoirs et de saveurs Trésors où s’enrichit le Temps Unisson de tous les univers Ventre et veilleuse des victoires la Terre
Écrit en mer Égée, entre Ios et Siphnos
Au plus près de la “mer écumeuse“ d’Homère, au plus près de cette vérité bleue qui tremble à l’heure du poème, au plus près de la vague offerte en chacun de ses creux, au plus près du fragile avenir de l’écume, au plus près de l’oiseau à la croisée des vents, au plus près du rivage où veille une chapelle
j’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer, j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel, humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de leur lumière. Ici le filet du pêcheur dialogue chaque jour avec la liberté des vagues, chaque jour le soleil recommence les jeux savants des mouettes et de l’azur, et ici, chaque jour, à mi-chemin des ombres et du réel corps éployé dans la légende, vient rêver une néréide.
Portrait d’un hirsute
Un profil de ménagère et une sensibilité d’obélisque, il n’en fallait pas plus pour qu’il devient impossible à vivre. Il avait été ramoneur puis professeur au Muséum d’histoire naturelle. Il y avait acquis cette habitude déplorable de se croire une géologie en marche. Aussi ne bougeait-il jamais. Il ne se lavait jamais non plus. Il est mort un jour, d’érosion.
1949
Même parti très loin, je ne sais Quel est le plus réel, de ma mémoire ou de mes routes Quel est le vent qui pousse ce bateau, Quelle est la mer qui pousse ces oiseaux. Je suis arrivé près de lagunes ocrées Où la patience des sauriens ruminait Le long enfantement de l’homme. Ainsi de toi, lointaine, jusqu’à moi : Ta main est ce serpent lacustre dont le sommeil M’attend au bout des mémoires du monde. 1950
Incertitudes
Je ne sais pas pourquoi le Zodiaque est si haut Ni pourquoi les nuages sans cesse recommencent Pourquoi l’éclair ne dure, pourquoi les soleils meurent Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire.
Mille ans suffiraient-ils pour pouvoir épuiser La raison d’un seul jour Et mille autres pour enfin déchiffrer les runes inviolées de la nuit ?
Demeure, malgré tout, la fidélité du printemps, Demeurent l’élévation et la ponctualité des sèves Demeurent au loin les milles chuchotis de la mer Demeure à mes oreilles le chant muet des coquillages.
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire Je ne sais pas pourquoi les taupes sont aveugles Je ne sais pas pourquoi les saules se lamentent
Je ne sais pas pourquoi l’herbe n’a pas d’histoire.
Mille ans suffiraient-ils pour nous faire découvrir le pacte des herbes et du vent Et mille autres pour élucider l’œil irisé des libellules ?
Demeure, inexorables, le foisonnement des fourmis Demeure, inégalée, la diligence des abeilles Demeure, inexpliqué, le mutisme des cicindèles, Demeure, indiscuté, le verbiage des Kinkajous.
Je ne sais pas pourquoi le vent est sans mémoire Je ne sais pas pourquoi la foudre devient cendre Je ne sais pas pourquoi l’oiseau n’a que deux ailes Je ne sais pas pourquoi la rose est sans pourquoi.
Octobre au bord des flammes
Antiphonaires des saisons, les vêpres tombent sur la ville avec un bruit de voix mouillées. Là-bas, ce répons d’âmes cette cantilène des nuages et le cri de l’ange là-haut déroulant la grande nappe des prières sur l’incendie, sur l’agonie de la lumière.
1950
Cyclades
Ici, le temps se mesure au comptant, au content du soleil. C’est pourquoi chaque coupole, chaque chapelle filtrent les flèches du zénith, clepsydres des lumières. Ruelles des Cyclades : lignes de partage du jour et de la nuit sur le crêt de l’Immaculé comme une eau ruisselant vers le levant ou le ponant des songes. Arêtes vives comme le tranchant d’un glaive entre fini et infini. Comme l’épée de l’Ange entre innocence et faute. Arêtes vives comme une frontière rectiligne, embrasée, parallèle à notre destin. En ces jeux de lumière et d’ombres cycladiques, en ce damier austère, on retrouve la trace des vieilles géométries qu’Euclide, Thalès et Pythagore ont tour à tour inscrites dans le blanc du ciel grec. Épures de midi. Lignes, droites, angles, arêtes, trigones et triangles du ciel que le soleil docile reproduit sur le cadran des îles. C’est là, juste à la bissectrice des solstices que son tranchant sépare la Mémoire. Et il met d’un côté les grands cyprès orphiques, de l’autre le marbre euclidien du zénith. J’ai regardé les îles, grenades émiettées aux noces de la mer, j’ai perçu leur cri de chaux vive et de sel, humé leurs icônes d’odeur et les bouquets séchés de la lumière. Là, juste là, cette arche d’ombre fichée sur l’épingle embrasée du soleil. Il y a dans la tradition mystique de la Grèce un mot qui désigne les ascètes les plus ardents, les plus acharnés à demeurer dans le désert aux franges des brûlures, et ce mot, c’est nepsis qui veut dire sobriété. On nomme précisément neptiques les ermites les plus extrêmes en leur ascèse. Ivresse neptique du mur Egéen, fou de soleil, éperdu de lumière. Ivresse neptique des voiles cycladiques sur l’écume. Car il n’est autre ivresse que celle de l’homme sobre devant l’arête immaculée de ses désirs. Neptiques sont ces murs, ces terrasses, ces coupoles, ces marches étincelantes, dénudées de lumière. Neptiques puisqu’un peu de chaux leur suffit pour affronter l’infini bleu du ciel. Lumière janséniste de la chaux, ombres dionysiaques, couleurs avivant les seuils, les portes, les fenêtres. Des unes aux autres, vent dorien et soleil ionien, le contraste d’un isthme infime. Où la mémoire a su nimber d’ocelles le derme écru des murs. Au cadran solaire des escales, les mâts sont aiguilles des vents, les coques alcôves des tempêtes. Mais là, souviens-t’en bien, en ce port calme et bleu, juste après le réveil des gorgones et des proues, tu vis pour la première fois bouger l’ombre des heures.
1980
Yggdrasil *
Je suis né d’un songe de la terre rêvant qu’elle s’unissait au ciel.
J’ai grandi dans l’ombre inquiète de racines toujours assoiffées d’obscur.
Et j’ai fleuri dans l’allégresse de la sève et l’offertoire des frondaisons.
Je suis l’axe du monde, vivant défi des temps carbonifères. L’alliance de l’ombre et de l’éclair, le tremplin des orages, l’esprit des sources et des souffles.
Je suis le sommeil et l’éveil, le silence et la symphonie.
Je suis l’oratoire des astres, et mes feuillages s’impatientent des apocalypses à venir.
J’abrite en mes branches l’aspic et l’alouette, l’ogre et l’océanide, le singe et la sylphide, le ver et la vestale.
J’abrite l’hier des fauves, les présent des oiseaux et le demain des hommes.
J’abrite le nid des anges et les couvées du ciel.
Je suis l’axe du monde.
* Yggdrasil est le nom donné par les anciens Germains au Frêne cosmique qui reliait le ciel et la terre. Il abritait en ses racines les divinités du destin, en ses branches toute l’humanité et en son sommeil le palais des dieux.
Sourate, au sens premier du mot, ne signifie rien d’autre que chapitre ou verset. Mais l’usage qu’en firent, avec le Coran, les disciples de Muhammad leur donna aussi à la longue le sens de révélation, voix perçue, voix reçue de l’homme-dieu qui est en nous. Ici, plus modestement, j’emploie ce mot pour dire que ces textes sont nés de l’écoute attentive – et souvent émerveillée – de toutes les voix du monde : voix intérieures d’abord, avec le bruissement de son propre sang et les murmures de la mémoire, voix extérieures ensuite, avec les froissements de l’herbe sous le vent, les rumeurs de la rue, les nouvelles de la radio, les messages des antipodes et le silence fourmillant des étoiles. Je ne connais pas d’autre voie pour vivre totalement la spiritualité que de l’affronter chaque jour aux épreuves et aléas du monde.
Je me regarde dans la glace. Une foule hétéroclite s’agite dans mes yeux, mon visage, mes mains, en tout mon corps: un lémurien, un épicurien, un primate, un homo sapiens, un coelacanthe, un futur archange, un homo faber, un bourguignon, un archanthrope et, peut-être, un poète. Chacun de nous est cette histoire vivante, cette foule unifiée en nous-mêmes, cette mémoire charriant des ancêtres mutants, un grenier de gènes oubliés, une mélodie de mutations, un passé composé, un futur proposé. Nous sommes déjà vieux mais sommes aussi promesse. Etant imprévus sur terre, il nous faut y prévoir notre nécessité. Rien en nous ou sur nous n’apparaît vraiment superflu, à part l’appendice et peut-être ce qui reste en notre encéphale du premier cerveau reptilien. Nous avons des centaines d’organes, des milliers de globules, des millions de neurones, des milliards de cellules. Et nous avons deux mains. La méditation la plus simple -et la plus nécessaire- consisterait, après avoir salué dans le miroir le lémurien, sinanthrope ou primate qui ricane au fond de nos yeux, à regarder posément, intensément nos mains, chaque jour, pendant quelques instants.
Nos mains: panoplie de gestes, lexique de préhension. Doigts, paume, phalange, métacarpe, thénar, hypothénar, pronation, supination, préhension, préhenseur, préhensile, préhensible. Ne nous faisons pas d’illusion: nos mains semblent occuper dans notre vie une fonction subalterne mais sans elles notre cerveau ne serait pas ce qu’il est devenu. Sans la lente, très lente autonomie acquise par les mains, sans leur aptitude grandissante à la préhension (au détriment de la locomotion), sans l’adieu progressif qu’elles ont signifié à la condition quadrumane, pas de libération de la boîte crânienne, ni d’élan vertébral ni d’avenir linguistique pour notre bouche. Quand on est quadrumane et qu’on passe le plus clair (ou le plus sombre) de son temps au ras du sol, la bouche ne peut servir qu’à prendre, saisir, manger. La parole sera pour plus tard. Pour l’homo erectus. Sans homo erectus, pas de Moïse, ni de Bouddha ni de Jésus ni de Lao-Tseu. On n’imagine aucun prophète, aucun dieu quadrumane. Même les Cyniques, ces philosophes qui jouaient au chien et vivaient parfois comme Diogène dans des niches-tonneaux, usaient de la station debout, même pour uriner. Conclusion: pour que la pensée naisse, il faut que les mains soient. Elles seules, par leur essaim de gestes, ont permis ce miracle: une ruche de mots en nos bouches.
Comme le visage, la main en tant qu’organe a survécu à la mort de toutes les mains particulières. Elle contient, elle transmet une mémoire immortelle qui persiste depuis les origines, c’est-à-dire depuis le moignon à cinq cartilages du coelacanthe. Chaque main éclosant sur le bras d’un foetus est donc une mani-festation de l’immortalité. En regardant posément, intensément mes mains, je les vois ainsi évoluer en leur immense histoire, devenir tour à tour rugueuses, velues, brunes, noirâtres, avec un pouce non opposable aux autres doigts, je les vois primates en diable, ces mains tâtonnantes, hésitantes ou, remontant le temps, je les découvre étoilées ou palmées, tendres cartilages, moignons, pédoncules écailleux.
Cela, pour l’histoire naturelle de nos mains. Mais l’autre histoire, l’humaine, la quotidienne celle qui les voue à être maîtresses ou servantes de notre vie, outils pour un métier, organes pour un désir, instruments d’un message, mot, mime ? Ce long compagnonnage des mains et du cerveau unis dans l’émergence parallèle des gestes et de la parole, ou désunis dans la divergence de la main et de l’intellect, a-t-il également un sens, une empreinte en notre psychisme ? A quoi servent nos mains pour l’évolution intérieure ? Le méditant doit-il les oublier, les mutiler en lui, les magnifier ?
Je me dis que là encore les grandes religions orientales -et la part la plus orientale du christianisme, l’orthodoxie- ont su accorder aux mains la part qui leur revient dans le devenir de l’homme intérieur. Homo erectus, faber, sapiens, cogitans, meditans, les mains tiennent une place essentielle en cette évolution. Serrées sur un outil, tendues vers un désir ou jointes en oraison, elles accompagnent, elles expriment le monde intérieur de l’individu. Manoeuvre, maniement, manipulation, elles manifestent l’espace du dedans, elles sont, au sens propre du terme, une manière de l’être.
Car les mains ne se contentent pas de manier, manipuler la matière de ce monde, elles savent aussi dire, mimer, danser. Elles sont outil, organe, ornement autonome qui peut, par la mobilité et la dextérité des doigts, écrire ou imager le monde dans l’espace. Le doigt peut tracer le mot Dieu un matin d’hiver sur une vitre embuée mais il peut aussi être ce mot. Regardez, sur certaines icônes byzantines, la position des doigts du Christ bénissant: ces doigts disent, écrivent le mot Christos ou plutôt les quatre consonnes principales selon la graphie byzantine : I C X C. La main du Christ écrit ainsi son propre nom lorsqu’il bénit, elle dit: Je suis Christos. Langage et graphie de sourd-muet, dira-t-on, mais qui devait sûrement jouer un rôle important autrefois.
Les hagiographes byzantins admiraient que « grâce à la divine providence du Créateur, les doigts de ta main humaine soient conçus de manière à pouvoir figurer le nom de Christ». Naïve admiration. Avec cinq doigts, les combinaisons sont multiples et, en se limitant aux consonnes principales, la main peut écrire dans l’espace le nom de presque tous les dieux, déesses, anges et démons. Elle peut même écrire son propre nom dans bien des langues. Ou, comme aux Indes, devenir un mudrâ, un geste-écriture, un mot-doigts, un nom digité, elle peut dire la menace, l’adoration, la crainte, la méditation, la paix, la connaissance. Ce n’est plus seulement l’homme corporel qu’elle prolonge, exprime ou amplifie, mais l’homme intérieur dont elle image la pensée déclose, l’émoi palmé, le pentagramme manifesté. Combien de noms, de mots, de phrases contiennent ou détiennent nos doigts ? Quel dieu inconnu habite nos phalanges ? Quel panthéon réside dans le creux de nos paumes ?