Étonnants voyageurs 1999, Les Coureurs d’Océan

Les nouvelles que l’on pourra lire dans cet ouvrage ont été sélectionnées dans le cadre du Concours d’écriture organisé pour la huitième année par le Festival Etonnants Voyageurs, avec le Rectorat d’Académie de Rennes, la Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, le Crédit Mutuel de Bretagne et les éditions Gallimard Jeunesse. Il était ouvert aux élèves des collèges et lycées de l’Académie de Rennes.

Le jury 1999 était présidé par Jacques Lacarrière, et composé de Christine Féret-Fleury éditeur, écrivain, Catherine Cayrol, journaliste, Bernard Le Doze, enseignant, service d’action culturelle du Rectorat deRennes, Frédéric Monot, Fondation du CréditMutuel pour la Lecture, Raymond Rener, Gallimard Jeunesse.

Préface :

Les coureurs d’océan. Je reprends volontiers cette image proposée cette année pour le sujet du dixième festival Étonnants Voyageurs. Courir les océans, bravo et pourquoi pas, mais aussi pourquoi, au juste ? Devant la mer, surtout celle qu’on nomme océan, il y a depuis toujours deux attitudes possibles : dire « c’est là que la mer finit et que la terre commence » ou au contraire « c’est là que la terre finit et que la mer commence ». Tout dépend bien sûr de la mentalité, autrement dit du lieu mental de chacun. Un sédentaire dans l’âme ne verra dans la mer qu’un infini liquide, tour à tour calme ou tourmenté, aussi imprévisible, aussi inaccessible que le ciel. Le voyageur, le nomade, le rêveur ou le visionnaire, celui qui ne tient pas en place parce qu’il sait ou qu’il sent que sa place est partout sur la terre, verra au contraire dans la mer une invitation au voyage, un sésame lui ouvrant les portes de l’Ailleurs, le chemin mouvant et merveilleux qui mène à l’inconnu. Et j’en reviens alors à la question première : Courir les océans ?

Pourquoi courir les océans ? La réponse me semble assez simple, et beaucoup de ceux qui ont justement – et souvent talentueusement – concouru cette année sur ce thème ne s’y sont pas trompés : il ne s’agit pas seulement de courir l’aventure – comme on dit courir le guilledou -, de rechercher l’exotisme pour l’exotisme, mais de courir et parcourir le monde pour mieux le découvrir, si le coureur d’océan ne s’intéresse qu’à la dot de la mer, c’est-à-dire l’or des épaves enfouies ou celui des galions à attaquer et pirater, alors il n’a d’autre issue que de se faire, en effet, pirate, corsaire ou flibustier. Mais il s’intéresse aussi au monde lui-même, à ses richesses humaines, c’est-à-dire à tous les êtres, tribus, fratries, peuples et pays que l’on peut rencontrer sur terre et sur les mers, alors, il aura, lui, double richesse, celle, éventuelle, des mines d’or dont il rêvait peut-être et surtout celle que lui apporteront les milliers de frères, de cousins, de compagnons ou de complices rencontrés à l’autre bout du monde. Sans oublier la joie plus que roborative que procure toujours la réalisation d’un rêve.

C’est seulement cela – mais c’est également tout cela – le rêve réalisé, la vision un jour rencontrée, incarnée dans la vie, qui distingue radicalement les Cartier, Malherbe, Coatenlem, Madec, La Bourdonnais, de simples et de vulgaires aventuriers. Les aventuriers n’ont que des besoins et à la rigueur des désirs. Les découvreurs, eux, ont des rêves. Des rêves qu’ils font et qu’ils incarnent. La conclusion s’impose : les vrais coureurs de mer sont aussi et d’abord découvreurs et rêveurs d’océan.

Jacques Lacarrière

Étonnants Voyageurs 1998, Ulysse reprend la mer

Les nouvelles que l’on pourra lire dans cet ouvrage ont été sélectionnées dans le cadre du concours d’écriture organisé pour la septième année par le festival Étonnants Voyageurs, avec le Rectorat d’Académie de Rennes, la Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, le Crédit Mutuel de Bretagne et les éditions Gallimard Jeunesse. || était ouvert aux élèves des collèges et lycées de l’académie de Rennes.

Le jury 1998 était présidé par Jacques Lacarrière, et composé de Jeanne Benameur, Pierre Pelot, Jean-Luc Fromental, écrivains, Bemard Le Doze, enseignant, service d’action culturelle du Rectorat de Rennes, Frédéric Monot, Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, Raymond Rener, Gallimard Jeunesse.

Préface :

De tous les prénoms usités dans la Grèce d’aujourd’hui, l’un des plus courants est Ulysse (en grec Odysseus). Ce qui n’implique pas pour autant d’avoir une femme du nom de Pénélope ni un fils du nom de Télémaque ! Les mythes ne recommencent jamais en totalité. Mais comment être marin en Grèce sans penser à Ulysse, être ensorceleuse ou voyante sans penser à Circé et même être borgne sans penser au Cyclope ? Les mythes étaient déjà perçus en leur temps comme des récits en grande partie légendaires, mais chacun savait aussi que derrière ces légendes – et notamment derrière L’Odyssée – il y avait – et il y a toujours – la mer avec ses accalmies (sa bonatsa) et ses tempêtes (sa fortuna) et l’histoire avec, elle aussi, ses tempêtes et ses accalmies, et surtout les hommes, en proie aux volontés divines comme aux vicissitudes de la vie, les hommes avec leur courage ou leur peur, leur héroïsme ou leur lâcheté. C’est pour cela que l’Odyssée fut pour les Grecs d’autrefois, et aussi pour ceux d’aujourd’hui, bien plus qu’un livre d’aventures et d’exploits surhumains, bien plus qu’un prodigieux recueil de monstres et de merveilles, mais un livre, le Livre de la Mer et de l’Homme, le livre de l’aventure humaine toute entière.

Ce que les Grecs admiraient le plus en Ulysse n’était ni sa force physique ni son pouvoir de séduction, mais qu’ils appelaient sa métis, c’est-à-dire cette aptitude à surmonter tous les obstacles, si imprévus soient-ils de résoudre les plus difficiles des énigmes, et à venir ainsi à bout du monstrueux et de l’inhumain. C’est cela avant tout ce que représente Ulysse : un héros, certes, mais un héros qui utilise son cerveau plus encore que ses bras, un héros que rien ne surprend ni ne déconcerte. Et ce pouvoir, cette faculté, il les appliquera non pour sa propre gloire, mais au profit des autres, de tous ceux qu’il rencontrera sur sa route. Être un héros ici ne veut pas dire être un surhomme, mais un homme complet, disons même un homme accompli. C’est pour cela qu’Ulysse – à l’inverse d’Achille, par exemple, qui n’est qu’un héros guerrier n’existant que par et que pour les combats – c’est cela qu’Ulysse est toujours vénéré en Grèce et dans toute la Méditerranée : parce qu’il est un réconciliateur avant d’être un vainqueur, un homme de parole, dans tous les sens de ce terme. Plus même : un sage, un initié qui a connu toutes les épreuves et qui a su les surmonter. Et dans un seul but : non pas conquérir le monde ou assurer sa gloire mais revenir dans son foyer d’Ithaque.

Ithaque, ce foyer tant désiré, tant recherché, ce foyer enfin retrouvé après vingt ans d’absence, Ithaque symbolise en fait tous les ports, toutes les îles, toutes les beautés comme toutes les détresses de la Méditerranée. Quand Ulysse revient chez lui, il trouve son palais dévasté par les prétendants, ses terres abandonnées et tous ses biens spoliés. Symboles là encore de bien des lieux de la Méditerranée d’aujourd’hui. Les élèves auteurs des textes ici choisis ont parfaitement compris et senti cet enseignement vivant de L’Odyssée. Le retour de l’Ulysse moderne à Alger, Marseille, Alexandrie ou en Bosnie, en Croatie est là pour l’illustrer. Pourtant, ne nous rassurons pas en nous disant que toujours il en fut ainsi et que la Méditerranée fut une mer et une terre vouée à tous les désastres. Aucun désastre n’est inéluctable, aucune tragédie inévitable. Le premier à l’avoir compris et senti, lui aussi, fut justement Ulysse, cet être à la fois commun et unique qui, pour bien montrer qu’il était le frère de tous les hommes, s’était donné pour nom Personne.

Jacques Lacarrière

Pourquoi j’ai écrit L’Été Grec

Texte rédigé à la demande de Jean Malaurie en 1994 pour le volume Terre Humaine 2 destiné à paraître en 1995 et qui reprend un exposé donné à l’Institut Finlandais le 12 octobre 1994.

Il n’est guère facile de parler de la Grèce et de la lumière grecque après ce que vous venez d’entendre. Mais peut-être que voir ainsi se succéder en une même soirée un témoignage sur les camps de déportation en Allemagne comme celui de Sachso et une expérience en pays méditerranéen comme celle de l’Été grec est révélateur de ce qu’est la collection Terre Humaine, ce fraternel côtoiement d’expériences, de témoins et d’auteurs foncièrement différents. Avant de devenir moi-même auteur de cette collection, j’en fus – et j’en suis toujours – un lecteur passionné. Certains récits sont demeurés pour moi inoubliables, et certaines images continuent de me hanter comme celles de Francis Huxley dans Aimables Sauvages avec ses lumières matinales sur le fleuve Amazone et les habitants des villages-oasis établis dans l’enchevêtrement de la forêt vierge.

Ce n’est certainement pas une simple figure de style que de dire qu’il existe une famille Terre Humaine, d’autant plus évidente que ses membres ne se connaissent guère entre eux et pour cause : Beaucoup n’y sont pas des auteurs ni des ethnologues mais des témoins, des indigènes, des autochtones, des quidams, oserais-je dire, les quidams d’un clan, d’une ethnie, d’une terre ou d’un continent devenu soudain précieuse ou précieux grâce à eux. Ce lien miraculeux unissant à travers le monde et le temps autant de parents inconnus, c’est d’abord à Jean Malaurie qu’on le doit, à la perspicacité et à l’objectivité de ses choix. Dans cette collection, il n’y a nul favoritisme, ni complaisance, ni renvois d’ascenseurs (expression rituelle et codée qui fut longtemps pour moi énigmatique jusqu’au jour où je compris qu’elle désignait dans les tribus éditoriales de la rive gauche de la Seine des services et des faveurs prodigués en échange d’autres services et faveurs). Ni la forêt amazonienne ni le désert arabique ni les fermes de l’Alabama, ni les oasis tunisiennes ni les plaines hongroises ne connaissent ces sortes d’ascenseurs. Par contre, si les différentes œuvres de cette collection ont entre elles plus qu’une ressemblance malgré la diversité des sujets, des auteurs et des lieux, c’est parce qu’elles correspondent à la même exigence dans le regard porté sur son propre monde ou sur celui des autres.

Mais venons-en à l’Été Grec puisque je suis venu ici pour parler de ce livre. Quand Jean Malaurie me demanda d’écrire un livre pour sa collection sur mes années passées en Grèce, ma première réaction fut plutôt négative. « Sur la Grèce ? Depuis les voyages de Lamartine et de Chateaubriand, il a bien dû paraitre une centaine de récits de voyages ou de séjours en Grèce. Est-il vraiment nécessaire d’en ajouter un cent-unième ? Et puis, d’abord, je ne suis pas du tout ethnologue. » Voilà à peu près ce que je dus répondre alors à Jean Malaurie. A quoi il me répondit : « C’est parfait ! Je ne veux justement pas d’ethnologue ni de spécialiste. Je veux la Grèce que vous avez vue, la Grèce où vous avez vécu. »

 Je cédai non à contrecœur bien sûr mais avec une certaine appréhension. En raison une fois encore, de l’ampleur et aussi de la relative proximité de ce sujet. Les Grecs ne sont ni des Nambikwara ni des Guayaki, je veux dire par là que ce n’est pas un peuple sans écriture, qu’on ne visite presque jamais et en voie de disparition. D’ailleurs nous ne savions pas tellement de choses non plus sur les Esquimaux Inuit, les paysans anatoliens, les fermiers de l’Alabama ni même les marins pécheurs de Fécamp avant la parution des livres de Terre Humaine sur ces sujets. Le problème de la Grèce, qu’il s’agisse de celle d’aujourd’hui ou de la Grèce antique, c’est que son histoire s’est poursuivie sans discontinuer depuis 3000 ans et surtout que sa culture continue d’alimenter la nôtre par ses mythes, ses philosophes, ses concepts toujours vivants. Le voyage, ici, devient pèlerinage comme à Rome ou à Jérusalem. Je me mis néanmoins à la tâche, me disant qu’après tout, j’avais au moins un avantage sur mes prédécesseurs : celui de venir justement après eux. Ni Chateaubriand ni Lamartine ni Edmond About ni Maurice Barrès n’ont connu la guerre civile grecque de l’après-guerre ni joué Les Perses au théâtre d’Épidaure ni intimement vécu dans les Cyclades avec quelques Nausicaa ou Calypso. Comme j’avais aussi sur eux ou la plupart d’entre eux l’avantage de connaitre le grec moderne, cela m’évita de le confondre avec l’albanais, comme le fit Chateaubriand lors de ses premières rencontres avec des Grecs en fustanelle. Cela m’évita également de m’étonner bruyamment que les Grecs modernes ne parlent plus tout à fait comme au temps de Platon.

 C’est donc ainsi qu’au cours des années suivantes à partir de l970 (je dis : années suivantes, car ma première conversation avec Jean Malaurie dut avoir lieu dans les années 1967-68), je me mis à la rédaction du livre qui ne s’appelait pas encore l’Été Grec. Le problème alors fut moins la rédaction ou l’écriture du livre que sa construction. Il fallait pour ce faire trier sérieusement treize années d’approches, de rencontres de passions et d’agacements, d’enthousiasmes et de déceptions mais peu, il faut le dire, d’observations concrètes. De plus, la Grèce après ces années grecques n’était plus pour moi un pays exotique, en tout cas étranger mais une seconde, et même en certains cas, une première patrie. J’avais failli m’y installer définitivement et n’eût été le coup d’État des colonels d’Avril l967 qui m’interdit de retourner dans ce pays (j’étais alors en France pour quelques mois) peut-être encore aujourd’hui et ne serais pas là pour parler de l’Été Grec.

La question essentielle fut celle de la documentation qui devait nourrir mes souvenirs et impressions purement personnels. Je tenais en certains domaines, à me montrer précis, concret, à éviter les rapprochements faciles et les synthèses superficielles, à rendre compte avec minutie ou tout au moins exactitude de ce que, si souvent, j’avais vécu. C’est ainsi, par une recherche sur mes notes personnelles mais aussi sur des documents écrits, visuels et sonores rapportés de Grèce (et qui constituent aujourd’hui encore ma mémoire grecque), que je pus nourrir avec précision les pages de la vie des moines, les liturgies du mont Athos, celles des îles grecques où je séjournai, l’histoire de la guerre d’Indépendance et son sillage toujours vivant dans la Grèce d’aujourd’hui et la vie d’un village grec traditionnel dans l’île de Chios, à l’automne l966.

Quand le livre parut en l976, je fus le premier étonné du succès qu’il connut alors. Le « centième-unième » livre sur la Grèce n’avait pas découragé les lecteurs ! Qu’apportait-il donc de nouveau par rapport aux autres ? Pour répondre à une telle question, il faut d’abord se dire que la façon dont le monde grec nous est présenté et enseigné en France est très souvent partielle. Au Lycée, à l’Université, on n’enseigne que le grec ancien, à de très rares exceptions près, l’on enseigne aussi le grec médiéval et moderne. De plus, c’est une habitude en France, une habitude avant tout universitaire, que de sérier les époques et donc leurs spécialistes. Les hellénistes, qui sont encore nombreux en France, heureusement, arrêtent leur étude de la Grèce en 530 après J.C., année où l’empereur Justinien ferma définitivement l’académie d’Athènes et interdit dans tout l’Empire l’enseignement de la philosophie païenne. Les byzantinologues, eux, qui étudient la Grèce médiévale et chrétienne, prennent donc le relais à cette date mais pour arrêter à celle, tout aussi fatidique, de l453, année de la prise de Constantinople par les Ottomans. S’ensuit une période d’occupation de quatre siècles, époque où les archives sont rares, faites de sables mouvants où ne s’aventurent guère que les historiens des Balkans. Puis, à partir de 1830 et l’accès de la Grèce à l’indépendance, a commencé ce qu’on appelle l’époque néo-grecque, celle des philhellènes (qui remplacent alors les hellénistes), puis des voyageurs romantiques et enfin des touristes. Autrement dit ; l’histoire millénaire de la Grèce est littéralement « scannerisée », découpée en tranches étanches les unes aux autres alors qu’en dépit de tous ces drames, mutations, occupations, révoltes et massacres, la Grèce ne cessa jamais d’être la Grèce, païenne puis chrétienne, libre, occupée, de nouveau libérée. Quant à la langue, elle ne cessa de continuer, de s’écouler, à la fois identique et mouvante, d’Homère jusqu’aux poètes modernes. Peut-on partager, découper, séparer, voire étanchéifier les eaux d’un fleuve ? Je crois que l’apport essentiel de mon livre a été de poser ce problème et de montrer l’unité de la Grèce et de la langue grecque malgré les avatars de son histoire. De montrer qu’il n’existait qu’une seule Grèce, sous des vêtures ou défroques diverses et qu’il ne faut jamais, en l’occurrence, se fier aux apparences. Les Grecs qu’on voit sur les gravures du siècle passé, vêtus de fustanelle et chaussés de tsarouques, c’est-à-dire d’apparence entièrement orientale, qu’elle soit turque, valaque ou ottomane étaient pourtant des Grecs authentiques, parlant une langue qui provenait de la Koinè la langue parlée au temps des Évangiles, elle- même continuation de la langue grecque antique.

Une des pages de l’Été grec sur cette pérennité de la langue m’a valu un abondant et passionnant courrier, surtout de la part de mes lecteurs grecs[1]. Il s’agit de l’épisode des deux enfants pauvres, qui jouent au bord de la mer sur une plage de Béotie en tourmentant un crabe. L’un des enfants demande à l’autre : « Alors ce crabe, qu’est-ce qu’il fait ? » Et l’autre lui répond « Charopalévi », c’est à dire littéralement « il lutte contre Charon », il agonise. Or Charon ou Charos, dans sa forme grecque tardive, personnifiait la Mort en personne pour les Grecs anciens. En employant cette expression, ces deux enfants quasiment illettrés ne pensaient évidemment pas à Charon ou Charos mais ils utilisaient inconsciemment un mot et un nom vieux de plusieurs siècles. Cet exemple, et bien d’autres encore que je relate dans le livre, me rendit témoin, en quelque sorte d’une permanence et d’une continuité qui échappaient aux spécialistes en raison même de leur spécialisation. Car ce mot appartient, lui, à tous les siècles de la Grèce, il fond en lui la Grèce antique, médiévale et moderne.

 Voilà donc, je crois, l’apport essentiel, original de l’Été Grec en tant que cent-unième ouvrage sur la Grèce. Les voyageurs du siècle dernier et aussi beaucoup de voyageurs modernes allaient ou vont en Grèce pour y chercher des survivances de la Grèce antique et ne les trouvant plus dans les musées déclarent doctement que la Grèce est devenue pays batard. Erreur monumentale, la Grèce n’est pas un pays batard mais un estuaire, c’est-à-dire un fleuve qui pendant trois mille ans s’est enrichi de l’apport de tous les affluents apportés par l’histoire. Qui peut, avec certitude, déterminer dans l’estuaire la quantité exacte d’eau en provenance de la source ? Ce n’est pas toujours très facile mais ce qui est sûr, c’est qu’il y en a, sinon le fleuve aurait changé de cours, de rives et … de nom.

 Ultime et récent exemple de cette continuité, de cette permanence d’une langue et d’une lumière : je viens de terminer la traduction d’hymnes orphiques (attribués à Orphée) datant probablement du second siècle de notre ère mais qui comportent encore beaucoup d’expressions et de métaphores homériques. Et en même temps, je prépare une anthologie de ces chants populaires accompagnés de bouzouki devenus à la mode en Grèce après la guerre mais qui datent du début du siècle, un folklore venu d’Asie Mineure mais authentiquement grec dans sa langue et son inspiration. Dix-huit siècles séparent ces deux formes de poésie, la poésie orphique et la poésie rébétique. Et plus encore les séparent les mondes foncièrement différents qu’ils supposent et qui les nourrirent : les communautés mystiques d’Antioche et d’Alexandrie au second siècle, pour les Orphiques, les bas-fonds de Salamine et du Pirée adonnés au vin et au haschisch, pour les Rébétès, les compositeurs de ces poèmes modernes et populaires. Et pourtant, quelque chose de familier et de semblable s’écoule à travers eux. Comme si, que ce fut pour Aphrodite et Dionysos ou le haschisch et le vin, une même langue, un même amour, une même extase les liaient le temps. Oui, une même langue, telle que les siècles l’ont changée en la nourrissant et en la maintenant. La Grèce n’est pas un pays batard, c’est un pays fidèle, obstiné, mémorial.

Jacques Lacarrière

[1] L’Été Grec a été traduit en grec et parut à Athènes

Eléments de correspondance entre Jean Malaurie et Jacques Lacarrière

Veillées en Cévennes

Il y a toujours quelque chose d’artificiel à vouloir retrouver ou recréer ce qui meurt de sa belle mort, comme on dit. Ainsi des veillées d’autrefois où les villageois se réunissaient à l’occasion d’un travail en commun pour écouter conteurs et chanteurs. Mais quelquefois ces tentatives s’avèrent fructueuses. Ainsi, au cours de l’automne et de l’hiver derniers, avec quelques amis dont le poète Kenneth White, Roger Boutefeu (ancien berger devenu écrivain), le poète Gil Jouanard, Michel Fontayne, berger, et les musiciens du groupe de Sauveterre, ai-je participé à des veillées traditionnelles sur le thème de la transhumance. Elles eurent lieu à Villeneuve-lez-Avignon, à Uzès et Alès. Chacun de nous intervenait librement pour dire un poème ou un texte, réfléchir à haute voix sur la transhumance, répondre au dialogue qui très vite s’instaura et surtout, laisser la parole à tous ceux qui étaient venus moins pour écouter que pour parler de ce qu’ils savaient. Des bergers notamment qui ont raconté leur vie, expliqué les problèmes actuels de la transhumance, fait revivre un monde qu’on croit mort ou moribond et qui pourtant existe encore.

Là, je crois, réside l’essentiel de ces tentatives : non pas communiquer un texte ou un savoir, mais susciter la réponse et la parole des autres, et retrouver pour un soir ce qui liait autrefois les membres d’une corporation ou d’un village. Rien, donc, d’un débat savant, d’un colloque entre spécialistes mais une libre rencontre où d’emblée la mémoire et l’expérience de chacun rejoignaient ou côtoyaient celles des autres. Pour la première fois, à ma connaissance, des bergers ont écouté la parole des poètes et les poètes celle des bergers. Toutes deux se révélèrent vite riches d’images — souvent proches —puisque ce mot de transhumance (cette quête d’un autre humus) porte en lui le grand voyage des rêves et des mots autant que celui des traditions et des troupeaux. Deux mondes que notre époque a séparés et qui, pour un soir, se sont spontanément retrouvés.

Jacques Lacarrière.

Texte écrit pour le Bulletin de Terre Humaine

Veillées organisées par le CIRCA (Centre d’Animation, de Recherche et de Création) de la Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon qui a également proposé cet été une exposition sur la transhumance et un Voyage au pays de la laine.

Rencontre avec Michaël Ferrier

Eloïse Vial, Michaël Ferrier, Valérie Marin La Meslée

Rencontre avec le lauréat du prix littéraire Jacques Lacarrière à l’Institut du monde arabe

 Le 13 novembre 2021, la directrice de la bibliothèque de l’IMA, Jalila Bouhalfaya, comme elle le fit en décembre 2018, pour la remise du premier prix littéraire Jacques Lacarrière à Jean-Luc Raharimana, a accueilli le lauréat 2020, entouré d’Eloïse Vial archéologue, responsable de l’action culturelle à Bibracte, Valérie Marin La Meslée, présidente du jury du prix, Sylvia Lipa-Lacarrière et Elie Guillou, membres.

Le moment était venu enfin de se voir « en vrai » autour de son livre Scrabble paru aux éditions Mercure de France dans la collection Traits et portraits de Colette Fellous, finaliste de notre sélection avec son très beau Kyoto song, chez Gallimard.

Les autres finalistes étaient : Hélène GaudyUn monde sans rivage (Actes Sud), et Jean-Paul MariEn dérivant avec Ulysse (J.-C. Lattès). 
Les débats de notre jury par zoom le lundi 14 décembre 2020, jusqu’à et y compris l’élection de Michaël Ferrier s’étaient encore tenus sous la toujours joyeuse, érudite et amicale présidence de Gil Jouanard, écrivain, homme-orchestre de la vie littéraire et compagnon, s’il en fut, de Jacques Lacarrière.
Gil nous a quitté le 25 mars dernier et nous lui avons dédié cette soirée.

En ouverture, les mots de Gil, cités par Valérie Marin La Meslée, pour la première remise du prix.

« Jacques Lacarrière échappe à la notion de genre comme à celle de catégorie et même de thème favori »
« Après avoir été un lecteur passionnément éclectique (…), il est devenu à son tour un prodigieux écrivain battant pavillon cosmopolite et spécialiste de tous les genres réunis, sautant de l’un à l’autre avec une maestria probablement sans égale dans notre littérature. Poète et conteur, penseur et espiègle, érudit et improvisateur. Tout comme il fut, dans sa vie, contemplatif et actif, marcheur de plein vent et méticuleux scrutateur de son intériorité et de sa mémoire. Lyrique, puis hardi explorateur ou scrupuleux spéléologue des labyrinthes de la nature humaine. Historien et entomologiste, marcheur de fond et flâneur de proximité. Quêteur de traces du sacré spirituel et terrestre, toutefois jamais affilié à une religion ou à une idéologie, libre penseur faisant son Dieu de toute la nature.
Il fut aussi l’ami simultané de Grecs et de Turcs, d’Israéliens et de Palestiniens, Carnute burgondisé, mais aussi gnostique et agnostique, moine du mont Athos et Bogomile post-mazdéen. Physiquement, spirituellement et mentalement, il était ici, quand on le croyait là ; on pensait l’y avoir rejoint, voilà qu’il était encore ailleurs. Comme s’il avait cherché à débusquer la pierre philosophale ou à résoudre l’énigme de la quadrature du cercle. »
Et à propos du prix : il s’agit donc de désigner un lauréat qui réponde en partie à ce portrait car, poursuit Gil « Il aurait été utopique de chercher à dénicher l’oiseau rare, ou plutôt le cas d’espèce qui eût été à la fois insecte sous l’écorce et Jason argonaute, ascète et gourmand, aventurier et ermite, lyrique et humoriste, conteur et philosophe, naturel et sophistiqué. »

Accueil de Michaël Ferrier, arrivant du Japon, et c’est enfin le moment venu de lui remettre ce prix à Paris après son petit séjour de découverte à Bibracte cet été.
Nous ne quittons pas vraiment le Japon où notre auteur enseigne la littérature française à Tokyo, et auquel nous renvoie son dernier livre Dans l’œil du désastreCréer avec Fukushima publié par Thierry Marchaisse qui fait suite à son livre intitulé Fukushima aux éditions Gallimard.

Mais nous voici très vite au Tchad puisque Scrabble, qui lui a valu le prix, raconte son enfance tchadienne. 
Avec la flûte de Sophie Charpentier, interprétant le morceau de Vivaldi choisi par François Truffaut pour « l’Enfant sauvage », Sylvia Lacarrière, Elie Guillou liront tour à tour un peu de Jacques Lacarrière et un peu de Michaël Ferrier, chacun sous leur arbre, pour entendre l’évidence qui nous a fait choisir notre lauréat 2020.
Si le tilleul de Jacques fut son « premier maître », c’est dans le feuillage de son arbre que Michaël « priT langue avec les bêtes et avec la terre ».
Quand Michaël, en narrateur, nous dit : « j’ai pris la bonne habitude de vivre avec les multitudes », il fait écho à Jacques Lacarrière qui écrivait :  Être cultivé aujourd’hui, c’est porter en soi, à sa mort, des mondes plus nombreux que ceux de sa naissance. Être cultivé aujourd’hui, c’est être tissé, métissé par la culture des autres

La lecture suivante, par Catherine Ferran, des pages sur la guerre au Tchad, bouleverse toute l’assemblée.

Le premier lauréat du prix, Raharimanana (retenu par son festival des Plumes d’Afrique à Tours),était avec nous par les échos de ses séjours à Bibracte, où il a réalisé une installation (à voir sur le site), et écrit le recueil de poèmes La Voix, Le Loin :  lectures d’extraits par sa compatriote Ihoby Rabarijohn et Eloïse Vial.

Au Final, avant l’affluence autour de la table de signature, Sylvia Lacarrière accompagnée de Sophie Charpentier à la flûte, a lu ces merveilleuses pages de Scrabble :

… Le Scrabble : une autre façon de régler les conflits, intelligente, inventive, apaisée. Des batailles de mots sur un plateau tournant. Et un juge de paix : le dictionnaire.

Tout autour, seules les armes parlent.

La cour est devenue un lieu hanté, intouchable. Maintenant, on n’en sortira plus jamais de cette cour, de cette large solitude, de ce matin cuit et recuit sous le soleil ivre de rage qui tourne dans le ciel, comme une énorme question sans réponse. Je le sais déjà : je ne sortirai plus jamais de cette cour, où nous jouons au Scrabble, seulement occupés de la mort et des mots.

 Mais l’homme que j’étais déjà et l’enfant que je suis resté ont ceci en commun : au plus fort de la guerre, quand la violence de l’humain ou celle de la nature se déchaînent, ils voient toujours bouger les mots dans la cour. Les mots, seuls les mots sont en mesure de donner une figure précise à nos angoisses— paysages verdoyants, lacs éphémères — et de leur apporter un début de réponse, toujours précaire et provisoire.

 Alors, les mots recommencent sans arrêt un combat qui s’est tenu il y a longtemps déjà. N’y a-t-il plus de mot pour dire maison ? Nous en trouverons un autre. Le mot pour dire patience a-t-il déjà brûlé ? Nous en rallumerons un. Le mot amour a-t-il succombé sous la mitraille ? Nous le ressusciterons, le recréerons, sous d’autres formes, un peu plus loin. Et tout ceci est possible d’un seul mouvement de la pensée, aussi simple qu’un geste de la main. Ce geste étrange, précieux autant que dérisoire, c’est celui de l’art…

Signature et rencontre avec le public

Un monument national

Jean Malaurie et Jacques Lacarrière en 2005

Pour résumer ce qu’il a voulu faire avec Terre humaine, Jean Malaurie a trouvé une formule toute en nuances et en contradictions, bien dans sa manière de sage à l’ancienne, frotté aux savoirs chamaniques du Grand Nord. « Une ombre de vérité », dit-il. Quand d’autres proclameraient d’aveuglantes lumières et d’éclatantes certitudes, l’inventeur de la célèbre collection née en 1955 chez l’éditeur Plon avec son propre maître ouvrage, Les Derniers Rois de Thulé, préfère ce clair-obscur où la vérité s’approche comme une ombre hésitante, au mieux entrevue, jamais possédée.

La modestie du propos contraste avec l’ampleur de l’hommage national qui, ces prochaines semaines, sera rendu à Jean Malaurie pour le cinquantenaire de sa collection. Officiellement décrété « célébration nationale », cet anniversaire est l’occasion d’une mobilisation sans précédent dans l’histoire de l’édition française : exposition itinérante, colloque international, films et émissions. Installée jusqu’au 30 avril à la Bibliothèque nationale de France (BNF), l’exposition propose un riche catalogue préfacé par le président de la République en personne. « A l’écart des appareils et des académies, Jean Malaurie, écrit Jacques Chirac, a construit depuis cinquante ans avec foi, patience et ténacité une œuvre unique, qui donne à voir et à comprendre le monde autrement, dans sa profondeur, dans sa grandeur. »

À REBOURS DE L’EXOTISME MARCHAND

Nous voici donc devant un monument national, un monument vivant, Drôle de monument. Un lieu et un homme. Un lieu bizarre et un homme à part. Un lieu qui est une montagne de livres, quatre-vingt-trois exactement, titres-cultes pour la plupart, des deuxième et troisième parutions (Tristes tropiques, de Claude Lévi-Strauss, et Les Immémoriaux, de Victor Segalen) à la toute dernière (Rêves en colère, de Barbara Glowczewski), jalonnant le parcours unique d’une collection que l’un de ses auteurs, Jacques Lacarrière, compare à « un fleuve aux mille sources ». Quant à l’homme, c’est un franc-tireur qui en a tous les traits, le caractère et la volonté, l’originalité entêtée et l’adversité endurée. Grand marcheur et amoureux des pierres, il aime dire qu’il pense avec ses pieds. En tout cas, il a su nous faire voyager en pensée, bien au-delà des horizons habituels et, surtout, à rebours de l’exotisme marchand.

Invité à commenter le silence académique qui a longtemps accompagné Terre humaine, tandis que la collection atteignait un public de plus en plus large (120 0000 exemplaires pour le seul Cheval d’orgueil, de Per-Jakez Helias), Malaurie répond avec superbe, citant Teilhard de Chardin : « Tous ceux qui veulent faire triompher une vérité avant son heure risquent de finir hérétiques. » Géographe, explorateur, chercheur au CNRS et à l’École des hautes études en sciences sociales, fondateur de la première « chaire polaire » de l’Université française, il est pourtant du sérail. Mais s’il n’y est pas entré par effraction, il s’est, depuis, tenu aux marges, comme en lisière, hors catégorie et hors concours, entre chemins de traverse et lignes de fuite. Car sa vérité bouscule trop les hiérarchies et les classements ordinaires.

UNE LITTÉRATURE DU PARTAGE

En prenant conscience, au contact des Inuits, qui resteront son peuple premier, de la pluralité des mondes et des cultures, Jean Malaurie a aussi découvert la diversité des savoirs. Terre humaine efface les frontières et brouille les pistes. On y croise lettrés et illettrés, livres savants et livres révoltés, penseurs de tous bords, diplômés et hors-la-loi, reconnus et exclus, bavards et muets, sages et réfractaires, etc. C’est une littérature du partage, souligne Lacarrière, où l’écriture va « de celui qui regarde à celui qu’il regarde, de celui qui raconte ou témoigne à celui qui l’écoute ou l’enregistre, de celui qui relate au lecteur inconnu qui le lit ». La marque de la collection est une prise de risque : l’observateur fait partie de son observation, il ne peut se tenir à distance et prétendre sortir indemne, il doit se compromettre s’il veut atteindre la vérité des faits qu’il recherche. Cette ombre de vérité, fragile et incertaine, où se dissiperont certains savoirs modernes, techniciens et dominateurs, soudain bousculés par d’autres connaissances où Lhomme dialogue avec l’animal, le vent, l’eau, la glace, la pierre, les éléments…

Ce monument national est une leçon de liberté que résume bien une pensée de Malraux, placée en exergue du catalogue de la BNF : « Il se peut que l’une des fonctions les plus hautes de l’art soit de donner conscience aux hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux. » Aussi s’inquiète-t-on : les célébrations peuvent cacher des enterrements, en grande pompe. Jean Malaurie, qui peste contre « notre civilisation “avancée”, vaniteusement auto-satisfaite de ses valeurs et de ses croyances », ce Malaurie qui n’hésite pas à honorer Mai 58, cette mémoire étouffée que redoutent les pouvoirs », est-il de notre temps ? Ne le célèbre-t-on pas d’autant plus qu’il nous fait honte et reproche ? De nos replis, de nos frayeurs et de nos prudences.

Edwy Plenel

Le Monde 2, 2005

Terre Humaine en photographies

Jacques Lacarrière, Femme Grecque Filant la laine, pour L’Été Grec, 1976

Après avoir lui-même écrit Les Derniers Rois de Thulé (1955), Jean Malaurie, directeur de collection, lit les travaux de Claude Lévi-Strauss. Cette écriture académique n’est pas « l’autre regard sur les sciences de l’homme [1]» qu’il recherche. Cependant, les photographies de Lévi-Strauss trahissent son amour des Indiens d’Amazonie. Pour Malaurie, c’est une révélation : il convainc Lévi-Strauss d’écrire Tristes Tropiques, loin des canons universitaires, pour remettre l’humain au centre du discours ethnologique. Dès l’origine, la photographie tient donc une place essentielle dans Terre humaine. La plupart des livres de la collection incluent un cahier photographique qui n’est pas simplement illustration ou documentation. Sa « dimension imaginaire et subjective [2]» permet de communiquer l’empathie et la force de conviction d’auteurs et de photographes divers, du témoin le plus humble à l’homme de science.

La plupart des ethnologues de Terre humaine ont usé de la photographie : Robert Jaulin, Georges Condominas, Pierre Clastres, Éric de Rosny et surtout Margaret Mead (Mœurs et Sexualité en Océanie, 1963), fondatrice de l’anthropologie visuelle, L’explorateur Wilfred Thesiger a partagé pendant un demi-siècle la vie des peuples nomades d’Afrique orientale, d’Arabie et d’Asie (Le Dé :1978, Les Arabes des marais, 1983, Visions d’un nomade, 1987). En ethnologue « captif amoureux [3]», il a réalisé de merveilleux portraits de ces populations au mode de vie menacé.

Livre majeur de Terre humaine, Louons maintenant les grands hommes (1972) accorde une place centrale à la photographie. Pour ce reportage sur la misère des métayers d’Alabama pendant la dépression des années 1930, James Agee considère que les photos de Walker Evans sont intimement liées à son regard d’écrivain. Tout aussi remarquables sont celles de Bruce Jackson, sociologue enquêtant en milieu carcéral (Leurs Prisons, 1975 et Le Quartier de la Mort, 1986). Enfin, de grands écrivains comme le poète Jacques Lacarrière (L’Été grec, 1976, Chemins d’écriture, 1991) savent aussi exprimer par l’image leur sensibilité aux lieux, aux hommes et aux cultures.

Grands noms et anonymes
Les auteurs de Terre humaine ne sont pas tous photographes. Archives privées, collections de musées ethnologiques et photographies d’agence accompagnent des livres de témoignage tels que Le Cheval d’orgueil (1975) de Pierre-Jakez Hélias, De mémoire indienne de Tahca Ushte (1972) ou La Maison Yamazaki de Laurence Caillet (1991). Un patrimoine familial ou régional apparaît dans les livres d’Antoine Sylvère, Gaston Lucas, Augustin Viseux, aux côtés de photographies d’Ara Güler, Hiroshi Hamaya, Carlos Freire, Jean Dieuzaide ou Henri Cartier-Bresson. Une place particulière doit être reconnue au travail empreint de spiritualité d’Hector Garcia dans Les Barrières de la solitudede Luis Gonzalez (1977) et à celui de Sebastiao Salgado, dont les visions saisissantes d’un Mali agonisant sont indissociables du livre de René Dumont Pour l’Afrique : j’accuse (1986).

L’exposition d’une sélection de clichés organisés en sujets fondamentaux (l’espace, les peuples, la filiation, le sacré, la mort lente…) révèle une trame commune, un souffle, un cri. De l’exotisme de Condominas à l’horreur du camp de concentration de Sachsenhausen, la palette de Terre humaine ne connaît pas de frontière. 

Évelyne Hénaff-Bargot et François Nawrocki
Chroniques de la BnF – n°60 – 13

Terre humaine en photographies 
4 octobre - 20 novembre 2011
Site François-Mitterrand 
Galerie des donateurs
Commissaires : Évelyne Hénaff-Bargot et François Nawrocki

[1] Pierre Aurégan, Des récits et des hommes. Terre humaine : un autre regard sur les sciences humaines, Paris, Nathan, 2001
[2] Emmanuel Garrigues, Quelques réflexions à partir des photographies de Claude Lévi-Strauss et d’un entretien avec lui, Revue d’Ethnographie n° 109, 1991.
[3] Jean Duvignaud, Le Pandémonium du Présent : idées sages, idées folles, Paris, Plon, 1998.

2005, Une Première dans le monde de l’édition

Jamais encore la BNF n’avait rendu hommage à une collection d’éditeur.

Chez Plon, Terre humaine s’enorgueillit donc de l’exposition de ses archives organisée dans le Petite Galerie du site Tolbiac, du 15 février au 30 avril. Au frontispice, ce credo : « Louons maintenant les grands hommes. » Tiré de l’Ecclésiaste, le verset sert déjà de titre à l’un des récits les plus poignants de Terre humaine. Sous ces mots, James Agee et Walker Evans avaient détaillé avec un infini respect, par le texte et l’image, le quotidien de trois familles de métayers dans l’Alabama des années 30. William Faulkner n’était pas loin.

Aujourd’hui, c’est toujours la même chose : la phrase invite moins à considérer les auteurs qu’à se passionner pour ceux dont il est question. Ces anonymes, SDF, détenus, parias, hors classe, hors caste, groupes fragiles et anciens, petits peuples foisonnant hors de l’histoire et loin de tout académisme. Car ils sont aussi incompris et méprisés que riches d’expériences et de savoirs autres. Voilà ce que Terre humaine clame depuis maintenant cinquante ans. Un demi-siècle entièrement voué à la défense et à l’illustration des minorités humaines.

Au point qu’il serait vain, à considérer la densité des manuscrits, correspondances, photographies et films présentés, de mentionner tous les univers, toutes les aventures vécues. Voici, à l’entrée, les traces des grands anciens. Les télégrammes de Jean Malaurie expédiés de Thulé, la dernière des terres pour Médée, ce nord-ouest du Groenland inuit où le projet de collection est né. A côté, une première édition de Tristes Tropiques de l’ami Claude Lévi-Strauss, celle des Immémoriaux de Victor Segalen, Afrique ambiguë de Georges Balandier, Aimables sauvages de Francis Huxley traduit par Claude Lévi-Strauss.

Ensuite, on découvrira l’intégralité de la bibliothèque que l’on pourra consulter, ou bien écouter puisque la voix des auteurs sera audible, ou bien encore voir grâce à la diffusion de reportages maison. Plus loin, la visite prendra une forme thématique avec une évocation des grandes orientations de Terre humaine. Peuples premiers, exclus, réprouvés, déportés et enfin sociétés traditionnelles avec un coup de chapeau à Per Jakez Hélias et à ses Bigoudens du Cheval d’orgueil (1,5 million de volumes vendus) … Et puis des engagements, des résistants dont les cris poussés résonnent |encore. Ainsi celui de l’agronome René Dumont dénonçant le vol des peuples africains par la Banque |mondiale. Celui d’Eduardo Galeano chroniqueur précis et implacable des pillages successifs de |l’Amérique latine. Celui de l’ordre des dominicains réfutant l’opposition du Vatican aux prêtres ouvriers et lui rappelant que Jésus est venu parler au nom des pauvres. Des cris, mais jamais de thèse. L’exposition se terminera par le commencement avec la genèse d’un livre, en l’occurrence un de ceux du voluptueux helléniste Jacques Lacarrière. Et l’on sortira par une évocation de l’Allée des baleines haut lieu chamanique découvert par Jean Malaurie en Sibérie. Avec, en conclusion, cette citation de Malraux au mur : « Il se peut que l’une des fonctions les plus hautes de l’art soit de donner conscience aux hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux. »

E. B.-R.

La cigale et la fourmi

Les Auteurs de Terre humaine
Autoportrait par Jacques Lacarrière

Lorsqu’au lycée nous étudions les fables de La Fontaine, et notamment la plus célèbre : la Cigale et la Fourmi, je me souviens qu’une rage folle me prenait devant la morale mesquine de cette fable. Toujours, j’ai eu en haine cette Fourmi, ménagère égoïste et cupide n’ayant d’autre souci que son confort et sa survie et toujours, j’ai détesté le modèle qu’elle représentait — qu’elle représente encore — dans les conseils prodigués aux enfants. Ce modèle a une morale des plus simples : il faut prévoir, travailler, épargner. Chanter, rêver, dire la beauté du monde sans nul souci du lendemain — autrement dit être poète — est une absurdité, voire une activité antisociale, Et, sur ce point, capitalisme et socialisme sont bien d’accord : dans la société qu’ils proposent, la Cigale est une véritable provocation, un défi anarchique, une dissidence musicale, alors que la Fourmi y est la travailleuse industrieuse, silencieuse et obéissante dont ces deux régimes ont besoin. Bref, j’ai toujours rêvé d’être Cigale, et peut-être est-ce pour cela que j’ai choisi la Grèce comme pays d’élection. Pour ces images de terres et de collines brûlées par le soleil, ces airs où l’air lui-même bruisse de chants et ces odeurs de résine et de pin. Depuis mon enfance, il y a en moi un rêveur obstiné, invétéré et irrécupérable qui préfère toujours croire à la beauté du monde, ajouter à son chant plutôt qu’à l’interdire. Mon chant, c’est l’écriture. Mes élytres, ma plume. Car l’important, c’est qu’un chant jaillisse, qui n’est pas nécessairement de plaisir ou d’exaltation, car il peut chanter aussi la misère ou la douleur des autres et, en cela, il l’atténue tout autant qu’il le peut. Et si j’insiste sur cette image des cigales et sur les souvenirs de mon adolescence, c’est parce qu’ils ont orienté ma vie et qu’ils ont même décidé d’elle. Les livres — ces partitions figées du chant natal — doivent être d’abord des poèmes, quel que soit leur sujet ; ils doivent être inscrits dans ma vie. L’exemple en est justement l’Été grec. Ce livre pourrait passer, en apparence, pour répondre d’abord à des exigences extérieures, à des contraintes de circonstance : celles d’une collection, de la tendance actuelle aux autobiographies, aux retours vers les sources enfouies de nos vies. Mais, en réalité, s’il a pu voir ainsi le jour, c’est au contraire parce que jamais, au cours des vingt années de ma vie grecque, je n’ai su que je l’écrirais. Je n’ai pas vécu en Grèce pour écrire l’Été grec. Si j’ai pu le faire, au terme de mes séjours, c’est parce qu’il s’est trouvé au bout d’une expérience, à l’estuaire d’une période cruciale de ma vie. Il en est plutôt le dépôt, le sédiment, impliquant par sa nature même la lente décantation des choses et des rencontres ; il en est la liberté arrêtée aujourd’hui sous la forme de mots. Et je pourrais en dire autant d’autres livres, comme Chemin faisant qui lui non plus, n’a pas occasionné ni dicté mon voyage à travers la France. Quand je suis parti, je n’avais nul projet d’écriture ; je n’avais, devant moi, d’autre objet, d’autre lieu à atteindre que l’horizon. Tout le contraire, donc, dans la relation entre le vécu et l’écrit, de la démarche universitaire où l’intention précède en général l’aboutissement, où l’on apprend avant tout pour dire ensuite qu’on a appris. Moi, si j’ai appris quoi que ce soit en Grèce, c’est comme la Cigale : sans autre but que cet apprentissage et que le chant qui en résulte.

Donc, l’Été grec est plutôt un chant qu’un recueil de savoirs. Il est, dans sa substance, l’apologie de la Cigale. Car la Fourmi n’accumule que pour elle seule, alors que la cigale chante pour tous. Un chant qui est un don, un partage immédiat. Le seul qui demeure d’ailleurs comme la culture, quand tout le reste est oublié.

Jacques Lacarrière.

Récits en terre grecque

Portait par Philippe Matsas Opale
Au printemps 2005, Jacques Lacarrière est l’un des coordinateurs de la conférence internationale que la BNF organise autour de l’exposition dédiée à Terre humaine.

Propos recueillis par Florence Groshens pour Chroniques
Terre Humaine, une aventure éditoriale et scientifique.

Chroniques : Quelles furent les circonstances de la publication de L’Été grec ?

Jacques Lacarrière : Jean Malaurie me contacta en 1969 pour me demander d’écrire sur la Grèce, pour la collection Terre Humaine. Je me souviens lui avoir répondu : « Je suis flatté de cette proposition, mais je ne suis pas du tout ethnologue. » Ce à quoi il répliqua : « Justement ! Je ne cherche pas le travail d’un spécialiste de la Grèce, mais votre vision à vous, celle d’un helléniste, avant tout écrivain, voyageur, poète et aussi militant engagé. » À l’époque, la Grèce était sous la dictature de colonels fascistes qui avaient pris le pouvoir en avril 1967. C’est la raison pour laquelle j’avais regagné la France. Il n’était plus question pour moi de retourner en Grèce : aux côtés des étudiants et des réfugiés grecs en exil, nous avions créé une revue d’information et de résistance à la dictature. J’ai bien sûr accepté la proposition de Jean Malaurie. Une chose me tracassait : la Grèce avait eu, avant moi, des centaines de voyageurs et d’écrivains qui l’avaient décrite en détail ! Il est vrai que J’étais le seul à l’avoir connue lors des années de « l’après-guerre » où elle sortait d’une guerre civile meurtrière. Je fus le premier étranger à débarquer à Corfou en 1950. Jusqu’en 1966, j’ai parcouru le pays en toute liberté, de la Crète au mont Athos, des îles des Cyclades à Olympie ou à Ithaque, séjournant dans certains lieux comme l’île d’Hydra ou celle d’Amorgos. J’écrivais des notes personnelles, des poèmes, des notes « savantes » ou descriptives, sans la moindre idée de publication. Ce qui me permit de rencontrer une Grèce authentique, c’est que…j’étais sans ressources précises.

Chroniques : Vous décrivez un va-et-vient constant entre le passé et le présent, la Grèce d’Homère, la Grèce byzantine et celle d’aujourd’hui. L’un des intérêts de L’Été grec est-il de montrer les liens entre ces différentes « Grèces » ?

Jacques Lacarrière : Il y a en France une sorte de « scannérisation » des travaux sur les civilisations d’autrefois. Pour ceux qu’on nomme hellénistes, la Grèce s’arrête en général au Ve siècle après J.-C., quand l’empereur Justinien ferme définitivement l’académie d’Athènes. Les byzantinologues prennent la relève avec la Grèce chrétienne jusqu’à son effondrement avec la prise de Constantinople par les Ottomans, en 1453. Ensuite, il y a quatre siècles de total effacement jusqu’à ce que la Grèce reprenne vie, en 1830. Vient alors le temps des néo-hellénistes. Je n’ai jamais voulu de ce compartimentage. Si la Grèce existe encore, c’est parce que sa langue n’a cessé d’être parlée depuis quarante siècles avec tous les changements que subit une langue vivante. J’ai traduit aussi bien des textes antiques — Sophocle, Hérodote, les Hymnes orphiques—ainsi que des chroniques byzantines, des chants populaires du temps de la Guerre d’indépendance et des poètes surréalistes modernes. « Il n’y a qu’une seule Grèce puisqu’il n’y a qu’un seul peuple et une seule langue », disait le poète Georges Séféris, que j’ai traduit en 1963, et qui eut alors le prix Nobel. L’Été grec est au fond le récit personnel, aussi précis et poétique que possible, de ce fil ininterrompu et de l’expérience humaine et personnelle que j’en ai eue.

Chroniques : Selon vous, le lien fondamental entre la Grèce antique, byzantine et contemporaine, est la langue grecque.

Jacques Lacarrière : Le poète Odyssea Elytis (Prix Nobel, 1979), que j’ai traduit, a cité au cours de son allocution des mots grecs courants : Ouranos, le ciel ; Thalassa, la mer ; Dromos, le chemin ; Sophia, la sagesse ; Anthropos, l’homme) qui sont les mêmes depuis Homère ! N’oublions pas que les Évangiles sont écrits en grec. La Grèce est le seul pays qui a connu la mutation du christianisme sans avoir à changer de langue. C’est même là l’origine du mot « orthodoxe » qui signifie « croyance droite », mais aussi « ligne droite ». Sans oublier que le grec continue d’alimenter le lexique de toutes les sciences de ce siècle, qu’il s’agisse des sciences humaines (anthropologie, ethnologie) ou des sciences physiques et naturelles comme la zoologie et l’astronomie. L’informatique paie aussi son tribut au grec avec le mot  « cybernétique » emprunté par le savant américain Norbert Wiener au traité d’Aristote Le Politique. La langue reste ce film interrompu qui relie Homère aux poètes grecs d’aujourd’hui.

Chroniques : Qu’en est-il de la Grèce de 2004 ?

Jacques Lacarrière : La Grèce de 2004, celle des Jeux olympiques, a effectué une nouvelle avancée vers l’Europe. J’ai eu l’occasion, au mois de février, de rencontrer les étudiants du nouveau campus universitaire de la banlieue d’Athènes : je n’ai vu chez eux aucune différence avec les étudiants de n’importe quelle université européenne.
J’ai connu un pays dur, exsangue : la Grèce d’après-guerre. J’ai connu ensuite un pays convalescent après la chute des colonels. La Grèce d’aujourd’hui, bien qu’elle se sente plus un pays balkanique que méditerranéen, sait qu’elle appartient pleinement à l’Europe. Notons que ce nom lui aussi est grec, celui d’une princesse phénicienne enlevée par Zeus jusqu’en Crète par la voie des mers !