Le soleil de la mort

De Pandelis Prevelakis
Préface de Jacques Lacarrière

« Seul un enfant privé de ses parents pouvait incarner ce mal du siècle – l’expérience de la désagrégation des mythes et des idées reçues – et seule une paysanne intacte en sa substance comme tante Roussaki pouvait y porter remède « , écrivait Prevelakis à Jacques Lacarrière.  » Roussaki incarne l’humanisme populaire méditerranéen qui résorbe dans sa sagesse et abolit par ses pratiques millénaires l’obscurité de notre temps. « 

 » Toutes les expériences de mon enfance en Crète vinrent se cristalliser autour de cette intuition initiale. L’événement mythique reliant cette mère à cet orphelin est la vendetta, menace meurtrière conçue par les hommes mais qui représente évidemment la destinée commune à tous les êtres.  »

Car c’est la Mort qui est, avec la Mère, le sujet essentiel de ce livre et qui occupe tous les instants, toutes les pensées, non seulement de l’enfant mais du village entier. C’est dans sa lumière que la nature, l’amour, la sexualité, la tendresse retrouvent leur vérité avec les dimensions premières de l’homme.

Editions Autrement 1997
ISBN-13 : 978-2862606873

Une jeune fille nue

de Nikos Athanassiadis, traduction de Christine Notton, préface de Jacques Lacarrière

 » Certaines légendes traversent les siècles sans rien perdre de leur pouvoir révélateur. Sans doute répondent-elles à des questions enfouies dans le plus secret de nous-mêmes, sans doute aussi existe-t-il en elles ce qu’on appelle un fond de vérité. Tel est le cas de la légende ou du récit rapporté dans une Jeune fille nue : les amours d’une jeune fille et d’un dauphin, près des rivages de l’île de Mytilène en Grèce. Que ces amours tournent au drame, qu’une tierce personne, étrangère aux secrets impérieux de la mer, vienne rompre l’enchantement de cette idylle entre deux règnes et la muer en tragédie, cela, c’est l’affaire de l’auteur. L’essentiel demeure cette amitié sans limite entre un cétacé et un être humain, qui ne prête ni au sourire ni à l’étonnement mais simplement qui est.  » Jacques Lacarrière.

Albin Michel, Paris, 1966

Bibliothèque Albin Michel , réédition en 1990
Rombaldi collection Club De La Femme, 1967

Hymnes

A la Propriété Caillebotte à Yerres, en 2004.
Lecture de poèmes orphiques avec Jacques Lacarrière, Sylvia Lipa-Lacarrière, Pierrette de Fauconval, flûte

Orphée, Hymnes, Discours sacrés  éd. Imprimerie Nationale, traduction Jacques Lacarrière

La Marche

La marche est-elle un sport ? Voilà une question qui ne m’a jamais particulièrement tourmenté mais comme on ne cesse de me la poser depuis que j’ai écrit Chemin faisant je vais essayer d’y répondre. Et cette réponse sera fort simple : la marche est une activité naturelle et native, aussi innée chez l’homme que le vol chez l’oiseau et la nage chez le poisson, elle n’est donc pas un sport. La course, elle, est un sport, pas la marche qui n’implique aucune disposition particulière (si ce n’est d’avoir deux jambes) ni aucun apprentissage spécialisé. Dieu merci, nous marchons très tôt dans notre vie et nul doute qu’Adam en personne à peine sorti des mains du Créateur, se soit mis à marcher sans aucun entraînement préalable (qui d’ailleurs le lui eut enseigné ?). Quant à Bouddha, il est bien connu qu’aussitôt né, il fit sept pas vers chacun des quatre points cardinaux, sacralisant ainsi un mode de déplacement qui, sans lui, fut resté confiné dans le banal et le profane. Il me parait donc inutile de préciser que marcher fut à l’origine une activité noble mais axée avant tout sur l’utilitaire. Je ne vais pas énumérer les dix mille raisons que l’homme préhistorique avait de se déplacer, lentement ou prestement selon qu’il voulait surprendre les ébats de quelque vierge magdalienne dans un torrent ou se soustraire aux empressements d’une lionne aurignacienne des cavernes. La marche est née avec nous, avec notre corps, ses jambes, son coeur et ses poumons. Elle est née avec notre souffle, notre respiration. Or respirer, chacun en conviendra est une activité utilitaire 

voire nécessaire à l’inverse du sport dont l’avantage est d’être à la fois désintéressé, épisodique et facultatif. De nos jours, on n’a plus grand chose à craindre des lionnes ou des ourses des cavernes et l’on peut se promener en Dordogne dans la région des Eyzies par exemple, d’une façon plus décontractée qu’aux temps préhistoriques. D’une façon bucolique, voire buissonnière, même si aucun buisson ne balise votre chemin. C’est une activité qui, par son rythme lent, ne vous coupe jamais du monde naturel environnant. Le corps, le souffle s’adaptent vite au relief du terrain dont ils épousent la nature en des noces ferventes et discrètes et qui peuvent aller de l’andante à l’allegro vivace, de l’adagio au sostenuto selon que l’on marche en Beauce ou dans l’Himalaya. Le sport comporte par essence une fonction de compétition axée fatalement sur le plus, qui manque totalement à la marche. Il n’existe pas d’épreuve sportive consistant, par exemple, à courir le moins vite possible ou à lancer un poids le moins loin possible. Avec la marche bien au contraire cela devient réalisable. Urgence, vitesse, fébrilité et précipitation, voilà des termes qui sont là inconnus. Elle est l’ennemie déclarée des contraintes et du chronomètre. A l’autoroute, elle préfère le labyrinthe, au trajet le plus court l’émotion la plus longue. Elle vous réapprend à perdre délicieusement votre temps, à redécouvrir l’éphémère, le fugitif, l’anecdotique. Vous n’imaginez pas combien une simple fleur, une clairière, un château d’eau ou un village peuvent devenir importants, quand on marche ! Course, randonnée, alpinisme sont à coup sûr des sports. La marche, elle, est un accord. On en revient à la musique. Un accord à deux : vous – et le reste du monde. 

Jacques Lacarrière 

Rencontre Chemins faisant

A l’Atelier Galerie
Mercredi 4 mars A partir de 18h30
4 rue Audran 75018 Paris. Métro Abbesses ou Blanche

Notre rendez-vous à l’Atelier Galerie autour des textes de Jacques Lacarrière qui accompagnent nos bulletins depuis la création de Chemins faisant en 2006.

Rejoignez les compagnons, les comédiennes et comédiens pour une lecture avec un de vos textes préférés pour cette première rencontre de l’année.

Chacun de nous est une histoire vivante, une foule unifiée, un grenier de gènes oubliés, une mélodie de mutations, un passé composé, un futur proposé.

Etre cultivé aujourd’hui, c’est porter en soi à sa mort des mondes plus nombreux que ceux de sa naissance. C’est s’enrichir et s’agrandir en se tissant, se métissant de la culture des autres

« … Celui que certains ne voient que proto-Grec ou crypto-Bourguignon, marcheur impénitent et subtil historien, gnostique récurrent et troubadour raffiné, est aussi décrypteur de réalités secrètes et d’envers de miroirs, spéléologue d’émotions fortes droit montées de l’écolo-système du monde. Bref, il est Jacques, notre Jacques, tel qu’en lui-même chacun des instants de son éternité le change sans le changer, tout en le changeant. Un bonheur de lecture notamment, c’est-à-dire : de vivre !… »

Gil Jouanard

Et vous, vous vous dites gnostique ?

Je me considère plutôt comme anarchiste mais au fond ce n’est pas très différent. La gnose, je le répète, c’est savoir que ce monde est imparfait, raté et qu‘il est à parfaire. Il est un leurre, un miroir trompeur car le vrai monde est ailleurs. Des siècles après les Gnostiques, Rimbaud ne dira pas autre chose. C‘est pourquoi la voie gnostique est une voie d‘inversion poussée à ses extrêmes. Deux voies s’offrent pour combattre ce monde de la déficience : la voie ascétique qui en refuse les tentations douteuses et la voie licencieuse qui consiste à épuiser, en s‘en imprégnant, la matière du Mal. D‘où dans certaines sectes la pratique de la sodomie, de l‘amour libre, des agapes ou banquets orgiaques, toutes pratiques dont on comprend qu’elles aient surpris et même horrifié les contemporains, qu‘ils soient chrétiens ou païens. Les Gnostiques étaient une source permanente de perturbations sociales. Les anarchistes ont pratiqué d‘autres voies, bien entendu, puisqu‘ils prétendaient agir surtout sur le plan politique. Mais il faut bien comprendre que pour moi le mot anarchie qui signifie littéralement non-pouvoir, sans-pouvoir, c’est-à-dire sans maître, est un mot très fort qui en réalité implique la responsabilité totale du citoyen. La suppression d‘un pouvoir central et dominateur est sûrement un rêve utopique mais nécessaire, pour cesser d’être dans notre vie des êtres influencés et manœuvres, des citoyens passifs et endormis. C‘est d‘ailleurs l‘État idéal vers lequel tendait

le désir de Marx ! L‘anarchiste est un homme, un citoyen plus conscient, plus responsable et donc plus autonome que les autres.

Vous savez peut-être que chez les oiseaux migrateurs, le besoin de migration est commandé par une hormone spécifique qui agit sur l’ensemble de la personnalité de l’oiseau et la modifie parfois considérablement. Ainsi, certains oiseaux migrateurs ne reconnaissent plus leurs semblables ou leur partenaire au terme de la migration. La migration altère ou modifie la perception de l‘environnement immédiat et les réactions à cette perception, En d‘autres termes, l’oiseau migrateur n‘est plus le même à l‘arrivée sur un autre territoire ou continent. Alors que l’homme, on en conviendra, n’est pas modifié physiquement ni biologiquement par le déplacement, quel qu’il soit. Si nous nous retrouvions par hasard, vous et moi, la semaine prochaine à Tahiti, on se reconnaitrait immédiatement. Vous voyez la différence. L‘homme demeure fondamentalement le même sur la terre car il dispose d’une autonomie biologique et mentale grâce au cerveau hominien. L‘homme est chez lui sur toute la terre et surtout il est reconnaissable en tant que tel. Il peut donc se sentir partout chez lui, ce qui en fait une créature très différente des oiseaux, dont le comportement change en fonction du territoire. On en revient ainsi à la réflexion du début sur le centre du monde. Pour un oiseau, le centre du monde est un territoire très précis, souvent minuscule – territoire de chasse, de pariade et de nidification. Pour l‘homme, c’est la terre toute entière.

Je me souviens d’un très bel exemple de cette délocalisation possible du centre, cité par Mircéa Eliade dans son ouvrage Images et Symboles à propos des paysans roumains qui édifiaient jadis au centre de leur maison un poteau-pilier qui servait d’axe à la maison et où était censé passer le centre du monde. Autrement dit, il servait d’axe entre le ciel et la terre. Aucune maison ne pouvait se maintenir intacte, croyait-on, sans cet axe à la fois local et universel. Mais il suffisait de le prendre et de le transporter ailleurs pour que l’axe du monde passe par ce nouvel emplacement ! Comme quoi cette idée que le centre du monde n‘est ni unique ni fixe n‘est nullement une idée d’intellectuel. Sorciers chamans, paysans roumains, chasseurs indiens d‘Amazonie l’ont depuis longtemps adoptée et pratiquée.

La nature imite l’art

écrivait Oscar Wilde dans un pamphlet célèbre, quelque peu oublié aujourd’hui : Le déclin du mensonge.

Oui, c’est la nature qui imite l’art et non l’inverse. C’est Turner et – non Dieu – qui est l’inventeur du brouillard, c’est Cézanne — et non Eve qui nous tenta avec ses pommes. Prenons bien conscience de ce paradoxe, sinon à quoi servirait l’art ? Il n’est pas là pour imiter, reproduire ou parodier mais modifier notre regard. Impossible aujourd’hui de voir un brouillard auroral sur un fleuve sans penser aussitôt à Turner, un champ de coquelicots baignés par le soleil sans penser à Renoir ou un bassin de nymphéas sans penser à qui vous savez. Enorme privilège de l’artiste, quand il a du talent, de faire en sorte qu’après lui, on ne peut plus voir comme avant un crépuscule, une pomme, des coquelicots ou simplement une herbe ! N’est-ce pas une façon de s’immiscer royalement dans la nature, de lui donner sens sans la violenter, et de la recréer sans la dénaturer ?

Les paysages sont donc là, d’un bout à l’autre du monde, dans leur intimité ou leur immensité, dans l’attente des peintres qui, sans nier le modèle, devront le recomposer, nous le restituer à travers leur palette. Il s’agit d’accoucher dans la vaste nature matricielle les milliers de «sujets» qui s’y cachent depuis les bisons de Lascaux et de développer leur mystère latent. Réinventer la nature en somme, et au besoin l’abstraire, dans tous les sens du mot, n’est-ce pas cela peindre ? Rendre essentiel à notre vue — et qui sait à notre vie — des paysages qui jusqu’alors étaient pour nous inexistants ou invisibles et inverser si fort la relation entre eux et nous que désormais les seuls réels et mémorables soient ceux du peintre, voilà le paradoxe et le fabuleux privilège de l’artiste. Aussi n’hésitons pas à le redire : c’est la nature qui imite l’art, non l’inverse. Dans les champs entourant mon village, je perçois chaque été le désarroi, le désespoir des tournesols : sommes-nous dignes de Lui, murmurent-ils dans les souffles du vent, de ce Van Gogh qui le premier nous enfanta ?

Jacques Lacarrière, 4 juin I994

Sol Invictus

Solstice d’hiver romain
Comme chaque année, à Escolives, nous fêtons la plus longue nuit, le solstice d’hiver, qui nous mène vers le « soleil invaincu » !

Le soleil jamais n’oublie de revenir
Soleil qui vainc le cauchemar et assèche le sang

Soleil qui cicatrise les plaies de la mémoire
Lumière du condamné au cœur de sa prison
Espoir de l’exilé soleil des réfugiés soleil des naufragés
Miracle de demain
levain des lendemains

Jacques Lacarrière

Villa gallo-romaine d’Escolives-Sainte-Camille
Samedi 14 décembre à 18h30
Présentation Vincent Lacarrière, lectures Sylvia Lipa-Lacarrière.
Visite nocturne – apéritif romain

Les mystères de l’autre

Un paysage méditerranéen composé d’essences familières – cyprès, oliviers, figuiers et jujubiers – regroupées selon un ordre imaginaire comme sur les tableaux des peintres symbolistes. L’Anthropologue et l’Ecrivain sont assis près d’un ruisseau, au pied d’un verdoyant bosquet. Ils se ressemblent étonnamment comme les visages barbus des bustes antiques ou comme les deux faces du dieu Janus.

Anthropologue :
Décidément, vous ne cesserez jamais de plaisanter ! Qu’est-ce que ça veut dire : un regard fraternel sur les autres ? Vous croyez vraiment que voyager dans un pays, approcher une autre culture, découvrir d’autres modes de vie, de sensibilité, exige de fraterniser avec l’autre, de se fondre en lui, de devenir en somme son semblable, au sens propre du mot ? Erreur. Plus on est près des hommes, moins on peut les voir, à moins de s’occuper de microbiologie. Et plus on est semblable à l’autre, moins on perçoit sa différence, d’aucuns diraient même son altérité. Il faut du recul pour voir et comprendre les autres. Par la suite, on peut tenter de se rapprocher et de fraterniser mais ce sont là plaisirs secondaires, subjectifs et pour tout dire parasites. Comme ceux qu’on prend à admirer un crépuscule. Ils vous chargent de souvenirs mais pas de connaissance.

Ecrivain :
Je ne sais ce que vous entendez par connaissance. Moi, je prends les mots comme ils sont, dans l’ordre de leurs lettres et de leurs syllabes. Connaître, c’est connaître, c’est « naître avec » et si possible ensuite grandir ensemble. C’est un partage où chacun échange avec l’autre ce qu’il a de différent ou simplement de dissemblable. Car, contrairement à ce que vous semblez croire, cette distance que vous dites nécessaire n’empêche pas l’anthropologue d’influencer – parfois à son insu et par sa seule présence – ceux qu’il veut et prétend étudier. Il est à la fois à distance mais aussi au milieu de ceux qu’il observe. Et à moins d’être un ange, c’est-à-dire invisible, sa seule présence modifie le milieu étudié, ne fut-ce que de façon imperceptible. Pour ma part, au cours de toutes mes années grecques, j’ai simplement essayé de me mouvoir parmi les Grecs comme un mérou dans les eaux de l’Égée. Et c’est finalement tout aussi difficile – peut-être même plus difficile – que de se tenir à distance. Tout pêcheur grec vous le dira : ne devient pas mérou qui veut.

Anthropologue :
Une fois de plus, vous jouez avec les mots. Je n’ai pas dit qu’il faut être étranger à ceux qu’on étudie mais si possible détaché voire impassible, en pur état d’ataraxie comme le préconisait Epicure. L’anthropologue doit être exactement le contraire d’un saint ou d’un martyr : il n’a à vivre aucune passion ni aucune Passion. D’ailleurs, entre nous, si les apôtres s’étaient identifiés au Christ et avaient partagé sa passion, comment le connaîtrait-on aujourd’hui ? Il fallait bien qu’il y en ait au moins un pour rester à bonne distance de la Croix et des soldats romains afin de pouvoir témoigner.

Ecrivain :
Votre image est forte mais fausse. L’écrivain, lui non plus, n’a pas à se faire l’apôtre ou le disciple de quelque messie que ce soit. Echanger signifie simplement qu’en partageant le pain – et aussi et surtout en partageant la faim – on partage toute la sagesse et la saveur d’une histoire enclose au coeur des miches. Là encore, c’est un pêcheur grec qui me l’apprit un soir dans l’île d’Eubée (et non au bord du lac de Tibériade) un soir que nous faisions frire des calmars frais pêchés. Je n’en avais jamais mangé et à leur vue, je ne pus réprimer un sursaut de dégoût. Alors il me dit : « Tant que tu n’aimeras pas ça, tu ne seras jamais grec, ni même un demi-grec. »

Anthropologue :
Je suis bien d’accord là-dessus et je ne voudrais pas que ce dialogue devienne un dialogue de sourds. La distance dont je parle ne consiste pas, pour l’anthropologue, à se nourrir d’olives en boîte au cœur du Péloponnèse. Mais partager des olives avec un paysan ne suffit pas pour le connaître. Participer à une fête de village suffit amplement si l’on veut danser et s’amuser mais cela ne suffit pas pour connaître l’histoire du village, le régime des terres, les échanges familiaux, les variations démographiques…

Ecrivain :
Cela ne suffit pas, en effet, si l’on se contente de manger les olives sans s’inquiéter de savoir comment on les récolte ni quelle est la légende expliquant la couleur des feuilles de l’olivier. Mais supposons que vous parveniez à connaître tout ce que vous dites sur les parentés et la démographie d’un village (ce qui entre nous n’est pas très difficile et n’implique nullement de savoir danser le paso doble, le sirtaki ou la tarentelle, mais de mener correctement une enquête que n’importe quel étudiant diplômé peut faire à votre place) que saurez-vous de plus que ce que peut vous enseigner – de façon combien plus vivante – la confession d’une fille sur ses fiançailles, d’un garçon sur ses rêves d’avenir, tous ces aveux, ces confidences, ces récits qu’il faut savoir interpréter, bien sûr, mais qu’on recueille tout simplement parce qu’on est là et qu’on n’avait précisément nulle intention de les connaître, et encore moins de les forcer ? Autrement dit, de recueillir spontanément les confessions sans jamais être un confesseur ? Ce que j’ai pu apprendre en Grèce, pour ma part, je l’ai appris non en inventoriant les faits et les coutumes ou en mettant sur fiche les différents quartiers d’un village, mais en apprenant simplement – ce qui n’est pas si simple – à vivre quotidiennement au milieu des Grecs. « Bel apprentissage, direz-vous ! On peut tout aussi bien le faire chez soi ! ». Bien sûr ! Mais pour le vivre ou l’entreprendre ailleurs que chez soi, il faut pouvoir diminuer, sans jamais l’effacer tout à fait, l’incommensurable abîme qui sépare en tous lieux l’indigène de l’étranger. Ou le sédentaire du nomade. Ou si vous préférez puisque nous sommes en Grèce, l’allogène de l’autochtone. Celui qui vient d’ailleurs de celui qui est né ici. Jusqu’à ce que cette terre où nous nous rencontrons devienne, ou qu’elle soit, une terre commune.

Anthropologue :
Vraiment, vous me navrez. Vous voici tombé dans l’humanisme et l’universalisme des Lumières ou, pire encore, dans l’utopie des citoyens du monde ! Nous ne sommes plus dans la science ni même dans la poésie mais dans le mythe. Plus vous croirez les hommes identiques, moins vous pourrez ressentir la richesse de tout ce qui les sépare sans pour autant les opposer.

Ecrivain :
Et si je vous répondais : Que nenni ? C’est justement leur différence, leur nécessaire, indispensable différence qui me fait pressentir la certitude cachée de leur identité. (à la ligne) Leur différence est la Partie visible d’un iceberg émergeant des profondeurs d’une mer qui nous est commune. Pour désigner l’écrivain, les Grecs disent : syngrapheus ; littéralement « celui qui écrit avec ». Pas : avec quoi ? On s’en moque. Mais : avec qui ? Eh bien, avec les autres, avec tous les lecteurs à la fois potentiels et différents. La Grèce m’a plus appris à vivre et à y vivre qu’à écrire des livres. Cela, on peut le faire tout en restant chez soi. Mais pour vous, anthropologue, ne serait-ce pas plutôt le contraire ? Et vos livres ne sont-ils pas finalement, dans le trajet qui est le vôtre, plus importants que les gens du pays qui leur a permis d’être ? Vous, vous vous êtes nourri de Grèce et de Grecs. Moi, ce sont les Grecs qui m’ont nourri.
A la vôtre !…