Pour enfants … et pas seulement

Musique traditionnelle grecque 

Compagnie Gradisca
Loukia Chatzianastassiou (chant), Georges Nikolaïdis (flûtes traversière et à bec), Pantelis Terezakis (lyre crétoise, luth, guitare)

Enregistré à Thessalonique en juin 2005 – Produit à Paris par KDG 
Production sous l’égide de l’Unesco, de l’université de Paris IV Sorbonne, avec le concours du Patriarche œcuménique de Constantinople, Barthloméos le 1er, et le concours du Consulat général de Grèce à Paris

Texte de présentation de Jacques Lacarrière :

Parler de tradition en matière de chant et de musique, c’est parler avant tout de mémoire. Mémoire de temps souvent anciens, parfois même de temps premiers, mémoire aussi des lieux, des paysages, des coutumes qui, grâce au pouvoir particulier de la musique, deviennent porteurs d’une émotion souvent plus forte et plus durable que celle des textes écrits de leur temps, j’ai entendu à Rhodes il y a presque cinquante ans l’un des chants traditionnels de ce recueil, Thalassaki – La petite mer -, et en le réécoutant aujourd’hui j’ai ressenti avec la même intensité l’émotion et l’émerveillement éprouvés alors en découvrant que le chanteur – ou la chanteuse – tutoie la mer et lui parle comme à une amie et même à une sœur.
On s’est rarement demandé pour qui ces chants furent composés. Pour les berceuses, qui portent en grec le joli nom de nanourismata – de chants de nourrice – autrement dit, de chants nourriciers! – la réponse va de soi.Pour la plupart des autres, je répondrai : tout simplement pour nous, quelque soit leur lieu d’origine. Je pense plus particulièrement aux chants crétois qui par l’intensité, la virtuosité de leurs rythmes, ont un pouvoir et une portée qui va bien au-delà de la Crête et de ses luttes contre l’occupant ottoman. Il ne s’agit donc pas en succombant aux charmes et aux sirènes de cette anthologie de revenir ou de retomber en enfance mais bien au contraire de ressentir ou découvrir qu’on peut s’émerveiller à tous les moments de sa vie et qu’il n’y a pas d’âge pour tutoyer la mer !

Jacques Lacarrière

Les Milongas d’Antigone

Enregistré à la Comédie des champs-Elysées en juin 1994

Présentation de Jacques Lacarrière

Ici Antigone chante. Elle vient jusqu’à nous avec ses plaintes, ses cris et ses larmes chantées, allant bien au-delà du chant. Les choeurs des tragédies anciennes étaient interprétés à l’unisson ou à l’octave car la musique chorale antique ignorait la polyphonie. Ici, les choeurs d’Antigone sont aussi chantés mais, grande et belle inovation, les citoyens de Thèbes qui les composent, ces Thébains jetés au coeur de drames qui les dépassent, chantent sur des mélodies polyphoniques conçues par le Cuarteto Cedron, venu d’outre atlantique. C’est bien la première fois que deux continents et deux siècles aussi éloignés l’un de l’autre – la Grèce de Sophocle et l’Argentine de Juan Cedron – se retrouvent pour former le choeur d’Antigone. Alliance inattendue mais bénéfique car aux plaintes, aux colères, aux regrets d’Antigone, à ces cris, ces chants du monde ancien, elle insuffle les bouffées d’air du nouveau monde. On se rend compte alors que cette oeuvre Antigone, tout en étant de source purement grecque peut avoir des estuaires infinis et se mêler sans heurt et sans inconvenance aux apports d’une culture tout à fait moderne. Le chant de victoire qui ouvre la tragédie, l’hymne à l’homme qui la continue, l’hymne à l’amour qui le suit, les poignantes lamentations d’Antigone condamnée à mourir sans avoir rien connu de la vie ni de l’amour et le sombre inventaire des victimes de la folie et de la tyrannie des rois, cette ferme, lucide, impitoyable dénonciation de la violence et de la guerre se retrouvent ici, fortement, intensément portés par les voix solidaires du Cuarteto Cedron.

Chants d’Antigone, donc en ce disque et non chansons. Ne confondons pas ce qui vient du coeur et ce qui vient des lèvres. Ce qu’on entend clairement ici, c’est la voix d’une femme, ou plutôt d’une adolescente qui, la première eut le courage de dire non au au sacrilège et à la tyrannie et celles d’interprètes contemporains venus d’un pays où, il n’y a pas si longtemps, d’autres soeurs qu’on nommait «les folles de Mai» – réclamaient elles aussi le corps de leur frère disparu. Etrange et féconde coïncidence de l’Histoire ? En tout cas, de cette rencontre chargée de sens, sont nées ces noces somptueuses et musicales entre deux continents et entre deux époques.

Jacques Lacarrière

Lapidaire pour soprano, ténor, basse et orchestre

Poèmes extraits du recueil Lapidaire de Jacques Lacarrière

Le Lapidaire : « au Moyen-Âge, poésie didactique traitant des propriétés des pierres précieuses. »

La pierre, précieuse ou non, réceptacle d’une mémoire sans âge dans laquelle nous projetons une multitude de sensations, nous renvoie à une conscience d’être dans le rapport entre le temps du monde et celui de l’expérience humaine, succession d’instants éternellement recommencée.

La musique, que je voudrais avant tout émouvante, conjugue ces deux idées du temps. Absence de toute tentative de narration, de tout discours psychologique, de tout regard sur soi, mais prolifération d’incises, de rythmes, d’intervalles porteurs de sens, de modes à modulation continue, de contractions et dilatations de la pulsation, d’agrégations sonores libérées de toute référence à une technique rédactionnelle précise, formant une complexité évoquant celle du monde minéral.

La voix, par ses métamorphoses, creuse des glyphes dans le tissu orchestral, la récitante nous fait, quant à elle, vivre l’immense poésie de ces textes.

Le recueil de poèmes, Lapidaire, de Jacques Lacarrière, a cette faculté extraordinaire de nous donner l’illusion de participer de la nature dans sa globalité, en nous faisant découvrir comment les pierres portent les stigmates d’un temps cosmique, les signes de l’histoire du monde. Lente transformation géologique, avec ses secousses, ses déchirements, ses violences et ses beautés toujours renouvelées, de la gangue au cristal, de l’amorphe à la perfection géométrique, des ténèbres à la lumière, de l’opaque au diaphane, image grandiose, patiente, terrifiante ou réconfortante, d’une téléologie peut-être lumineuse.

Écrite pour la tessiture hors du commun d’une basse-sopraniste, cette œuvre peut aussi être exécutée par un soprano dramatique, un ténor lyrique et une basse, les trois voix se répartissant la partie vocale d’origine.

Michel Sendrez


HERCYNITE
J’aime ton mot de nuit et ton nom
d’avant l’homme quand, infante, la terre
s’apprêta aux sacres des volcans.
Pavane des soleils. Cantates des calcaires.
En toi dort et attend, chrysalide, le temps.

HERTZINITA
Maite dut zure gau hitza
eta gizonaren aitzineko zure izena,
Lurra, infantea, sumendietako
sakreetarako apailatu zenean.
Eguzkien pabana. Kareharrien kantatak.
Krisalida bezala, zure baitan lo eta
aiduru dago, denbora.

TANTALITE
Il te fallait ce nom de nuit, ce nom primal
et ce geste au désir des cristaux.
Ce nom qui dit la faim figée des gemmes.
Et leur soif de lumière absente.
De soleil clos.

TANTALITEA
Gau izen hori behar zenuen, hastapeneko
izen hori
kristalen desioari geldirik doakion jestu
hori.
Harribitxien gose izoztua derasan izena.
Eta haïen argigabearen egarria. Eguzki
hetsiarena.

HEMATITE
Parcelle refroidie du premier monde.
Pupille de l’ancien des siècles.
Détient, retient toujours en elle,
le ciel noir d’avant la création du jour.

HEMATITEA
Lehen munduaren lursail hoztua.
Mendeetako behialakoaren umezurtza.
Edukitzen du, beti bere baitan gordetzen,
Egunsentiaren aitzineko zeru beltza.

RUTILE
Sang séché. Fièvre figée du feu.
Gisant des clairs filons où ton destin s’éploie.
Oui. Gisant aux mains jointes des ères.
Toi, le glas du soleil, le tocsin des calcaires.

ERRUTILOA
Odol lehortua. Suaren sukar hormatua.
Zure halabehatra hedatuz doan
zain gardenetarik datza.
Bai, Aroen esku bilduetaraino datza.
Zu, eguzkiaren hil zeinu, karcharrien
deiadar,

AMIANTE
Vestale des brasiers, amante des fournaises,
tu rafraichis le cœur des plus chaudes étoiles.
Vêture inadurante des âmes
où couvent encore les cendres des voyants.

AMIANTOA
Su bizien Zaindari aratza, labetegien
amorantea
freskatzen duzu izar beroenen bihotza,
arimen bestimendu gar eta su gabekoa
zara,
non igarleen hautsak oraino kaïdan baitira.

AGATE
Sur les yeux clos des ères, les cernes de la terre.
Remords du feu. Pleurs et fleurs des silices
aux calices des laves.
Méandres de la mémoire éteinte des volcans.
Ocelles. Ocelles irisés.
Du temps qui nous regarde.

AGATA
Aroen begi hetsien gainemn, lurraren
betondoak.
Suaren urrikiak, Laben suamuetan
mugerren negar eta loreak.
Garmendien oroitmen itzaliaren
Inguru-minguruak.
Begi-orbanak.
Begi-orban hortzadartuak.
Behatzen gaituen denborarenak

Le jardin des miracles ou la vie sainte de Radegonde

Radegonde, reine de France devenue moniale, fonda à Poitiers un important monastère de femmes. C’est là qu’elle rencontrera le poète Venance Fortunat. En ce 6ème siècle encore à moitié barbare, où Francs et Germains s’affrontaient en permanence et où le sang coulait au sein de chaque famille royale, la vie de Radegonde apparait comme un choix, un chant, un chemin de lumière. Le Jardin des miracles, c’est cet enclos de rêve, de bonté et de dévotion que Radegonde sut édifier au milieu des horreurs de son temps.

Ce concert-spectacle, élaboré sous la conduite de Jacques Lacarrière, fait alterner des chants (hymnes de Venance Fortunat composées pour le monastère de Poitiers et chantées sans interruption du 6e siècle à nos jours, pièces des offices de sainte Radegonde, chants des divers rites chrétiens de cette époque lointaine…) et des textes dits (récit des principaux miracles de Radegonde, extraits des lettres de Fortunat …)

L’ensemble Venance Fortunat
La musique médiévale au présent

Difficile, dans un créneau aussi spécifique que celui de la musique médiévale, de passer à côté du travail fourni depuis plusieurs années par l’ensemble Venance Fortunat. Les nombreux disques et les succès qu’ils obtiennent, ainsi que les tournées qui se succèdent sur les cinq continents, sont là pour en témoigner.
Sous la direction d’Anne-Marie DESCHAMPS, les chanteurs professionnels qui composent cet ensemble, sont devenus de véritables spécialistes de la musique sacrée. Par leur recherche approfondie des sources et grâce aux interprétations qui en découlent, cette partie du patrimoine artistique, représentative de la richesse musicale de toute une époque, témoigne d’une étonnante modernité qui influence encore de nos jours une partie de la création vocale.

Jocaste

Charles CHAYNES

A propos de Jocaste
Plus on réfléchit sur Jocaste et plus s’intensifient les ombres - ou si l’on veut les blancs - que la légende a laissée sur son compte. Pourquoi, dans les œuvres classiques, cette résignation devant un sort immérité ? Pourquoi cet abandon aux forces obscures des oracles ? Avec Euripide, un refus, en partie conscient, en partie inconscient dresse Jocaste contre l’absurdité des décisions divines. Mais Euripide ne pouvait aller au-delà - dans la révolte de Jocaste - sans la faire entrer à son tour dans le sacrilège. Pour ma part, et tout en tenant compte des données de la légende traditionnelle, j’ai voulu aller encore plus loin, déborder le cadre de la Grèce antique et parler, à travers Jocaste, de toutes les femmes humiliées, méprisées, ignorées, victimes de la folie et de l’égoïsme des hommes. C’est pourquoi le chœur - constitué de femmes proches de Jocaste, si proches que mon souhait serait qu’elles en soient autant de doubles, de sosies vivants - retrace la longue lignée des femmes victimes des dieux, des hommes et des oracles, des femmes immolées sur l’autel du pouvoir ou de la richesse. « Ce qui est fascinant, ce n’est pas l’agréable, c’est l’insondable » écrivait Ludovic Janvier, à propos du personnage d’Erzebet. Bien qu’aux antipodes d’Erzebet, Jocaste répond elle aussi à cette image, promise malgré elle à l’inceste par l’arbitraire inhumain des oracles. J'en ai fait le contraire d’une femme résignée, j’en ai fait une femme, une mère, une épouse et une reine lucides et surtout capables de percevoir d’emblée ce que les hommes ne voient jamais, aveuglés qu’ils sont par le vertige du pouvoir. Le texte de cet opéra se veut un affranchissement, une libération de la Jocaste traditionnelle et j’ai tenté, ici, de faire sortir de la nuit sans fin promise par l’oracle une reine lucide qui se voulut d’abord femme et mère.
Jacques Lacarrière.

Opéra en trois Actes sur un livret de Jacques Lacarrière

Jocaste – Hélène Jossoud
Antigone – Monique Krüs
Œdipe – Jean-Marie Frémeau
Polynice – Benoît Boutet
Étéocle – André Cognet
Créon – François Harismendy
Le Messager – Douglas Nasrawi

Chœur du Théâtre des Arts
Orchestre Symphonique de Rouen
Direction Frédéric CHASLIN

Directeur artistique de l’enregistrement : Daniel Zalay
Prise de son : Didier Gervais, assisté de Solène Chevassus
Enregistrement public réalisé par Radio-France au Théâtre des Arts de Rouen les 5 et 7 novembre 1993
Mise en scène : Marc Adam – Décors et costumes : Johannes Leiacker
Photos recto et livret : Daniel Huray – Ville de Rouen

Sol Invictus

Soleil Invaincu, Cantate de la Paix

Au cours du festival De la Guerre à la Paix de juillet 2003, le public du Centre Mondial de la Paix de Verdun a pu découvrir Sol Invictus une création mondiale co-signée par Michel Sendrez, compositeur et Jacques Lacarrière.

Au cours de ces derniers mois, j’ai travaillé dans l’île de Chypre sur la zone interdite séparant depuis le mois d’Août 1974 la partie turque et la partie grecque de l’île. J’ai pu rencontrer ainsi à plusieurs reprises les soldats de la force d’interposition de l’ONU. Des soldats éventuellement armés mais des soldats dont la mission est d’empêcher toute reprise des combats.

Il m’a semblé qu’aujourd’hui un texte sur la paix ne pouvait pas ignorer cette nouvelle fonction ou cette nouvelle mission d’une armée : veiller sur la paix à l’ombre des armes. Et cela, quelle que soit la forme de ce texte : prose ou poème, appel ou élégie, prière ou manifeste. C’est la raison pour laquelle une des voix de cet oratorio est celle d’un soldat de la paix. Pourquoi aussi une des voix féminines est celle d’une réfugiée. Pour quiconque a pu parcourir les différents camps installés dans le Proche-Orient comme je l’ai fait ces dernières années, les réfugiés sont devenus les plus nombreuses, comme les plus éprouvées, des victimes de l’état de guerre.

La paix ne saurait être simplement le contraire de la guerre. Elle n’est pas un état de grâce mais le résultat d’un combat. Elle ne saurait être soumission, encore moins démission face à la violence. Si la guerre est l’équivalent d’un cri, la paix doit être un chant fort et puissant. C’est pourquoi je n’ai pas renoncé pour autant à faire place à l’espoir — même né à l’ombre des armes- symbolisé ici par l’aube et le soleil levant. Carle soleil apporte non seulement le jour mais la réconciliation. Je n’ai pas trouvé pour l’instant de titre à ce chant de l’aube future. Dans mon esprit, je le nomme Soleil invaincu, nom que les Romains donnaient aux jours du solstice d’hiver où l’astre paraissait englouti dans la nuit. 

Jacques Lacarrière

Quand Jean-Luc Demandre, directeur du Centre mondial de la Paix et Didier Patard, directeur de Transversales, m’ont fait la commande d’une œuvre sur la volonté de vivre en paix, je me suis très vite adressé à Jacques Lacarrière en espérant qu’il accepterait de relever le défi d’un sujet aussi difficile. Il en est résulté ce très beau texte : Sol invictus. La difficulté à laquelle je me trouvais alors confronté était d’arriver à traduire musicalement, non seulement la beauté de la langue mais aussi l’idée, parmi tant d’autres, d’une espérance aussi forte dans un avenir lumineux. J’ai conçu une disposition scénique de façon à ce que toute tentative de dialogue paraisse hors temps, hors espace. Le comédien et la comédienne immergent le sujet dans l’actualité. Le comédien, dont le double, danseur capoiériste, donne à voir l’habileté de ses acrobaties verbales, la comédienne, elle, femme victime, prolongée ensuite par la danseuse butô symbolisant, dans sa nudité, l’espoir au féminin.

Michel Sendrez

Gurdjieff et la musique

« Prends la compréhension de l’Orient et Le savoir de l’Occident – et ensuite cherche ».

Comment définir la personne et l’enseignement de Georges lvanovitch Gurdjieff, né en Russie d’un père grec et d’une mère arménienne en 1877 et qui, sa vie durant, de Tbilissi et d’Essentuki à Moscou, de St. Pétersbourg à New-York, d’Istanbul à Paris (où il mourut en1949), ne cessa d’œuvrer pour ce qu’il nomma Le Développement Harmonique de l’Homme ?

Notons bien ce terme Harmonique – et pas seulement harmonieux – auquel il tenait tant. Là, réside une des clés de son enseignement et la raison d’être des hymnes, chants, prières, invocations, rythmes et danses qu’il composa à l’intention de ses élèves.

En musique, une harmonique est un son dont la fréquence est un multiple du son fondamental, une résonance ajoutant sa propre vibration à celle du son premier dont elle est un écho différent mais indissociable.

Avec l’être humain, ce terme suppose que la nature de ce dernier peut elle aussi s’enrichir en se multipliant, se développant sur une gamme ou une échelle plus vaste, mais toujours à l’unisson des lois et énergie du monde environnant. Un siècle ou presque avant les astrophysiciens d’aujourd’hui, Gurdjieff nous dit que l’Homme est une poussière d’étoiles mais une poussière perfectible – disons même prometteuse, détentrice de conscience, susceptible d’éveil.

A l’opposé des principaux enseignements de son temps et surtout loin des catéchismes habituels aux différentes religions, la voie initiatrice proposée par Gurdjieff passait d’abord essentiellement et viscéralement par le corps. La pleine connaissance et conscience du corps- non seulement du corps au repos, en posture méditative mais aussi et surtout du corps en mouvement, du corps dansant fut toujours à la base de l’enseignement de Gurdijieff. D’où le rôle, l’importance de la musique et de la danse en cet apprentissage.

Né dans une communauté gréco-arménienne nourrie d’apports russes et turcs, Gurdjieff connut très tôt les beautés et les hymnes de la liturgie orthodoxe, la nostalgie des chants arméniens et, plus tard, au cours de ses nombreux voyages en Asie centrale, les prières, les chants et les danses des confréries soufies.

Lorsqu’il y a quelques années, je découvris moi-même au cours de mes séjours en Anatolie l’exaltation et la rigueur de ces rituels soufis, j’eus le sentiment de retrouver, vivantes et intactes, les musiques composées par Gurdjieff et les chemins d’éveil qu’elles peuvent tracer en nous.

Oui, le corps humain peut devenir une voie royale menant à l’épanouissement de l’être humain. Loin d’être l’antre du péché ou l’asile de la perdition, il peut être alcôve de l’Éveil et chrysalide de l’Envol. N’est-ce pas ce qu’écrivait, ce que chantait déjà au XIII siècle, le grand poète soufi Yunus Emré sur les chemins d’Anatolie ?

« Nous avons plongé dans l’Essence
et fait le tour du corps humain
Trouvé je cours de l’univers
tout entier dans le corps humain.

Et tous ces cieux qui tourbillonnent
et tous ces lieux sous cette terre
Les soixante dix mille voiles
dans le corps humain découverts

Et la nuit ainsi que le jour
et les sept étoiles du ciel
Les Tables de l’initiation
sont aussi dans le corps humain.

Ce que dit Yunus est exact
et confirmés furent ses dires :
Là où va ton désir est Dieu,
tout entier dans le corps humain. »

Voilà pourquoi Gurdjieff accorda tant d’importance à la musique et à la danse dans ce qu’il nomma les Mouvements : pour faire du corps le compagnon et le complice des progrès de l’homme intérieur. C’est très certainement pour cela qu’on éprouve en écoutant cette musique une ineffable impression d’apaisement, de quiétude, d’acquiescement au monde environnant.

L’immense acquis musical de Gurdjieff transcrit par son compagnon Thomas de Hartmann et proposé ici dans l’interprétation complice et rigoureuse d’Alain Kremski permet enfin à ces œuvres si injustement méconnues de nous enchanter, certes, mais aussi de nous éveiller en nous restituant notre patrie d’étoiles.

Collection Ecrivains compositeurs, 
Éditions OxuS, 2002
Gurdjieff, Le dernier des Pythagore
Alain Kremski, piano
Texte Jacques Lacarrière

Saint-François d’Assise, l’avis de Jacques Lacarrière

S’il est écrivain de profession et de vocation, Jacques Lacarrière n’en entretient pas moins des relations étroites avec la musique. Il a collaboré avec Boulez pour la scansion de l’Orestie (c’était en1955), et en 1982 il présentait sur la scène du Palais Garnier le Prologue qu’on lui avait demandé d’écrire pour le ballet Casse-Noisette. Familier de la musique contemporaine découverte à travers Varèse, il l’est également des Oiseaux (au cours de l’été 76 il assurait une semaine durant une série d’émissions placées sous le signe de la musique et de la nature).

Jugeant très positive la tentative de Saint-François, il note une distorsion entre l’extraordinaire élaboration de la musique de Messiaen et la pauvreté du spectacle théâtral :

« Cet opéra fonctionne trop au ralenti, pas à la vitesse de notre intensité. Et pourtant il ne s’agit pas d’un oratorio, puisqu’il y a une amorce de jeu : le personnage de l’ange est intéressant, inspiré de l’ange annonciateur de Fra Angelico, il marque la progression de la sainteté de Saint-François, toutefois ses ailes en carton-pâte me gênent. Sans ces ailes l’Ange pourrait tout aussi bien chanter, on aurait dû le faire marcher sur des nuages, accomplir des miracles de mise en scène. La naïveté dont a rêvé Messiaen ne doit pas être confondue avec le rudimentaire. Mais j’aime l’utilisation du laser pour signifier les stigmates, cette intrusion d’une technique de variété populaire dans une œuvre sérieuse.

Anges et oiseaux, tel est l’accomplissement du sens profond de la musique de Messiaen. A la limite, Saint-François n’est-il pas un prétexte pour exprimer ce corpus d’ange et d’oiseaux ? Remarquez comme les oiseaux exotiques étendent la présence de Saint-François. Les compositeurs ont de tous temps entretenu des rapports privilégiés avec les oiseaux : Jannequin, Couperin, Mozart, le Stravinsky du Rossignol et aujourd’hui d’anciens élèves de Messiaen, F.B. Mâche, Xenakis, etc. Peut-on parler d’une mode des oiseaux ? Elle traduit une écoute aiguë du monde que l’on opposera à l’artificiel de la musique d’ordinateur. Pourtant la grande différence avec les époques antérieures tient au fait que l’on a les moyens d’enregistrer les oiseaux, l’homme a la possibilité désormais de les réécouter. Par cette intervention humaine on revient à la pureté des sons, que le musicien marque de sa personnalité. Parodiant Giono on pourrait imaginer Messiaen déclarant : « Moi, c’est la musique des oiseaux quand je m’y ajoute ».

Toute cette partie orchestrale de Saint-François est exceptionnelle et le travail d’Ozawa assurément remarquable. Par contre je déplorerais une certaine monotonie dans les voix. Leurs tempos sont trop proches, trop identiques. Il aurait fallu des voix plus diversifiées, d’autant plus que la langue française convient mal à l’expression des choses très belles que disait Saint-François. En dépit de l’excellence de Van Dam, de Eda-Pierre, etc., les échanges pâtissent d’une banalité trop quotidienne. Messiaen aurait dû faire appel à un poète religieux (P. Emmanuel, J. Grosjean, etc.). Il a voulu un opéra méditatif, sans concession ni sensiblerie. A la différence du film de Rossellini, son Saint-François n’est pas un simple d’esprit qui désarme toutes les adversités, sa souffrance est grande qui le rapproche du personnage u Christ. Trop tourmenté il n’est sans doute pas assez fraternel, autour de lui on ne ressent pas suffisamment la communauté. Ce n’est certainement pas un Saint-François historique.

Sur le plan musical, Messiaen s’accomplit dans St-François plus qu’il ne se répète. Et si je compare cette musique à celle qui est produite par les compositeurs d’aujourd’hui et qui m’intéresse, j’observe qu’elle ne torture pas l’oreille. Certes, j’admets fort bien qu’il faut se servir autrement de ses sens, mais il ne faut pas les faire accoucher prématurément ou par des césariennes. La musique d’aujourd’hui manque trop souvent d’imagination. Un peu comme au Moyen-Âge le sens des variations lui fait défaut alors que dorénavant tous les atomes musicaux sont en liberté. Notre musique est trop sérieuse, c’est une mathématique, mais au sens où l’entendait Debussy qui en espérait le mystère plus que la rationalité. En France du moins, Satie n’a guère eu de suite. Messiaen échappe à toutes ces limites. Il y a chez lui, ce qui est essentiel, une sensualité, du plaisir. Messiaen est un solitaire. »

Cette solitude de Messiaen, sa place à part, unique, ne définissent-elles pas le génie ?

Propos recueillis par Claude Glayman

Peut-on imaginer un monde sans musique ?

Peut-on imaginer un monde sans musique, un monde où les ruisseaux couleraient sans murmures, où les oiseaux ignoreraient le chant et où le vent lui-même ne serait qu’un souffle sans échos ? Je dis bien : un monde sans musique, pas un monde insonore ou sans bruit. Bruits et sons nous entourent, nous envahissent dès la naissance, rythment ou martèlent chaque instant de notre vie depuis les battements de notre cœur jusqu’aux rumeurs ultimes du Big-Bang encore audibles, nous dit-on, dans le concert des étoiles. Non, je ne parle pas de bruits sans âme mais de la musique qui est au son ce que la fleur est à la tige, une éclosion, une effusion, voire une élévation offerte aux yeux et aux oreilles.
Il y a quelques années, à l’occasion du premier concert donné par un groupe de jeunes musiciens amateurs, je leur avais écrit : «A quoi peut bien servir la musique ? A divertir, émouvoir, plaire, faire rire, faire pleurer, donner des leçons, donner des frissons, charmer les oreilles ou les casser ? A tout cela, semble-t-il, selon les cas, les siècles, les auteurs et les interprètes, à tout cela sauf adoucir les mœurs.» Je ne peux que réitérer ici ces humbles évidences. La musique n’est pas là pour adoucir ni d’ailleurs endurcir les mœurs, pour faire de nous des anges ou des démons, nous tracer le chemin menant au seuil du paradis ou au cœur de l’enfer car elle est d’abord une fête des sons, une noce d’accords, un concert – voire un concile – de timbres et de rythmes, une floraison d’émotions, une moisson de vibrations, tout un unisson d’harmonies. Et ce, qu’elle s’en tienne aux demeures familières des assonances et consonances ou qu’elle s’aventure vers les contrées délicates – et souvent délicieuses – de la Dissonance.
Un après-midi d’août 1944 en pleine Occupation, à la veille de la libération de la ville d’Orléans où j’habitais alors, une jeune amie pianiste profita d’un répit entre deux bombardements pour se remettre au piano. La musique me parvint tandis que je montais les escaliers de sa maison pour lui rendre visite. Une musique étrange, inconnue de moi qui me figea littéralement sur place. C’était un air lent, très lent, une sorte de complainte qui n’avait rien d’une déploration, une musique austère, hiératique mais d’où n’émanait nulle tristesse, comme si elle accompagnait une procession solennelle, illustrait une cérémonie secrète ou séculaire, venue du fond des temps. Et ce, en un lieu que j’imaginais comme une terrasse vaste et nue donnant sur de grandes arcades. C’était la Sarabande de Claude Debussy, seconde partie d’une suite qui en comprenait trois et qui s’intitulait : Pour le piano.
Depuis ce jour de 1944 où je l’entendis pour la première fois – il y aura donc bientôt soixante ans ! -, cette Sarabande n’a cessé de dérouler en moi ses fastes solennels, son fascinant murmure, sa lente, enchanteresse liturgie. Comme le chant d’une invisible et angélique Infante gagnant quelque lieu fatidique ; une Infante rencontrée en une vie passée et retrouvée, reconnue ce jour-là, indiscutablement, par l’entremise et la magie de la musique de Debussy. A quoi sert la musique ? Mais à retrouver le chant de nos vies parallèles !

L’opéra et la tragédie antique

InfoMatin : Comment le mythe d’Iphigénie a-t-il survécu ?
Jacques Lacarrière : Quand Euridipe écrit Iphigénie en Tauride, puis Iphigénie en Aulide, il y a belle lurette qu’on ne sacrifiait plus les femmes en Grèce, ni les hommes ! Le dramaturge se trouve donc devant une tâche ardue mais passionnante : expliquer humainement, par les ressorts de la psychologie, un rituel archaïque dont le sens avait disparu. Chacun, au cours des siècles, a continué cette démarche et apporté sa propre vision du drame. Tant qu’un mythe est lu, joué, écouté, dansé, interprété d’une façon ou d’une autre, il reste vivant.

Peut-on rapprocherle sacrifice l’Iphigénie de celui d’Isaac ?
J. L.: Le sacrifice d’Iphigénie est imposé à Agamemnon, non pas en tant que père, mais entant que général des armées grecques, pour que les bateaux puissent porter la guerre à Troie. Le sacrifice d’Iphigénie a une portée collective, il concerne le sort de l’armée grecque toute entière et celui de la guerre contre les Troyens. Le sacrifice d’Isaac, lui, est une épreuve personnelle envoyée par Dieu pour tester la foi et la soumission d’Abraham. Nous sommes dans deux mondes tout à fait différents : celui de la responsabilité collective avec les Grecs, celui de la foi inconditionnelle avec la Bible.

La mythologie grecque résonne-t-elle toujours en l’homme occidental ?
J. L. : Les personnages de la mythologie grecque qui ont survécu jusqu’à nous sont ceux qui ont été portés jadis au théâtre. Si leurs conflits, leurs drames, leur histoire ont encore pour nous sens et vie, c’est que ces œuvres continuent de nous poser des questions vitales. Pour ne prendre qu’un exemple, celui d’Antigone face à Créon n’est-il pas l’illustration parfaite de cette phrase d’Einstein : « Ne fais jamais rien contre ta conscience, même si l’Etat te le demande » ? Je suis sûr que Sophocle et Einstein se seraient entendus ! Ce que Sophocle appelait tyrannie, Einstein l’appelait totalitarisme,mais la conséquence est la même : tant qu’il y aura des Créon, nous aurons besoin d’Antigone.

L’opéra participe-t-il des rites religieux?
J. L. : L’opéra est la forme scénique la plus proche de ce que fut la tragédie grecque, mais les tragédies antiques étaient plus encore que des opéras. Je ne crois pas que l’opéra doive rester dans un registre religieux, rituel où mythologique. Il n’y a aucune raison de ne pas faire comme ont fait les auteurs d’autrefois, qui ont innové en portant ces personnages sur la scène. Il est essentiel que l’opéra soit présent dans un registre novateur, qui ne repose plus sur la fatalité des personnages, mais sur leur liberté, leur pouvoir d’inventer l’avenir. Après les parricides ouïes infanticides, il lui reste à proposer aussi des genèses dont la voie reste à tracer!

Propos recueillis par Lucien Delarue pour Info Matin