Retrouvez Jacques Lacarrière au Salon du Livre
Réédition du livre Le pays sous l’écorce au Seuil
« J’ai passé tout un été, tout un automne, tout un hiver sous une écorce. Avec le Loir, j’ai douté du réel et j’ai douté du rêve. Aux côtés de la Grue, j’ai connu l’énigme des vents, les émois de l’amour zénithal. J’ai appris avec le Criquet les frissons et les stridences du désert, rencontré en son antre la Reine des termites, tenu entre mes bras le corps de l’Éphémère. J’ai affronté le Ver et sa vaine immortalité, hululé avec le Hibou les phases et phrases de la nuit, congédié à l’exemple de l’Écrevisse la peau morte de mon passé, accompagné l’Anguille dans le cœur des Sargasses. Puis j’ai gagné le fond des mers et là, j’ai entrevu les gemmes de la Princesse diadémée, partagé l’ombelle commensale de la Méduse, habité l’antre orangé de l’Anémone. Et j’ai vu, j’ai surpris le coït lacustre des Tortues, joué avec le Poulpe aux jeux de l’Illusion, approché le destin des larves en compagnie de l’Axolotl, appris le mimétisme près du Caméléon, écouté les éructations du Boa. Et surtout, dans le pré de la mort imminente, j’ai perçu avec le Grillon l’espoir d’une vie sans parents, vécu devant la Mante l’horreur des noces consommées, connu l’amour enluminé du Ver luisant, épelé avec les Abeilles les verbes du soleil; Après quoi, j’ai tenté sans succès de vaincre l’amnésie des Mouches et subi, sur la toile de l’Épeire, les affres de la proie promise au sacrifice. Bref, j’ai vécu. Qui pourrait en disconvenir ? Et pourtant tout cela fut balayé, oublié en un instant quand, au soir qui suivit ma fuite de la toile, je perçus une odeur indicible et aperçus sur une fleur la splendeur d’Auréiia. Car c’est le nom qu’immédiatement je Lui donnai, le seul nom qui soit digne d’Elle, le seul aussi qui dise — et puisse me rappeler à jamais — l’image et l’imago de son corps merveilleux. Je dis bien imago, car Aurélia était la plus belle femelle du plus beau, du plus grand, du plus chatoyant papillon, le majestueux Paon de nuit. Mais tout cela eut un début curieux, bien différent de ce qui allait suivre, un début presque insignifiant et, au sens propre, terre à terre… »
Dans la forêt des songes chez Nil
La forêt d’Orient. Elle frémit déjà là-bas sous les friselis d’un vent ludique et tempéré, elle frissonne et moutonne car on ne saurait dire qu’elle s’élève, encore moins qu’elle s’élance. S’élancer, s’élever, culminer, surplomber, c’est le fait des forêts exotiques, tropicales ou sauvages, non celui des forêts crétacées et de leurs modestes feuillus. Vue de loin, avec ses rangées d’arbres sagement alignés, elle apparaît paisible et débonnaire. Oui, une forêt quiète, accueillante aux flâneurs, promise aux promeneurs mais, il faut bien le dire, sans aucun mystère apparent. Bien sûr, en choisissant cette forêt au cœur de la Champagne crayeuse, il se doutait qu’il n’y rencontrerait pas de sarigue allaitant ses petits dans les ramures d’un jacaranda, encore moins quelque tamanoir fouissant le sol sous le couvert des grands anacardiers. Ce n’était pas l’Amazonie et le croassement des corneilles à l’entour n’avait que peu à voir avec le cri des singes hurleurs quand le soleil se couche sur le Mato Grosso. Nul besoin de venir jusqu’ici pour s’en assurer ! Mais il pensait, peut-être à tort, que le mystère peut se cacher quelquefois au cœur de l’ordinaire, au sein des paysages les moins fantasques ou les moins exotiques. C’est pour cela — et aussi à la suite de rumeurs insistantes — qu’il avait choisi cette région et la forêt d’Orient Mais voilà : il ne l’imaginait pas si conforme à l’idée qu’on pouvait se faire d’une forêt tranquille et parfaite, d’une forêt modèle. Aussi hésita-t-il un temps au seuil de ses ombrages, se demandant s’il n’allait pas revenir sur ses pas, lorsqu’un splendide, énorme et rutilant ara vint se poser sur son épaule.
Les aras ne sont pas légion dans la forêt d’Orient, pas plus d’ailleurs que les autres espèces de perroquets amazoniens. Surprise, donc, et même stupéfaction que l’arrivée soudaine de ce volatile étranger et peut-être même apatride ! Il ne voyait à cette apparition que deux explications possibles : ou l’oiseau venait de s’échapper de quelque cage ou quelque enclos des environs et trouvant sur sa route une épaule vacante s’y était posé tout de go ou il ne pouvait s’agir que d’un céleste messager, envoyé ici-bas — mais par qui ou par Qui ? — à seule fin de l’épauler — et ce dans tous les sens de ce mot — sur les chemins qui l’attendaient. Un ange, en somme, mais un ange qui, pour des raisons de lui seul connues, aurait adopté vêture, parure et chamarrure amazoniennes. Pour l’heure, l’ange se trémoussait tant et plus sur l’épaule de son perchoir improvisé afin de s’y installer à son aise en veillant soigneusement à ne pas y implanter ses serres.
Après quoi, ouvrant tout grand son bec, il demanda :
— Vous avez un nom, je suppose ?