Jean Malaurie

« Jacques Lacarrière nous a quittés. Pour nous tous, ses amis, et très particulièrement les auteurs de la collection Terre Humaine, ce fut une stupeur. « Il est des hasards qui ont dirigé ma vie, et l’ont dirigée heureusement », confiait Jacques Lacarrière dans son dernier livre paru dans Terre Humaine, Chemins d’écriture. Ce rendez-vous avec son destin n’aura pas été prévisible. Lui seul en connaît désormais les raisons.

Jacques Lacarrière était en effet un compagnon, et parmi les plus grands de Terre Humaine. C’est en 1975 qu’il va rejoindre les auteurs de la première heure : Claude Lévi-Strauss, moi-même, Robert Jaulin, Jacques Soustelle, Don C. Talayesva, Indien hopi, Victor Segalen, Georges Condominas, Pierre Clastres, et même Pierre-Jakez Helias, avec son beau livre L’Eté grec, qui devait le faire connaître dans le monde entier. Le chaleureux qualificatif de Pierre-Jakez Helias, « nous, les camarades en Terre Humaine », ne signifie pas que tous ces auteurs se connaissent, sympathisent, mais qu’il existe entre eux une sorte de fraternité, mue par un même idéal de liberté et de combat, avec un sens de la dramaturgie de la condition de l’homme et un profond souci de faire éclater la vérité sur le sort de sociétés et civilisations toujours mal connues et trop souvent méconnues et même bafouées ou trahies.

Je sais combien la personnalité de Jacques Lacarrière a, dans une certaine mesure, modifié le cours de ce qu’on a pu nommer « le fleuve Terre Humaine ». Lacarrière est inclassable ; il n’appartient à aucun milieu. C’est un homme libre. Et c’est dans l’errance que son écriture nous fait connaître la Grèce de tous les jours, la Grèce d’aujourd’hui, et surtout la Grèce populaire et sa grave allégresse de vivre, dans des rythmes musicaux et un sens de la danse incomparables, avec ce singulier pouvoir d’être à même de dialoguer avec les dieux de l’Olympe. Jacques Lacarrière est un poète, dans la tradition d’un Jacques Villon. Jongleur de mots, oiseleur de songes, il a un talent exceptionnel pour parler avec des mots simples de mythes complexes qui sont autant de métaphores de pensées existentielles, d’interrogations fondamentales qui se posent à chacun d’entre nous au cours de notre existence. Maïeute, il converse d’égal à égal avec son lecteur. Sans aucun doute, Jacques Lacarrière, dont l’œuvre L’Eté grec a atteint, toutes éditions confondues, près de 800 000 exemplaires, figure parmi les livres les plus recherchés de la collection. Il côtoie Tristes Tropiques, Les Derniers Rois de Thulé, Carnets d’enquêtes d’Emile Zola, Les Lances du crépuscule de Philippe Descola, Le Désert des déserts, qu’il affectionnait, de Thesiger, Louons maintenant les grands hommes, livre culte de James Agee et Walker Evans, Rêves en colère de Barbara Glowczewski, Suerte de Claude Lucas, Le Souffle du mort de Dominique Sewane, et tant d’autres comme Charles-Ferdinand Ramuz, Emile Zola et ses Carnets d’enquêtes inédits, Roger Bastide, Jean Duvignaud ou Michel Ragon, qui ont marqué de pierres blanches l’édition du siècle dernier. Des livres, sous cette jaquette austère, noire, aux lettres oranges et rouges, qui s’interrogent, dialoguent entre eux sur les rayonnages des bibliothèques où ils sont heureux d’être, sachant être aimés de leurs collectionneurs, et d’un livre à l’autre confrontent les différences des pensées de leurs auteurs, dans une volonté de conscience universelle. Qui, dans les moindres bourgades de la Grèce, ne connaît Jacques Lacarrière ? Et j’ai appris qu’Athènes se propose de donner son nom à l’une des rues de cette ville immortelle.

Certains universitaires ont accepté de prendre le risque de relever le défi de devenir des auteurs de Terre Humaine, c’est-à-dire d’oublier une distanciation professionnelle en s’engageant en leur nom propre ; ils connurent souvent un magnifique succès, parfois un succès très relatif. Le jury du lecteur est implacable ; car il est difficile d’abandonner un style de rigueur dans nos Facultés et Instituts de recherches en sciences sociales qui, en ne s’adressant qu’à des spécialistes, oublient le premier devoir d’un enseignant, qui devrait pourtant être essentiel pour tout homme de science : une souriante communication qui dépasse le savoir et interpelle la conscience. Jacques Lacarrière, d’une science et d’une culture exceptionnelles, quoique résolument non-universitaire, a toujours réussi à transmettre ses connaissances les plus élevées aux plus humbles d’entre nous, sans qu’elles deviennent lettre-morte, l’un des buts tout à fait capital de la collection.

Nul n’a oublié son intervention superbe en tant que Président du grand colloque international du cinquantenaire de Terre Humaine tenu à la Bibliothèque nationale de France en même temps qu’une grande exposition, sous le patronage de Jean-Noël Jeanneney, Président de la BnF. Mes collègues venus de Russie, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, des Etats-Unis, du Canada, du Brésil, d’Italie, de Grèce, de la Belgique, de Suisse, du Groenland, d’Australie, du Togo, d’Algérie, mais aussi naturellement de toute la France, m’ont fait part de leur admiration pour ce grand humaniste libertaire dont le souffle atteignait souvent à la plus haute spiritualité.

Je garde le souvenir d’un homme indifférent aux honneurs, en quête d’une vie monacale, puisque Jacques Lacarrière, au début de sa vie, a songé à vivre avec les frères dominicains, avant de poursuivre cette quête chez les moines anachorètes du Mont Athos. C’est ainsi que, jeune directeur de collection, je l’ai découvert, avec son livre magnifique, Les Hommes ivres de Dieu, et lui ai demandé de transmettre son extraordinaire connaissance, qui me rappelait celle des vagabonds de Gorki, alliée à son aspiration constante de spiritualité, chemin faisant, tel un starets, qu’il allait rechercher jusqu’à Patmos, cette île grecque où vécut Saint Jean l’Apôtre, et où il rédigea l’Apocalypse. Lacarrière rappelle qu’il a vécu trois ans, de 1963 à 66, dans un petit ermitage appelé Saint-Apollon, saint byzantin. Dans ce lieu magique, situé sur un surplomb, il dominait la mer, où, disait-il, « en s’éveillant chaque matin, l’ascète avait sous les yeux l’orée du paradis. L’ascète ou le poète. » 

J’ai vivement été touché, et même blessé, par la disparition de ce grand témoin, de cet homme de lumière, foncièrement généreux, sans malice, sans ressentiment dans les épreuves de la vie, de ce grand écrivain. Et je suis tout particulièrement ému, à cet instant si dramatique où son corps est livré ici-même, dans ce funérarium, aux flammes, selon ses dernières volontés. Nous n’avons pas été des camarades dans la vie quotidienne, et cela, sans doute par ma faute : étant naturellement très – trop ? – solitaire, j’ai toujours craint que les rapports trop fréquents entre les hommes ne risquent dans le trivial du quotidien de brouiller, voire d’altérer l’image distanciée mais plus profonde qui vous lie à eux.

Une nuit de dimanche, le lendemain de sa mort, à cinq heures du matin ; comme angoissé, je me suis réveillé, et je me suis mis à l’écoute d’une très, très vieille radio, à l’énergie un peu usée, et j’ai soudain entendu une voix très lointaine qui parlait comme dans une grotte, en évoquant les dragons dans un labyrinthe. C’était la voix de Jacques Lacarrière, dont j’ai poursuivi l’écoute comme si je me refusais à ce qu’elle se taise à jamais.

Dans la brume, à la recherche de notre vérité, la vérité de ce destin singulier de l’homme, nous pauvres nains, sommes nombreux, très nombreux, à savoir combien sa voix va nous manquer. « Un fleuve ne peut aller à la mer sans s’éloigner de sa source… Les grands évangiles sont encore à naître. » confiait-il dans une dernière et étrange interview à La Vie, avant son ultime voyage. Tenté par le bouddhisme, Jacques Lacarrière ajoutait : « Les grands mythes sont des fables enchanteresses. Nous ne sommes pas prêts à y renoncer. »

Maintenant, il sait.

Jean Malaurie, 26 septembre 2005.

Etonnants voyageurs

À l’ami Jacques Lacarrière.Il fut de l’aventure « Etonnants Voyageurs » dès la première édition, et n’en manqua pas une seule, comme il fut de l’aventure de la revue « Gulliver » née en avril 1990 qui rassembla tous les écrivains fidèles de Saint-Malo autour de cette idée d’une littérature « voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde ».

C’est donc tout naturellement qu’il était devenu membre ( un membre très actif, toujours pétillant d’idées) de l’association Etonnants Voyageurs. Et le public le retrouvait chaque année avec bonheur, au café littéraire avec Maette Chantrel, à la Tour des Moulins avec son complice en poésie Yvon Le Men, où Sylvia Lipa, sa femme, et lui enchantaient le public par leurs lectures, et dans de multiples rencontres évocations, débats, rencontres, qu’il illuminait de son humour et de son immense érudition.
« Illuminait » : c’est le mot juste. Il était un de ces rares écrivains qui savaient faire de leur savoir de la lumière. Et nous gardons en souvenirs quelques instants de grâce, comme à Sarajevo, où il avait bouleversé le public par un magnifique hommage à Danilo Kis, ou cette « rencontre d’amitié » autour de Nicolas Bouvier, avec Jacques Meunier et Gilles Lapouge, les complices de toujours – tant d’autres encore, qu’il faudrait citer… Il avait la grâce.
Un immense écrivain. Amoureux fou de la Grèce, bien sûr, où il aura passé une bonne partie de sa vie, mais aussi de l’Inde, on le sait moins ( parti pour l’Inde, il était tombé malade à mi-chemin nous racontait-il, et avait ainsi découvert la Grèce, et lorsqu’à sa deuxième occasion de la découvrir, il était de nouveau tombé malade, il y avait vu comme un signe) de l’Anatolie, de l’Egypte, des mondes celtiques (sort ces jours-ci, chez sa grande amie Nicole Lattès La Forêt des songes, fantaisie autour des thèmes arturiens auquel il tenait beaucoup) passionné par le bouddhisme comme par les gnostiques, il était, au delà de la Grèce, profondément, un « homme du monde ». La manière française de tout cataloguer l’associe quasi exclusivement à la Grèce. A tort. Reste donc encore à prendre la mesure de son projet : à travers les cultures, les paysages et les chemins du monde, dessiner les contours d’une métaphysique de l’imagination créatrice Autrement dit : par le travail de l’écriture, réenchanter continûment le monde.
Un homme du monde, oui. Aimant la vie, le vin, les amis, bref, le « bel aujourd’hui » : la plongée dans les cultures du passé n’était pas chez lui un refuge, mais une manière de donner sens, profondeur, intensité, couleurs au présent : « J’aime le siècle ou je suis né, disait-il : je m’y sens bien et je n’ai jamais feint, comme tant d’autres, de m’y croire inadapté ou exilé ».
Pour un numéro de la revue Gulliver consacrée à la littérature de voyage, il avait proposé cette introduction, qui le résume si bien : « Le but du voyage ? Aucun, si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement possible. Se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguin des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : “ Crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres“ ». Jacques Lacarrière l’enchanteur.

L’équipe du festival

Gil Jouanard

Roupnel, Bachelard, Lacarrière : trois poètes de grand chemin.

Sans être moins qu’aujourd’hui digne de figurer au rang des sciences, la géographie, du temps où Gaston Roupnel en enseignait l’histoire à l’Université de Dijon, n’en était pas moins, simultanément, ce que nous appellerons sans hésiter une matière littéraire, ainsi que nous en avaient convaincus, un demi siècle plus tôt, Onésime et Elysée Reclus, les deux poètes géographes dont certaines descriptions inspirées, sans négliger la géologie et la topographie, clés de la géographie physique, nous offrent encore aujourd’hui le bonheur de rêver de certains paysages et de certains aspects du relief et de l’hydrographie terrestre (voir ce qu’Elysée écrit au sujet de la montagne et à propos des rivières).

Sans doute devons-nous ce miracle à un type d’enseignement, depuis longtemps oublié, que l’on désignait de façon symptomatique sous le terme d’ « humanités », et qui forma également l’esprit d’un grand ami de Roupnel , cependant épistémologue, l’autre Gaston, Bachelard, grand maître rêveur des éléments et de la matière.

Lorsqu’il préfaça la réédition, dans la collection Terres Humaines, de L’Histoire de la campagne française, Emmanuel Leroy-Ladurie s’autorisa à prétendre que, si Roupnel écrivait parfois en poète, sa conception de la géographie relevait d’une espèce d’idéalisme romantique, plein de charme mais peu fiable du point de vue scientifique. Il donna si j’ai bonne mémoire comme exemple l’attribution qu’il avait faite de la civilisation rurale primitive, celle qui structura le paysage français et qui inventa les clairières, les villages, les chemins, à de très hypothétiques « Ligures », que de surcroît notre Gaston faisait remonter jusque dans le Jutland, où l’on trouve en effet des monuments mégalithiques, et cet art du muret à la fois séparateur de parcelles et indicateurs de directions soulignant le trajet des chemins, comparables à ceux de l’Aveyron, de la Lozère, du Quercy, de Bretagne, d’Irlande, mais aussi d’Espagne et du Portugal, sans parler de certains endroits de l’Afrique du Nord.

Il se peut que ce nom de Ligure ait été choisi un peu hâtivement, même si l’on sait qu’ils ne se cantonnèrent pas, du Néolithique au Chalcolithique, mais aussi par la suite, à la frange littorale varoise, alpino-maritime et nord italique. Mais qu’importe leur nom, à ces gens qui, les premiers, défrichèrent notre territoire, y créèrent des terroirs, l’habitèrent et l’animèrent ! Ils peuvent tout aussi bien être Ibères, et même cousins des Pélasges pré-Achéens et des Numides, voire des ancêtres des Coptes dont on sait ce qu’ils firent de l’Egypte. Leur nom importe peu. Ce qui importe, et Roupnel sait nous le dire avec justesse et émerveillement, c’est qu’ils inventèrent le paysage qui est encore le nôtre aujourd’hui (quoiqu’on s’emploie à l’éradiquer depuis quelque temps).

Sa façon de relater les circonstances dans lesquelles, par hasard, se trouvant au sommet d’une colline en Bourgogne, et apercevant le tracer d’un chemin se faufilant parmi les cultures, s’enfouissant dans l’épaisse et ombrageuse matière d’une forêt, en ressortant, reprenant sa route à ciel ouvert et se dirigeant, contre vents et obstacles, vers le nord, jusqu’à la Champagne de Bachelard, il eut l’intuition d’un réseau ininterrompu, peut-être de la Baltique à la Méditerranée, voie commerciale et aussi médiatrice culturelle, cette façon inspirée ne peut pas ne pas nous inspirer à notre tour, nous qui sommes des adeptes du Droit de rêver et qui, tout comme Jacques Lacarrière, nous sentons intimement, filialement, tributaires, dépendants et sans doute natifs du paysage terrestre sur tous les modes de sa déclinaison.

Notons au passage que cet énigmatique et obstiné chemin, venant du nord-est de l’Hexagone et se dirigeant vers le sud, ouvrait ainsi la voie au Lacarrière de Chemin faisant, qui marcha depuis les Vosges jusqu’aux Pyrénées…

Ainsi, cette grande école de la géographie française, plus soucieuse de pénétrer la trame du relief terrestre, ses arcanes, que d’en chiffrer les données statistiques, et qui finit par nous donner cet écrivain de haut vol qu’est Julien Gracq, naviguait à l’intuition et donc à l’estime, comme pour confirmer la pertinence de la fameuse assertion de Hölderlin, selon qui « c’est poétiquement( ou peut-être vaut-il mieux traduire « en poète ») que l’homme habite la terre ».

Les chemins ont tout spécialement requis l’attention et animé la plume rêveuse autant qu’érudite et intuitive de Roupnel, et c’est sans surprise mais avec un fort sentiment de complicité tellurique et flâneuse qu’on retrouve ce mode ambulatoire de la méditation, celle qui n’a besoin du dogme d’aucune religion pour véhiculer le sens du sacré, ce sacré intuitif et matérialiste qui contribuait à nourrir spirituellement et à animer le quotidien des hommes aux temps chamaniques de la Préhistoire, mais aussi dans cette pratique sensorielle et matérialiste de la métaphysique qu’on reconnaît dans l’inspirée philosophie du boudhisme t’chan, celle du grand « paysagiste » Wang wei, celle du penseur chinois qui nous rappela que c’est le passant qui fait le chemin.

Car le regard du géographe lyrique ne se contente jamais de décrire les processus, de les rationaliser ; il nous rapproche de l’évidence et du machinal, de l’expérience et du vécu ; et nous les voyons, ces petits hommes du Mésolithique et du Néolithique, avançant à pas mesurés, prudents et hardis à la fois, reconnaissant les obstacles et choisissant d’instinct le passage commode, inventant des trajets usuels, se réappropriant la piste judicieuse dessinée à touches caressantes d’aquarelliste par des générations d’animaux, faisant chemin de tout itinéraire répété et sachant marquer l’étape, puis implanter le séjour là où la source propose l’eau indispensable, là où la surveillance contre le danger s’avère le plus aisée, là où poussent en abondance les baies, où le gibier pullule, où affleurent les veines de silex.

Chemin faisant, c’est eux aussi qu’ils font, qu’ils polissent, façonnent, inventent ; leurs dieux, ce sont eux-mêmes, leur patience, leur ténacité, leur pugnacité, leur prudence, leur hardiesse, leur pragmatisme, leur sens poétique de la réalité.

Roupnel nous fait vivre cela, cette lente, ancienne maturation, faite d’hésitations réitérées et de soudaine et impulsive prise d’initiative, long adagio fataliste et machinal entrecoupé de brusques scherzos décisifs et s’il le faut impérieux. De la discipline à la révolte, de la résignation à l’insurrection et à la prise de pouvoir sur les éléments et sur la matière. Méticuleuse prise de possession de la matière poétique et nourricière dont la planète est faite. Lente insertion dans le tissu de ce visible englobant et colossal, énigmatique et souvent rétif.

Roupnel nous décrit cet homme-là, son « Ligure », comme Li Tcheng le fait, dans son Voyage à travers montagnes et torrents : infime particule de vie se glissant dans le moindre des interstices, dans la faille la plus ténue, dans la diaclase et le synclinal les plus occultés ; faisant du nombre sa force sécurisante et de sa ruse son arme fatale, sentant les occasions propices et celles qui menacent, ainsi que font tous les animaux ; mais capable de dépasser et transcender la portée de ce réflexe en lui inoculant le sérum de la réflexion, puis celui, encore plus perfectionné, de l’abstraction, et en coordonnant les signaux désordonnés mais insistants de la mémoire…

Roupnel nous les fait voir, éprouver, reconnaître, ces hommes-là, ces Ligures comme il les appelle, ceux qui ne se contentèrent plus de découvrir le monde, mais qui entreprirent de le façonner, de le domestiquer, de le ponctuer de villages, de le sillonner de murets à perte de vue et d’un lacis de chemins que reprirent plus tard les grands pragmatiques indo-européens.

Il nous montre comment cette sente partie des confins d’un village, et se noyant soudain dans la brouillonne luxuriance d’un bouquet de fourrés et de buissons, n’est rien d’autre que la trace infime, usée, mitée, d’un ancien chemin prestigieux, qui n’allait pas seulement aux champs et aux jardins, mais, de champ en jardin et de jardin en champ, et de ferme isolée en hameau, montait jusqu’au gisement de silex lointain ou à la réserve d’ambre encore plus éloignée.

Chemin faisant, c’est lui-même qu’il faisait, cet homme ; et Roupnel le baptise Ligure, simplement pour lui donner un nom, puisque, on le sait, n’existe que ce qui est nommé. Il aurait pu l’appeler Ibère ou Numide ou Pélasge, et pourquoi pas Magdalénien, et pourquoi pas, même, Aurignacien ? L’homme de Roupnel, paysan méticuleux et obstinément patient, marcheur inlassable et abatteur d’obstacles, c’est cet habilis erectus et faber poeticus qui nous prépara la terre et nous la rendit familière, machinale. Pour lui, elle ne l’était pas, machinale ; pour lui, elle était une succession de difficultés, de complications, de dangers, de mystères, d’incompréhensibles énigmes qu’il repéra, inventoria, désigna puis nomma de manière définitive, capta, s’appropria, mais en se tenant toujours aux aguets, sachant que le volcan éteint peut se réveiller, que le cours d’eau serein peut déborder de façon mortelle, que le feu si docile peut s’enrager et tout anéantir sur son passage, que la montagne peut s’ébouler, la neige vous ensevelir ainsi que votre refuge, que la proie peut, acculée, devenir terrible ou même et à son tour prédatrice.

Barde géographe, Roupnel nous a retracé la Geste de l’Homo Ruralensis, ce Conquistador du monde visible, ce matador de la réalité, ce maître queue qui transforme la matière végétale et organique en nourriture et le cri de douleur en chant, le cri de joie en danse, le cri intérieur en œuvre d’art.

Roupnel, Bachelard, Lacarrière, même combat, non pas grégaire comme le sont les masses manœuvrières de tout type dont les sociétés humaines font leurs armées, leurs cohortes, leurs corporations, leurs défilés célébrateurs, commémoratifs ou revendicatifs, mais combat d’homme à d’homme, de soi à soi, combat avec et contre soi, pour s’affranchir sans cesse plus de l’ignorance, de la mesquinerie, de la vulgarité, de la bêtise intrinsèque, de l’égoïsme forcené, des limites spécifiques. Ils sont les grands solitaires partageux et conviviaux. Les libres penseurs et libres acteurs de la vie terrestre.

Ils sont d’ici, c’est-à-dire de partout à la fois. Poètes.

Gil Jouanard

Desmos

   Desmos
Numéro 27 de la revue Desmos-Le Lien
Depuis sa disparition, il y a deux ans, de nombreux hommages ont évoqué la mémoire de Jacques Lacarrière. Desmos, pour qui il a été un compagnon de route fidèle et généreux, a souhaité prendre le temps de préparer un numéro qui soit tout sauf un mausolée, tant la vie et l’œuvre de ce grand helléniste fut avant tout une expérience séculaire de l’érudition, un humanisme hors des académies.

Durrell et Lacarrière : rencontre au bord du Styx

Hommage à Jacques Lacarrière
C. Alexandre-Garner & C. Séris (éd.)Présentation de l’éditeur:
Cet ouvrage témoigne de l’amitié que partagèrent Lawrence Durrell et Jacques Lacarrière dès leur première rencontre. Rencontre au bord du Styx est la première publication de la nouvelle collection durrellienne. Cet ouvrage accueille des témoignages sur l’oeuvre de Jacques Lacarrière, des analyses des mythes récurrents qui tissent la trame de ses textes et des réactions de poètes, d’écrivains et d’universitaires de tous les horizons.On ne s’étonnera pas que des chercheurs grecs aient tenu à proposer leur propre hommage à ce voyageur infatigable qui fit aimer le pays d’Homère à plus d’une génération de Français à travers son livre sur le Mont Athos. Les poètes, qui se sont joints à ce travail pour saluer une dernière fois leur frère de plume, affirment ainsi à nouveau que la poésie n’a que faire des frontières qui tentent de diviser les hommes.

Ont contribué à cet ouvrage :
Christiane SÉRIS, Béatrice COMMENGÉ, Tahar BEKRI, Gil JOUANARD, Luis MIZÓN, Jean GUILOINEAU, Pierre GROU, Carlos FREIRE, Jean-Pierre RENAULT, Antigone SAMIOU, Sophie IAKOVIDOU, Barbara PAPASTAVROU, Irini APOSTOLOU, James GIFFORD & Stephen OSADETZ, Bruno TRISTMANS, Corinne ALEXANDRE-GARNER.

Presses Universitaires de Paris X, 2008
isbn (ean13) : 978-2-84016-030-4
format 15 X 21 / illustré
166 pages

Fabula