De Fereydoun Faryad, né en Iran en 1949 mais installé en Grèce depuis plusieurs années, le poète Yannis Ritsos disait que son œuvre l’enchanta par sa simplicité, sa précision, son dépouillement, son refus des ornementations faciles et factices. « Bien qu’au cœur de cette simplicité, ajoutait-il, surgisse souvent une image déconcertante qui donne au poème un éclairage et un relief inattendus »
Texte et poèmes parus dans la revue Caravanes
J’ai connu Fereydoun Faryad à Athènes et comme nous avions traduit les mêmes poètes grecs contemporains, lui en persan, moi en français, nous nous sommes retrouvés à travers leurs œuvres et leur langue. Et tandis que nous parlions de tout ce qui ainsi nous réunissait, j’eus l’impression que la langue grecque redevenait ce qu’elle fut si longtemps, une langue de la diaspora proche-orientale, celle-là même qu’on parlait jadis depuis les comptoirs siciliens jusqu’à la cour des rois perses achéménides, avant qu’elle ne devienne la langue des Évangiles. En Iran, Fereydoun Faryad a publié de nombreux recueils de poèmes et quelques livres très réputés pour la jeunesse ; puis il a choisi il y a quelques années de quitter son pays et de vivre en Grèce – bien qu’il se sente en exil dans sa nouvelle patrie. Le titre de son dernier recueil, Ciel sans passeport, d’où sont tirés les extraits proposés ici, dit bien son rêve intime. Ces poèmes ont été écrits en persan et traduits en grec par l’auteur lui- même. Il s’agit donc ici d’une traduction au deuxième degré dont j’espère qu’elle transmettra malgré tout quelque chose de la ferveur amère, de la mélancolie lucide de ces poèmes. En ces pays où le soleil ne cesse d’être meurtri par la violence et par l’aveuglement des hommes, ces pays où jadis les dieux eux-mêmes pouvaient mourir – je pense à Adonis et à Attis – quitte à devoir ressusciter ensuite, en ces pays la poésie reste aujourd’hui encore un recours majeur contre la fausse fatalité des guerres et des exils. Ciel sans passeport baigne tout entier dans ce climat de continuelles et profanes crucifixions qu’illumine heureusement l’espoir d’une possible complicité entre les éléments et les êtres vivants de ce monde. Une complicité où l’oiseau, par exemple, serait nommé le frère du vent.
Jacques Lacarrière
‘J’AI SEMÉ des mots sur la page. En jaillit un arbre touffu. Trois arbres, deux lapins blancs une chaise vide. Et mon absence. Poèmes emmurés depuis des années. Mots suspendus, désirs inaboutis. En l’attente. J’obture le vide Avec un brin de lune, des poèmes Ou tes baisers. Tant de tués, de tués, de tués. Comment le ciel cesserait-il son deuil ? La solitude m’a rapproché des oiseaux. Et appris à voler. Même l’infini peut prendre fin. Préparez les barrières. Massacres, années, cadavres. Vieillesse accélérée des mères. Les arbres dans le ciel. Le soleil sur la terre. Je m’essaie à la poésie. Mer bleue Avec cinq bateaux naufragés, Trois îles d’or Et une sirène qui peigne ses cheveux. Sur le tableau noir de la nuit Écris avec un bout de craie Lumière, lumière, lumière. Puisque tu es poète. Cadran de l’héliotrope Dans la main de l’été. Douze heures. Le midi Des oiseaux. Azur inutile Vaine attente Milliers de pierres. Et nos baisers soudain très vieux. Lumière parcimonieuse. Mille chemins nocturnes Désormais devant toi Je regarde dans le miroir Et je te vois. Toi, me vois-tu ? Moi j’écris. Ma petite sœur Brode des papillons Dans les marges de mes poèmes. Une chaise verte Un jardin printanier. Fenêtres closes. Maison obscure. Reviendront-ils ? Révolutions, guerres, coups d’État, Sans cesse, sans cesse, sans cesse. Passe un mendiant aveugle tenant Une cage à oiseaux et frappant De son bâton le sol nocturne. La statue et moi Avons emprunté les ailes Du moineau pour accéder Au ciel inexplicable. Fleurs fanées dans le vase. Livres jamais lus. Poèmes inachevés. Et les clés, jetées au fond du puits. Le savais-tu ? Celui qui fait signe aux bateaux Ce n’est pas le phare C’est le gardien du phare. Les mots de mes poèmes Je les ai appris des astres, Des oiseaux, des feuillages Et des marchands errants. L’oiseau est bleu dans le ciel Vert quand il est dans l’arbre Et rouge dans ton cœur. Dans la cage ? Dans la cage, il est sans couleurs. Maisons désertes. Chemins déserts. Puits innombrables. Et moi Chu dans le ciel. A chaque halte obscure Entre tes mots, Tu déposes une étoile. Les fleurs de grenadier embrasent le jardin Trois cerfs blancs sont venus à la source. Mais le troisième, au lieu de boire, Te dévisage. Les clés Que ma mère portait à sa ceinture Savaient les secrets de mes années d’enfance Et les voies cachées de la nuit. Cette lueur secrète Enclose au cœur des mots, La lune dans le puits. Midi brûlant. Pépiements des oiseaux. Pierres. Chute d’une feuille flétrie. Et moi, Qui pense à Khoramsar. Un rouge-gorge a déposé Son chant à ma fenêtre Et s’est envolé Silencieux. Ne termine pas ton poème. Surtout pas. Pour que l’étoile puisse commencer. Étranger à l’azur Étranger aux rivières. Cinq pommes au sol Tombées. Où aller ? Nous avons oublié trop vite Le passé Et ainsi nous avons perdu Le présent. Trois oiseaux blancs S’envolent indécis Vers le futur. La lune Vieille blessure Au sein Du ciel patriarcal. Je me tais. Mais les mots bruissent en moi. Sur la table un oiseau en papier Se met à gazouiller. Nul ne possède d’armes Pour affronter l’obscur : Sauf l’étoile avec ses rayons Et le poète avec le poème. Exil amer. Aucune lettre, nulle visite. Sauf un moineau Qui s’est posé sur la fenêtre Avec en son bec Un vers de Sappho. Ma patrie est Un ciel sans passeport Sans frontière Où j’entre par les chemins de l’air.
Fereydoun Faryad, Ciel sans passeport, traduction Jacques Lacarrière Revue Caravanes n° 7
Quand on cherche à connaître la littérature grecque moderne, à laquelle se dévouent des spécialistes remarquables, comme Chrysa Papandreou, Gérard Pierrat, Antoine Vitez, il y a un ami qui se retrouve à tous les carrefours essentiels, le nom d’un homme modeste et d’un talent éclatant : Jacques Lacarrière. J’ai trop souvent ici l’irritante occasion de dénoncer les méfaits des traducteurs-trahisseurs, des saccageurs de grands textes. Il me semble juste, pour une fois, de saluer celle de « Grécité », de Ritsos.
Le premier ethnographe de la Grèce antique, Hérodote et le premier poète de la Grèce, Yannis Ritsos, viennent à nous, grâce à Lacarrière, avec la même fraîcheur, la même immédiateté, Qu’il traduise d’une langue morte ou du néo-grec, qu’il étudie et traduise les tragiques, qu’il explore les œuvres des « Hommes ivres de Dieu », les Pères du Désert de l’Égypte hellénique, qu’il découvre et ressuscite de savoureux manuscrits alexandrins du IIIe siècle, comme « la Vie légendaire d’Alexandre le Grand », rédigée par le pseudo-Callisthène sept siècles après la mort du Macédonien, et enrichie d’interpolations pendant tout le Moyen Age byzantin et turc, qu’il révèle au public français l’œuvre de George Seferis ou celle de Yannis Ritsos, ou du jeune romancier Vassili Vassilikos : avec Lacarrière, une traduction n’est jamais une de ces « belles infidèles », dont on est tenté de dire qu’il ne leur manque que la parole, parce que la parole que leur donne l’interprète est figée ou pauvre, glacée ou approximative.
Pourquoi un texte grec ancien ou moderne traduit par l’auteur des « Promenades dans la Grèce antique » donne-t-il toujours un sentiment si fort de vérité et de vivacité ? Sans que pourtant l’auteur de ces versions soit suspect de consentir à des libertés coupables ou à des complaisances faciles. Car jamais Lacarrière ne cède à la tentation de « rapprocher » complaisamment de nous Hérodote ou Jean Climaque en utilisant des anachronismes volontaires, des modernismes douteux, des « familiarités » discutables, l’attirail de ruses un peu grosses qui donnent à peu de frais l’impression que « cela a été écrit hier ». Un texte établi et traduit par lui l’est toujours avec rigueur.
Si les mots « Mer Noire » évoquent pour beaucoup de gens une mer hostile et mystérieuse, l’Adriatique, bien qu’à deux pas, à deux heures de vol de la France nous est aussi méconnue. Comme continuent d’être méconnus, malgré l’actualité, les pays qui s’étendent entre ces deux mers et qu’on nomme les pays balkaniques. Des Balkans, que j’ai beaucoup parcourus dans les années soixante en me rendant en Grèce, j’ai gardé l’image d’une suite de mosaïques humaines hétérogènes où langues, sol, traditions et histoire ne coïncidaient jamais. Mais laissons là l’histoire qui serait trop longue et qui d’ailleurs est très bien résumée dans les différentes introductions de cet ouvrage. L’ignorance qui est celle de l’Europe à l’égard de l’histoire de ces pays s’étend aussi évidemment à sa littérature. Je me souviens après la guerre de l’incrédulité des gens de lettre parisiens lorsque parurent les premières œuvres en français d’Ivo Andric et de Dusan Matic, romancier et poète serbes renommés. Non, ce n’étaient pas des Martiens, mais des écrivains d’aujourd’hui ! Avec l’arrivée des régimes communistes, on aurait pu penser qu’un léger dégel les aurait rapprochés de nous, mais non, ce fut exactement le contraire : un parfait et total glacis militaire, politique et culturel.
Et le théâtre dans tout cela ? Eh bien, le théâtre y fut – y est toujours – l’un des meilleurs et des plus forts miroirs de cette réalité incohérente, tragique, absurde. Dans sa présentation du théâtre albanais contemporain, Dominique Dolmien a d’ailleurs à ce sujet une phrase tout à fait révélatrice : « Quand les théâtres de l’Ouest jouaient l’absurde, ceux de l’Est le vivaient ». C’est vrai, l’absurde en ces pays n’avait rien de scénique ou de théâtral, il imprégnait la vie collective quotidienne à tous ses niveaux. Que faire alors face à un présent et un avenir dépourvus de sens, à un régime et un parti dont la langue n’était pas de bois mais de béton, et des autorités aux décisions courtelinesques ? Il n’y a que trois réponses possibles, sur scène ou dans la vie : le silence, l’exil ou la dérision. C’est cette dernière qui l’emporte très nettement dans la plupart des pièces présentées ici, dérision qui est une des formes les plus poussées et les plus efficaces de l’humour, et aussi le goût des situations extrêmes, des impasses définitives. Les rapports humains Les plus brutaux, les sentiments les plus mesquins, les jeux les plus cyniques, les calculs les plus dérisoires deviennent monnaie courante dans ce théâtre – dans ces théâtres faudrait-il dire car ils ont tous un air constant de parenté – cynisme, cruauté qui ont pour envers une impitoyable lucidité. Non, on ne s’ennuie pas devant ces couples assassins, ces vivants qui meurent soudainement sans raison, ces morts qui ressuscitent aussi sans raison. Le théâtre devient un véritable décapant des mensonges individuels et désillusions collectives.
Ainsi poussée en ses limites extrêmes, la dérision devient comme la sœur du néant. C’est bien pourquoi, comme l’indiquent les présentateurs de ces œuvres, beaucoup d’auteurs ont pris pour modèle – jamais véritablement contraignants – Ionesco, Beckett, Pinter – qui, eux n’ont pas vécu mais imaginé l’absurde. Il y a dans tous ces textes, une radicalité, un désespoir, un jusqu’au-boutisme mais aussi une clairvoyance et une énergie prodigieuses. Rien de tel dans la production actuelle de l’Occident en mal, non de frontière ou de reconnaissance, mais d’authenticité. Ici, tout est authentique, l’histoire comme l’horreur, le rire comme la détresse, la bêtise comme l’ingéniosité. Toutes ces œuvres témoignent d’une histoire collective toujours à vif, de plaies jamais encore cicatrisées, de prisons jamais libérées, de frontières jamais définies. Pourtant, en lisant ces textes, si forts, insolites, et merveilleusement insolents, je n’ai cessé de me dire en pensant à tous ces auteurs, morts ou vivants : leur histoire collective est une série de catastrophes, leurs espérances un défilé d’abîme, leurs loisirs une suite de soûleries mais ils ont quelque chose à dire, déclamer, dénoncer, moquer, crier, défier. Leurs désespoirs, leurs drames, certes, ne sont pas nouveaux sous le soleil – surtout celui de ces pays – mais ils sont traduits dans une langue si expressive, neuve et nue, que leur message est on ne peut plus clair : si le mensonge du monde est dans les coulisses de l’histoire, la vérité de l’homme est sur la scène.
Jacques Lacarrière, septembre 2000
Préface à De l’Adriatique à la mer Noire
Association Rencontre Européennes du Livre de Sarajevo Centre André Malraux Etonnants Voyageurs Collège Internationnal des Traducteurs Littéraires d’Arles
Préface à De l’Adriatique à la mer Noire, Ecritures théâtrales, Maison Antoine Vitez,
Centre international de la traduction théâtrale Rencontre avec Jacques Lacarrière
Le but alors du voyage ? Aucun si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement, le plus substantiellement possible. Se vider, se dénuder et une fois vide et nu s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguins des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un Bernard-l’hermite. Mais un Bernard-l’hermite planétaire.
Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : « crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez soi dans la coquille des autres ». Oui, pensons bien au Bernard-l’hermite. A ce symbole de liberté dans la jungle du fond des mers. A son indifférence à toute carapace originelle et à tout habitat permanent. A sa façon d’être chez lui dans la première coquille venue. De s’approprier en somme le squelette de l’histoire des autres.
L’écrivain voyageur, lui, ne s’approprie rien, si ce n’est éventuellement le langage des autres, en comprenant et apprenant leur langue. Pour pouvoir dire à lui seul et à deux voix le grand poème du monde.
« C’est un peu délicat à soutenir devant vous, à Saint-Malo, mais je crois que le rêve de l’homme n’est pas tant de naviguer que de s’envoler. Il y a de cela quelques années j’avais consacré un livre à Icare, L’Envol d’Icare. Le pauvre a mal fini, c’est vrai, mais l’entreprise était grandiose… »
Moment d’émotion, dans le grand auditorium bondé. Maëtte Chantrel, en ouverture de cette matinée du lundi 25 mai 2015 consacrée au 25e anniversaire d’Étonnants Voyageurs, a sélectionné quelques images enregistrées lors du 10e anniversaire, avec, réunis sur un même plateau, Jim Harrison, Alvaro Mutis, James Crumley, Paco Taïbo II, Jean Malaurie, Théodore Monod, Jacques Meunier, James Welch – beaucoup, depuis, en allés mais qui nous restent si proches – et puis l’ami Jacques Lacarrière, s’avançant sur la scène, avec à la main le petit album de nos 10 ans tout frais sorti des presses. Combien, dans l’auditorium, ce lundi, étaient déjà présents la première fois ? Et tant d’images, pour nous tous, qui affluent alors, le souvenir de rires, d’escapades, de discussions jusqu’au cœur de la nuit. Les yeux de Nicolas Bouvier se plissent, malicieux, dans un nuage de fumée, Gilles Lapouge, la voix lointaine, rêve au voyage qu’il fera peut-être vers cette frontière qu’il vient de découvrir, délimitée sur des dizaines de kilomètres par une rangée de rhododendrons, Jacques Meunier et Pascal Dibie poussent la porte, hilares, garnements ravis de leurs polissonneries après avoir donné leur spectacle, dans une salle de l’hôtel Chateaubriand, sur certains rites des Indiens d’Amazonie, retransmis imprudemment en direct sur une radio catholique rennaise, trompée par le titre, la responsable presque à genoux en prières au fond de la salle tandis que les deux loustics débitaient en un crescendo savamment dosé leurs histoires de plus en plus scabreuses sur la sexualité inventive des Amazoniens, Alvaro Mutis qui somnolait sous sa toute nouvelle casquette de marin part d’un rire strident, inextinguible, Redmond O’Hanlon, d’un geste du bras fait apparaître sur la table une bouteille de champagne, puis deux, dans quelle poche prodigieuse de sa veste cache-t-il ses bouteilles pour qu’elles sortent ainsi à la moindre occasion, et l’ami Jacques après des variations prodigieusement érudites sur la coquille du Bernard-l’hermite, évoque à mi-voix l’entreprise folle qui fut la sienne le matin même et qui faillit se terminer en apothéose, il s’en fallut d’un rien, d’un cheveu, d’un souffle d’air qui avait manqué, au moment essentiel – l’histoire, justement, que Jacques entreprend de raconter, l’album à la main, dans cette petite séquence d’évocation du 10e anniversaire : – La photo que vous voyez est historique ! Ou a failli l’être… Il y avait du vent, et j’étais ce matin-là dans une forme exceptionnelle. Comme Sophie Bassouls, une amie dont j’apprécie énormément le travail, voulait me photographier, je lui ai proposé de me suivre : « Prévoyez un long film, car ce que vous allez voir est quelque chose d’inouï ! » La salle avait retenu son souffle. – C’est pourquoi vous me voyez les bras tendus, un pied déjà levé. Je le sentais, j’en étais sûr : j’allais m’envoler ! Et je ne me suis pas envolé… Je me suis longtemps demandé s’il fallait que j’eusse disparu dans le ciel comme Icare ou que je reste sur terre avec vous… Rires. Applaudissements émus. Pourtant, Jacques ne dit pas tout. J’étais ce jour-là au balcon de ma chambre, à l’hôtel Océania, face à la grande plage de Saint-Malo, témoin émerveillé. Jacques était presque à mes pieds, Sophie virevoltait, l’œil collé à son Leica. Ce petit matin, oui, tenait du miracle, le soleil naissant allumait des flaques de lumière sur le sable mouillé, l’air, vif encore, était d’une légèreté grisante, j’allais les appeler, tous deux, lorsqu’un souffle un peu plus fort l’avait tout à coup soulevé, emporté dans les airs jusqu’au Fort national, avant de le ramener et de le déposer dans un soupir, comme si Jacques avait fait le choix, malgré la promesse du ciel offert, de rester parmi nous… Sophie, témoin de toute la scène, est restée jusqu’à présent d’une belle discrétion, les seules photos parues sont celles des préparatifs, mais je sais qu’elle ne me démentira pas.
Il fut donc de l’aventure « Étonnants Voyageurs » dès la première édition, et n’en manqua pas une seule, comme il fut de l’aventure de la revue Gulliver née en avril 1990, rassemblant nombre des écrivains qui allaient devenir les amis fidèles de Saint-Malo autour de cette idée d’une littérature « voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde ». C’est donc tout naturellement qu’il était devenu membre (un membre très actif, toujours pétillant d’idées) de l’association. Et le public le retrouvait chaque année avec bonheur, au café littéraire avec Maëtte Chantrel, à la Tour des Moulins avec son complice en poésie Yvon Le Men, où Sylvia Lipa, sa femme, et lui enchantaient le public par leurs lectures, comme dans de multiples rencontres évocations, débats, rencontres, qu’il illuminait de son humour et de son immense érudition. « Illuminait » : c’est le mot juste. Il était un de ces rares écrivains qui savaient faire de leur savoir de la lumière. Et nous gardons en souvenir quelques instants de grâce, comme à Sarajevo, où il avait bouleversé le public par un magnifique hommage à Danilo Kis, ou cette «rencontre d’amitié » autour de Nicolas Bouvier, avec Jacques Meunier et Gilles Lapouge, les complices de toujours – tant d’autres encore, qu’il faudrait citer… Il avait la grâce. Un immense écrivain. Amoureux fou de la si Grèce, bien sûr, où il avait passé une bonne partie de sa vie, mais aussi de l’Inde, on le sait moins (parti pour l’Inde, il était tombé malade à mi-chemin nous racontait-il, et avait ainsi découvert la Grèce, et lorsqu’à sa deuxième occasion de la découvrir, il était de nouveau tombé malade, il y avait vu comme un signe) de l’Anatolie, de l’Égypte, des mondes celtiques (à preuve La Forêt des songes, fantaisie autour des thèmes arturiens auquel il tenait beaucoup), passionné par le bouddhisme comme par les gnostiques, il était, au delà de la Grèce, profondément, un « homme du monde ». La manière française de tout cataloguer l’associe quasi exclusivement à la Grèce. À tort. Reste donc encore à prendre la mesure de son projet : à travers les cultures, les paysages et les chemins du monde, dessiner les contours d’une métaphysique de l’imagination créatrice. Autrement dit : par le travail de l’écriture, réenchanter continûment le monde.
Il est des êtres, ainsi, dont on se dit qu’il n’était pas possible qu’on ne les rencontre pas. L’essentiel de nos conversations tournait autour de nos livres d’élections – Giono, Panait Istrati, pur génie littéraire, si peu lu, si mal connu –, tout au plaisir de se découvrir de nouvelles connivences, membres avec Nicolas Bouvier et Gilles Lapouge, pour le coup, d’une petite fratrie. Non, tout cela ne tenait pas au hasard… Nos livres d’élections, et puis la gnose. Pour ceux que le mot effraie : le déploiement de ce qu’implique l’idée d’une imagination créatrice – le réenchantement possible du monde. Nos chemins, pourtant, avaient été si différents ! Mais cela, sans doute, tenait à des époques différentes de découverte : années 1960 pour lui, où Gurdjieff passait pour un maître à penser, comme le romancier-philosophe Raymond Abellio, avant la découverte pour lui d’Alexandrie, suivi d’un voyage en Bosnie sur les traces laissées par les Bogomiles ; fin des années 1970 pour moi, dans l’arrachement aux idéologies du temps, par la découverte des textes lumineux d’Henry Corbin sur les hérésies des religions du livre et la coïncidence saisissante entre sa philosophie de l’Imagination créatrice et l’intuition profonde du romantisme allemand dans laquelle j’étais alors plongé. Mais qu’importe la porte ? Compte le chemin dans l’espace ouvert au-delà, où nous nous étions trouvés. On insiste peu sur cette dimension spirituelle de Jacques Lacarrière, aussi j’apprécie particulièrement que ce beau portrait de Florence Forsythe, qui paraît dix ans après qu’il nous ait quitté, en souligne l’importance : elle est capitale et sous-tend toute son œuvre, en ce qu’elle implique une idée très forte de la littérature, de ses pouvoirs et de ce qu’elle révèle de nous-mêmes. Notre dernière conversation – c’était après le festival 2005, il avait passé quelques jours à la maison, se préparant à son opération qu’on lui disait banale mais qui bien sûr le préoccupait – avait déviée sur un logicien-philosophe, Stéphane Lupasco, à l’œuvre considérable et pourtant à peu près ignorée. Si le fictif n’est pas le vrai il n’est pas non plus le faux, nous disions-nous, il oblige donc – autrement dit la littérature, la fiction, le poème obligent – à penser une logique à trois termes et non deux comme le faisait Aristote qui ne voulait connaître que le partage du vrai et le faux. Cette logique dite du « tiers exclu » devait être dépassée, ou englobée, dans une logique plus vaste qui serait dès lors du « tiers inclus »… Le nom de Lupasco nous était venu à tous deux en même temps. Moment d’étonnement : toi aussi ? Car enfin, qui lisait encore Stéphane Lupasco ? C’était lui, pourtant, qui avait pour la première fois défendu cette idée dans sa « Logique dynamique des contradictoires » en méditant notamment sur les implications de la physique quantique. Quantique et poétique, ça sonnait bien, il faisait beau, nous flottions comme en apesanteur sous la tonnelle, dans les odeurs de roses et de seringuas, accompagnés par un Chablis délectable, l’été s’annonçait déjà par un changement subtil de la lumière et les mots, les idées, divaguaient, tourbillonnaient libérés eux aussi des lois de la gravité et dans cet exercice Jacques était un maître. Étions-nous si loin d’Étonnants voyageurs ? Pas vraiment : cette idée des puissances de la littérature n’était-elle pas au cœur même du festival ? Non, ce n’était donc pas un hasard si nous nous étions trouvés. Et pas un hasard, non plus, dans le soir venant à l’hôtel Karibé, en 2012, lors de la 3e édition d’Étonnant voyageurs en Haïti, si dans une conversation avec Hubert Haddad et Jean-Marie Blas de Roblès sur les puissances d’incandescence de la littérature étaient venus les mêmes livres-clés, les mêmes références philosophiques. J’avais rêvé alors Étonnants Voyageurs comme un caravansérail vers lequel convergeaient les longues caravanes de voyageurs, de pèlerins, d’aventuriers, de poètes aussi, venus des quatre horizons, où ils se retrouvaient, le temps de quelques jours, de quelques nuits, pour dire les effrois et les merveilles du vaste monde…
Un homme du monde, oui. Aimant la vie, le vin, les amis, bref, le « bel aujourd’hui » : la plongée dans les cultures du passé n’était pas chez lui un refuge, mais une manière de donner sens, profondeur, intensité, couleurs au présent : « J’aime le siècle ou je suis né, disait-il : je m’y sens bien et je n’ai jamais feint, comme tant d’autres, de m’y croire inadapté ou exilé. » Pour un numéro de la revue Gulliver consacrée à la littérature de voyage, il avait proposé cette introduction, qui le résume si bien : « Le but du voyage ? Aucun, si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement possible. Se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguin des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : “Crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres.“» Jacques Lacarrière l’enchanteur.
Par Michel Le Bris, écrivain, directeur du festival Etonnants Voyageurs
Dès la première édition, et n’en manqua pas une seule, comme il fut de l’aventure de la revue Gulliver née en avril 1990 qui rassembla tous les écrivains fidèles de Saint-Malo autour de cette idée d’une littérature « voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde ». C’est donc tout naturellement qu’il était devenu membre (un membre très actif, toujours pétillant d’idées) de l’association Étonnants Voyageurs. Et le public le retrouvait chaque année avec bonheur au café littéraire avec Maëtte Chantrel, à la Tour des Moulins avec son complice en poésie Yvon Le Men, où Sylvia Lipa, sa femme, et lui enchantaient le public par leurs lectures, et dans de multiples rencontres, évocations, débats qu’il illuminait de son humour et de son immense érudition.
« Illuminait » : c’est le mot juste. Il était un de ces rares écrivains qui savaient faire de leur savoir de la lumière. Et nous gardons en souvenir quelques instants de grâce, comme à Sarajevo, où il avait bouleversé le public par un magnifique hommage à Danilo Kis, ou cette « rencontre d’amitié » autour de Nicolas Bouvier, avec Jacques Meunier et Gilles Lapouge, les complices de toujours – tant d’autres encore, qu’il faudrait citer… Il avait la grâce.
Un immense écrivain. Amoureux fou de la Grèce, bien sûr, où il aura passé une bonne partie de sa vie, mais aussi del’Inde, on le sait moins (parti pour l’Inde, il était tombé malade à mi-chemin, nous racontait-il, et avait ainsi découvert la Grèce, et lorsqu’à sa deuxième occasion de la découvrir, il était de nouveau tombé malade, il y avait vu comme un signe).
De l’Anatolie, de l’Égypte, des mondes celtiques (à preuve La Forêt des songes,fantaisie autour des thèmes arthuriens auxquels il tenait beaucoup), passionné par le bouddhisme comme par les gnostiques. Il était, au-delà de la Grèce, profondément, un « homme du monde ». La manière française de tout cataloguer l’associe quasi exclusivement à la Grèce.À tort. Reste donc encore à prendre la mesure de son projet : à travers les cultures,les paysages et les chemins du monde, dessiner les contours d’une métaphysiquede l’imagination créatrice. Autrement dit : par le travail de l’écriture, réenchantercontinûment le monde. Un homme du monde, oui. Aimant la vie, le vin, les amis, bref, le « bel aujourd’hui » : la plongée dans les cultures du passé n’était pas chez lui un refuge, mais une manière de donner sens, profondeur, intensité, couleurs au présent : « J’aime le siècle où je suis né, disait-il : je m’y sens bien et je n’ai jamais feint, comme tant d’autres, de m’y croire inadapté ou exilé. »Pour un numéro de la revue Gulliver consacrée à la littérature de voyage, il avait proposé cette introduction, qui le résume si bien : « Le but du voyage ?Aucun, si ce n’est de perdre son temps le plus féériquement possible. Se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguin des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain voyageur : “ Crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres”. »
Texte paru dans l’album Etonnants Voyageur, 25 années d’une aventure littéraire, Hoëbeke, 2015.
Les nouvelles que l’on pourra lire dans cet ouvrage ont été sélectionnées dans le cadre du Concours d’écriture organisé pour la huitième année par le Festival Etonnants Voyageurs, avec le Rectorat d’Académie de Rennes, la Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, le Crédit Mutuel de Bretagne et les éditions Gallimard Jeunesse. Il était ouvert aux élèves des collèges et lycées de l’Académie de Rennes.
Le jury 1999 était présidé par Jacques Lacarrière, et composé de Christine Féret-Fleury éditeur, écrivain, Catherine Cayrol, journaliste, Bernard Le Doze, enseignant, service d’action culturelle du Rectorat deRennes, Frédéric Monot, Fondation du CréditMutuel pour la Lecture, Raymond Rener, Gallimard Jeunesse.
Préface :
Les coureurs d’océan. Je reprends volontiers cette image proposée cette année pour le sujet du dixième festival Étonnants Voyageurs. Courir les océans, bravo et pourquoi pas, mais aussi pourquoi, au juste ? Devant la mer, surtout celle qu’on nomme océan, il y a depuis toujours deux attitudes possibles : dire « c’est là que la mer finit et que la terre commence » ou au contraire « c’est là que la terre finit et que la mer commence ». Tout dépend bien sûr de la mentalité, autrement dit du lieu mental de chacun. Un sédentaire dans l’âme ne verra dans la mer qu’un infini liquide, tour à tour calme ou tourmenté, aussi imprévisible, aussi inaccessible que le ciel. Le voyageur, le nomade, le rêveur ou le visionnaire, celui qui ne tient pas en place parce qu’il sait ou qu’il sent que sa place est partout sur la terre, verra au contraire dans la mer une invitation au voyage, un sésame lui ouvrant les portes de l’Ailleurs, le chemin mouvant et merveilleux qui mène à l’inconnu. Et j’en reviens alors à la question première : Courir les océans ?
Pourquoi courir les océans ? La réponse me semble assez simple, et beaucoup de ceux qui ont justement – et souvent talentueusement – concouru cette année sur ce thème ne s’y sont pas trompés : il ne s’agit pas seulement de courir l’aventure – comme on dit courir le guilledou -, de rechercher l’exotisme pour l’exotisme, mais de courir et parcourir le monde pour mieux le découvrir, si le coureur d’océan ne s’intéresse qu’à la dot de la mer, c’est-à-dire l’or des épaves enfouies ou celui des galions à attaquer et pirater, alors il n’a d’autre issue que de se faire, en effet, pirate, corsaire ou flibustier. Mais il s’intéresse aussi au monde lui-même, à ses richesses humaines, c’est-à-dire à tous les êtres, tribus, fratries, peuples et pays que l’on peut rencontrer sur terre et sur les mers, alors, il aura, lui, double richesse, celle, éventuelle, des mines d’or dont il rêvait peut-être et surtout celle que lui apporteront les milliers de frères, de cousins, de compagnons ou de complices rencontrés à l’autre bout du monde. Sans oublier la joie plus que roborative que procure toujours la réalisation d’un rêve.
C’est seulement cela – mais c’est également tout cela – le rêve réalisé, la vision un jour rencontrée, incarnée dans la vie, qui distingue radicalement les Cartier, Malherbe, Coatenlem, Madec, La Bourdonnais, de simples et de vulgaires aventuriers. Les aventuriers n’ont que des besoins et à la rigueur des désirs. Les découvreurs, eux, ont des rêves. Des rêves qu’ils font et qu’ils incarnent. La conclusion s’impose : les vrais coureurs de mer sont aussi et d’abord découvreurs et rêveurs d’océan.
Les nouvelles que l’on pourra lire dans cet ouvrage ont été sélectionnées dans le cadre du concours d’écriture organisé pour la septième année par le festival Étonnants Voyageurs, avec le Rectorat d’Académie de Rennes, la Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, le Crédit Mutuel de Bretagne et les éditions Gallimard Jeunesse. || était ouvert aux élèves des collèges et lycées de l’académie de Rennes.
Le jury 1998 était présidé par Jacques Lacarrière, et composé de Jeanne Benameur, Pierre Pelot, Jean-Luc Fromental, écrivains, Bemard Le Doze, enseignant, service d’action culturelle du Rectorat de Rennes, Frédéric Monot, Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, Raymond Rener, Gallimard Jeunesse.
Préface :
De tous les prénoms usités dans la Grèce d’aujourd’hui, l’un des plus courants est Ulysse (en grec Odysseus). Ce qui n’implique pas pour autant d’avoir une femme du nom de Pénélope ni un fils du nom de Télémaque ! Les mythes ne recommencent jamais en totalité. Mais comment être marin en Grèce sans penser à Ulysse, être ensorceleuse ou voyante sans penser à Circé et même être borgne sans penser au Cyclope ? Les mythes étaient déjà perçus en leur temps comme des récits en grande partie légendaires, mais chacun savait aussi que derrière ces légendes – et notamment derrière L’Odyssée – il y avait – et il y a toujours – la mer avec ses accalmies (sa bonatsa) et ses tempêtes (sa fortuna) et l’histoire avec, elle aussi, ses tempêtes et ses accalmies, et surtout les hommes, en proie aux volontés divines comme aux vicissitudes de la vie, les hommes avec leur courage ou leur peur, leur héroïsme ou leur lâcheté. C’est pour cela que l’Odyssée fut pour les Grecs d’autrefois, et aussi pour ceux d’aujourd’hui, bien plus qu’un livre d’aventures et d’exploits surhumains, bien plus qu’un prodigieux recueil de monstres et de merveilles, mais un livre, le Livre de la Mer et de l’Homme, le livre de l’aventure humaine toute entière.
Ce que les Grecs admiraient le plus en Ulysse n’était ni sa force physique ni son pouvoir de séduction, mais qu’ils appelaient sa métis, c’est-à-dire cette aptitude à surmonter tous les obstacles, si imprévus soient-ils de résoudre les plus difficiles des énigmes, et à venir ainsi à bout du monstrueux et de l’inhumain. C’est cela avant tout ce que représente Ulysse : un héros, certes, mais un héros qui utilise son cerveau plus encore que ses bras, un héros que rien ne surprend ni ne déconcerte. Et ce pouvoir, cette faculté, il les appliquera non pour sa propre gloire, mais au profit des autres, de tous ceux qu’il rencontrera sur sa route. Être un héros ici ne veut pas dire être un surhomme, mais un homme complet, disons même un homme accompli. C’est pour cela qu’Ulysse – à l’inverse d’Achille, par exemple, qui n’est qu’un héros guerrier n’existant que par et que pour les combats – c’est cela qu’Ulysse est toujours vénéré en Grèce et dans toute la Méditerranée : parce qu’il est un réconciliateur avant d’être un vainqueur, un homme de parole, dans tous les sens de ce terme. Plus même : un sage, un initié qui a connu toutes les épreuves et qui a su les surmonter. Et dans un seul but : non pas conquérir le monde ou assurer sa gloire mais revenir dans son foyer d’Ithaque.
Ithaque, ce foyer tant désiré, tant recherché, ce foyer enfin retrouvé après vingt ans d’absence, Ithaque symbolise en fait tous les ports, toutes les îles, toutes les beautés comme toutes les détresses de la Méditerranée. Quand Ulysse revient chez lui, il trouve son palais dévasté par les prétendants, ses terres abandonnées et tous ses biens spoliés. Symboles là encore de bien des lieux de la Méditerranée d’aujourd’hui. Les élèves auteurs des textes ici choisis ont parfaitement compris et senti cet enseignement vivant de L’Odyssée. Le retour de l’Ulysse moderne à Alger, Marseille, Alexandrie ou en Bosnie, en Croatie est là pour l’illustrer. Pourtant, ne nous rassurons pas en nous disant que toujours il en fut ainsi et que la Méditerranée fut une mer et une terre vouée à tous les désastres. Aucun désastre n’est inéluctable, aucune tragédie inévitable. Le premier à l’avoir compris et senti, lui aussi, fut justement Ulysse, cet être à la fois commun et unique qui, pour bien montrer qu’il était le frère de tous les hommes, s’était donné pour nom Personne.
Texte rédigé à la demande de Jean Malaurie en 1994 pour le volume Terre Humaine 2 destiné à paraître en 1995 et qui reprend un exposé donné à l’Institut Finlandais le 12 octobre 1994.
Il n’est guère facile de parler de la Grèce et de la lumière grecque après ce que vous venez d’entendre. Mais peut-être que voir ainsi se succéder en une même soirée un témoignage sur les camps de déportation en Allemagne comme celui de Sachso et une expérience en pays méditerranéen comme celle de l’Été grec est révélateur de ce qu’est la collection Terre Humaine, ce fraternel côtoiement d’expériences, de témoins et d’auteurs foncièrement différents. Avant de devenir moi-même auteur de cette collection, j’en fus – et j’en suis toujours – un lecteur passionné. Certains récits sont demeurés pour moi inoubliables, et certaines images continuent de me hanter comme celles de Francis Huxley dans Aimables Sauvages avec ses lumières matinales sur le fleuve Amazone et les habitants des villages-oasis établis dans l’enchevêtrement de la forêt vierge.
Ce n’est certainement pas une simple figure de style que de dire qu’il existe une famille Terre Humaine, d’autant plus évidente que ses membres ne se connaissent guère entre eux et pour cause : Beaucoup n’y sont pas des auteurs ni des ethnologues mais des témoins, des indigènes, des autochtones, des quidams, oserais-je dire, les quidams d’un clan, d’une ethnie, d’une terre ou d’un continent devenu soudain précieuse ou précieux grâce à eux. Ce lien miraculeux unissant à travers le monde et le temps autant de parents inconnus, c’est d’abord à Jean Malaurie qu’on le doit, à la perspicacité et à l’objectivité de ses choix. Dans cette collection, il n’y a nul favoritisme, ni complaisance, ni renvois d’ascenseurs (expression rituelle et codée qui fut longtemps pour moi énigmatique jusqu’au jour où je compris qu’elle désignait dans les tribus éditoriales de la rive gauche de la Seine des services et des faveurs prodigués en échange d’autres services et faveurs). Ni la forêt amazonienne ni le désert arabique ni les fermes de l’Alabama, ni les oasis tunisiennes ni les plaines hongroises ne connaissent ces sortes d’ascenseurs. Par contre, si les différentes œuvres de cette collection ont entre elles plus qu’une ressemblance malgré la diversité des sujets, des auteurs et des lieux, c’est parce qu’elles correspondent à la même exigence dans le regard porté sur son propre monde ou sur celui des autres.
Mais venons-en à l’Été Grec puisque je suis venu ici pour parler de ce livre. Quand Jean Malaurie me demanda d’écrire un livre pour sa collection sur mes années passées en Grèce, ma première réaction fut plutôt négative. « Sur la Grèce ? Depuis les voyages de Lamartine et de Chateaubriand, il a bien dû paraitre une centaine de récits de voyages ou de séjours en Grèce. Est-il vraiment nécessaire d’en ajouter un cent-unième ? Et puis, d’abord, je ne suis pas du tout ethnologue. » Voilà à peu près ce que je dus répondre alors à Jean Malaurie. A quoi il me répondit : « C’est parfait ! Je ne veux justement pas d’ethnologue ni de spécialiste. Je veux la Grèce que vous avez vue, la Grèce où vous avez vécu. »
Je cédai non à contrecœur bien sûr mais avec une certaine appréhension. En raison une fois encore, de l’ampleur et aussi de la relative proximité de ce sujet. Les Grecs ne sont ni des Nambikwara ni des Guayaki, je veux dire par là que ce n’est pas un peuple sans écriture, qu’on ne visite presque jamais et en voie de disparition. D’ailleurs nous ne savions pas tellement de choses non plus sur les Esquimaux Inuit, les paysans anatoliens, les fermiers de l’Alabama ni même les marins pécheurs de Fécamp avant la parution des livres de Terre Humaine sur ces sujets. Le problème de la Grèce, qu’il s’agisse de celle d’aujourd’hui ou de la Grèce antique, c’est que son histoire s’est poursuivie sans discontinuer depuis 3000 ans et surtout que sa culture continue d’alimenter la nôtre par ses mythes, ses philosophes, ses concepts toujours vivants. Le voyage, ici, devient pèlerinage comme à Rome ou à Jérusalem. Je me mis néanmoins à la tâche, me disant qu’après tout, j’avais au moins un avantage sur mes prédécesseurs : celui de venir justement après eux. Ni Chateaubriand ni Lamartine ni Edmond About ni Maurice Barrès n’ont connu la guerre civile grecque de l’après-guerre ni joué Les Perses au théâtre d’Épidaure ni intimement vécu dans les Cyclades avec quelques Nausicaa ou Calypso. Comme j’avais aussi sur eux ou la plupart d’entre eux l’avantage de connaitre le grec moderne, cela m’évita de le confondre avec l’albanais, comme le fit Chateaubriand lors de ses premières rencontres avec des Grecs en fustanelle. Cela m’évita également de m’étonner bruyamment que les Grecs modernes ne parlent plus tout à fait comme au temps de Platon.
C’est donc ainsi qu’au cours des années suivantes à partir de l970 (je dis : années suivantes, car ma première conversation avec Jean Malaurie dut avoir lieu dans les années 1967-68), je me mis à la rédaction du livre qui ne s’appelait pas encore l’Été Grec. Le problème alors fut moins la rédaction ou l’écriture du livre que sa construction. Il fallait pour ce faire trier sérieusement treize années d’approches, de rencontres de passions et d’agacements, d’enthousiasmes et de déceptions mais peu, il faut le dire, d’observations concrètes. De plus, la Grèce après ces années grecques n’était plus pour moi un pays exotique, en tout cas étranger mais une seconde, et même en certains cas, une première patrie. J’avais failli m’y installer définitivement et n’eût été le coup d’État des colonels d’Avril l967 qui m’interdit de retourner dans ce pays (j’étais alors en France pour quelques mois) peut-être encore aujourd’hui et ne serais pas là pour parler de l’Été Grec.
La question essentielle fut celle de la documentation qui devait nourrir mes souvenirs et impressions purement personnels. Je tenais en certains domaines, à me montrer précis, concret, à éviter les rapprochements faciles et les synthèses superficielles, à rendre compte avec minutie ou tout au moins exactitude de ce que, si souvent, j’avais vécu. C’est ainsi, par une recherche sur mes notes personnelles mais aussi sur des documents écrits, visuels et sonores rapportés de Grèce (et qui constituent aujourd’hui encore ma mémoire grecque), que je pus nourrir avec précision les pages de la vie des moines, les liturgies du mont Athos, celles des îles grecques où je séjournai, l’histoire de la guerre d’Indépendance et son sillage toujours vivant dans la Grèce d’aujourd’hui et la vie d’un village grec traditionnel dans l’île de Chios, à l’automne l966.
Quand le livre parut en l976, je fus le premier étonné du succès qu’il connut alors. Le « centième-unième » livre sur la Grèce n’avait pas découragé les lecteurs ! Qu’apportait-il donc de nouveau par rapport aux autres ? Pour répondre à une telle question, il faut d’abord se dire que la façon dont le monde grec nous est présenté et enseigné en France est très souvent partielle. Au Lycée, à l’Université, on n’enseigne que le grec ancien, à de très rares exceptions près, l’on enseigne aussi le grec médiéval et moderne. De plus, c’est une habitude en France, une habitude avant tout universitaire, que de sérier les époques et donc leurs spécialistes. Les hellénistes, qui sont encore nombreux en France, heureusement, arrêtent leur étude de la Grèce en 530 après J.C., année où l’empereur Justinien ferma définitivement l’académie d’Athènes et interdit dans tout l’Empire l’enseignement de la philosophie païenne. Les byzantinologues, eux, qui étudient la Grèce médiévale et chrétienne, prennent donc le relais à cette date mais pour arrêter à celle, tout aussi fatidique, de l453, année de la prise de Constantinople par les Ottomans. S’ensuit une période d’occupation de quatre siècles, époque où les archives sont rares, faites de sables mouvants où ne s’aventurent guère que les historiens des Balkans. Puis, à partir de 1830 et l’accès de la Grèce à l’indépendance, a commencé ce qu’on appelle l’époque néo-grecque, celle des philhellènes (qui remplacent alors les hellénistes), puis des voyageurs romantiques et enfin des touristes. Autrement dit ; l’histoire millénaire de la Grèce est littéralement « scannerisée », découpée en tranches étanches les unes aux autres alors qu’en dépit de tous ces drames, mutations, occupations, révoltes et massacres, la Grèce ne cessa jamais d’être la Grèce, païenne puis chrétienne, libre, occupée, de nouveau libérée. Quant à la langue, elle ne cessa de continuer, de s’écouler, à la fois identique et mouvante, d’Homère jusqu’aux poètes modernes. Peut-on partager, découper, séparer, voire étanchéifier les eaux d’un fleuve ? Je crois que l’apport essentiel de mon livre a été de poser ce problème et de montrer l’unité de la Grèce et de la langue grecque malgré les avatars de son histoire. De montrer qu’il n’existait qu’une seule Grèce, sous des vêtures ou défroques diverses et qu’il ne faut jamais, en l’occurrence, se fier aux apparences. Les Grecs qu’on voit sur les gravures du siècle passé, vêtus de fustanelle et chaussés de tsarouques, c’est-à-dire d’apparence entièrement orientale, qu’elle soit turque, valaque ou ottomane étaient pourtant des Grecs authentiques, parlant une langue qui provenait de la Koinè la langue parlée au temps des Évangiles, elle- même continuation de la langue grecque antique.
Une des pages de l’Été grec sur cette pérennité de la langue m’a valu un abondant et passionnant courrier, surtout de la part de mes lecteurs grecs[1]. Il s’agit de l’épisode des deux enfants pauvres, qui jouent au bord de la mer sur une plage de Béotie en tourmentant un crabe. L’un des enfants demande à l’autre : « Alors ce crabe, qu’est-ce qu’il fait ? » Et l’autre lui répond « Charopalévi », c’est à dire littéralement « il lutte contre Charon », il agonise. Or Charon ou Charos, dans sa forme grecque tardive, personnifiait la Mort en personne pour les Grecs anciens. En employant cette expression, ces deux enfants quasiment illettrés ne pensaient évidemment pas à Charon ou Charos mais ils utilisaient inconsciemment un mot et un nom vieux de plusieurs siècles. Cet exemple, et bien d’autres encore que je relate dans le livre, me rendit témoin, en quelque sorte d’une permanence et d’une continuité qui échappaient aux spécialistes en raison même de leur spécialisation. Car ce mot appartient, lui, à tous les siècles de la Grèce, il fond en lui la Grèce antique, médiévale et moderne.
Voilà donc, je crois, l’apport essentiel, original de l’Été Grec en tant que cent-unième ouvrage sur la Grèce. Les voyageurs du siècle dernier et aussi beaucoup de voyageurs modernes allaient ou vont en Grèce pour y chercher des survivances de la Grèce antique et ne les trouvant plus dans les musées déclarent doctement que la Grèce est devenue pays batard. Erreur monumentale, la Grèce n’est pas un pays batard mais un estuaire, c’est-à-dire un fleuve qui pendant trois mille ans s’est enrichi de l’apport de tous les affluents apportés par l’histoire. Qui peut, avec certitude, déterminer dans l’estuaire la quantité exacte d’eau en provenance de la source ? Ce n’est pas toujours très facile mais ce qui est sûr, c’est qu’il y en a, sinon le fleuve aurait changé de cours, de rives et … de nom.
Ultime et récent exemple de cette continuité, de cette permanence d’une langue et d’une lumière : je viens de terminer la traduction d’hymnes orphiques (attribués à Orphée) datant probablement du second siècle de notre ère mais qui comportent encore beaucoup d’expressions et de métaphores homériques. Et en même temps, je prépare une anthologie de ces chants populaires accompagnés de bouzouki devenus à la mode en Grèce après la guerre mais qui datent du début du siècle, un folklore venu d’Asie Mineure mais authentiquement grec dans sa langue et son inspiration. Dix-huit siècles séparent ces deux formes de poésie, la poésie orphique et la poésie rébétique. Et plus encore les séparent les mondes foncièrement différents qu’ils supposent et qui les nourrirent : les communautés mystiques d’Antioche et d’Alexandrie au second siècle, pour les Orphiques, les bas-fonds de Salamine et du Pirée adonnés au vin et au haschisch, pour les Rébétès, les compositeurs de ces poèmes modernes et populaires. Et pourtant, quelque chose de familier et de semblable s’écoule à travers eux. Comme si, que ce fut pour Aphrodite et Dionysos ou le haschisch et le vin, une même langue, un même amour, une même extase les liaient le temps. Oui, une même langue, telle que les siècles l’ont changée en la nourrissant et en la maintenant. La Grèce n’est pas un pays batard, c’est un pays fidèle, obstiné, mémorial.
Jacques Lacarrière
[1]L’Été Grec a été traduit en grec et parut à Athènes
Eléments de correspondance entre Jean Malaurie et Jacques Lacarrière
Il y a toujours quelque chose d’artificiel à vouloir retrouver ou recréer ce qui meurt de sa belle mort, comme on dit. Ainsi des veillées d’autrefois où les villageois se réunissaient à l’occasion d’un travail en commun pour écouter conteurs et chanteurs. Mais quelquefois ces tentatives s’avèrent fructueuses. Ainsi, au cours de l’automne et de l’hiver derniers, avec quelques amis dont le poète Kenneth White, Roger Boutefeu (ancien berger devenu écrivain), le poète Gil Jouanard, Michel Fontayne, berger, et les musiciens du groupe de Sauveterre, ai-je participé à des veillées traditionnelles sur le thème de la transhumance. Elles eurent lieu à Villeneuve-lez-Avignon, à Uzès et Alès. Chacun de nous intervenait librement pour dire un poème ou un texte, réfléchir à haute voix sur la transhumance, répondre au dialogue qui très vite s’instaura et surtout, laisser la parole à tous ceux qui étaient venus moins pour écouter que pour parler de ce qu’ils savaient. Des bergers notamment qui ont raconté leur vie, expliqué les problèmes actuels de la transhumance, fait revivre un monde qu’on croit mort ou moribond et qui pourtant existe encore.
Là, je crois, réside l’essentiel de ces tentatives : non pas communiquer un texte ou un savoir, mais susciter la réponse et la parole des autres, et retrouver pour un soir ce qui liait autrefois les membres d’une corporation ou d’un village. Rien, donc, d’un débat savant, d’un colloque entre spécialistes mais une libre rencontre où d’emblée la mémoire et l’expérience de chacun rejoignaient ou côtoyaient celles des autres. Pour la première fois, à ma connaissance, des bergers ont écouté la parole des poètes et les poètes celle des bergers. Toutes deux se révélèrent vite riches d’images — souvent proches —puisque ce mot de transhumance (cette quête d’un autre humus) porte en lui le grand voyage des rêves et des mots autant que celui des traditions et des troupeaux. Deux mondes que notre époque a séparés et qui, pour un soir, se sont spontanément retrouvés.
Jacques Lacarrière.
Texte écrit pour le Bulletin de Terre Humaine
Veillées organisées par le CIRCA (Centre d’Animation, de Recherche et de Création) de la Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon qui a également proposé cet été une exposition sur la transhumance et un Voyage au pays de la laine.