FOULE. Foules. Des foules. Des foules sans fin, des foules depuis toujours, depuis le premier camp de Fustat, la première mosquée d’Amr, depuis le premier conquérant et le premier zynaste. Chaque jour plus dense, cette foule, chaque jour plus foule, plus flâneuse, plus pressée, plus rêveuse, plus harassée. Foules du Caire.
Foule. Foules. Des foules. Mouvement brownien des particules d’hommes dans la chaleur et la sueur, odeurs, rumeurs, couleurs en foule, âges, races, vêtures en foule, vieux Cairotes à l’œil bleu sur le seuil de leur magasin, paysans enturbannés et boucanés de Haute Egypte, Nubiennes sveltes et droites, aussi noires, aussi élancées que l’ombre d’un minaret au crépuscule, enfants en grappes agripés à vos bras ou entassés sur des chariots, folâtres, insolents, insouciants, implorants, inventifs. Enfants du Caire.
La ville n’est pas surpeuplée, elle est congestionnée, thrombosée par cette foule pléthorique, pourtant paisible, presque placide malgré l’urgence de vivre. Il n’y a pas de ville plus légère malgré sa densité de misère, plus humaine malgré l’inhumanité du soleil, plus accueillante en son fourmillement. Une fourmilière tranquille, une poussière d’hommes savoureuse, une cohue débonnaire. Les rues du Caire.
Al Qahira. Mosquées du Caire où l’on flâne, où l’on rêve des heures entre les ruminations du Coran et les roucoulements des pigeons. Mosquées qui disent aussi le chapelet des noms vainqueurs. Ici, chaque conquérant fut aussi constructeur, chaque batailleur se mua en bâtisseur. Mosquées, madrassa, minarets, bâtisseurs de soleils et d’ombres, ces ombres qui disent les midis nocturnes de l’Égypte depuis les falaises de Deir al Bahari jusqu’au plateau du Muqattam, bâtisseurs des mosquées d’Amr, d’Ibn Touloun, d’al Azhar, d’al Guyushi, d’al Hakim, d’al Muayyad, bâtisseurs de clairières en la cohue des fourmilières/havres et haltes de pierres, de briques, de marbres, avec .ici et là, miroir ou défi, la sourate bleue des faïences. Ombres des portiques, encombrés de silhouettes allongées, endormies ou en méditation, dormant, pensant, rêvant, priant à même le sol, clairières d’hommes, repos du Temps, enclos coranique des mots. Mosquées du Caire.
Des jours et des jours j’ai marché, le visage contre la foule, mon regard contre les regards… Femmes du Caire, mêlées de désert, d’odeurs de maisons en pisé, coptes au regard insistant des portraits du Fayoum, Bédouines aux yeux brillants, juste dévoilés et si noirs qu’ils nous disent l’intouchable lisière de la nuit, voiles noirs brodés de sequins, ornés d’aubes incarnates, gallabeya blanches rayées de vert, de bleu, de jaune, vêtures d’insectes polychromes. Femmes du Caire.
La rue que je préférais pour marcher est celle qu’on nomme familièrement la rue des Fâtimides et qui va de Bab Zuweila jusqu’à la place al Azhar. En cette rue, partout bariolages d’odeurs, tissus géométriques, tentures battant au vent, ampoules multicolores d’une façade à l’autre, magasins, réduits minuscules comme les alvéoles d’une ruche toujours en train de bourdonner, ânes tirant une longue plate-forme surchargée de grumeaux humains, damiers intermittents des voiles noirs et turbans blancs, avec le rire zébré des gallabeya et partout l’odeur de cumin du Temps. Etre au cœur de la foule comme un poisson dans l’eau, se laisser porter, déporter par les rumeurs ou les appels ou les haltes imprévues pour déguster un verre de thé. Et partout, aux devantures des boutiques, entre les façades, au fond des cours que l’on devine à l’extrémité d’un couloir peuplé de fantômes assis, une débauche de polychromies, des palettes en plein vent. Besoin, comme autrefois sur les fresques des tombeaux antiques, de couleurs exubérantes, des eaux vives de l’arc-en-ciel. Besoin de parer la misère, la lèpre des murs, les déchets du temps. Besoin de ces tentures qui battent au vent, oriflammes exaltés de la mémoire fâtimide.
Et dès que l’on franchit le seuil du grand musée, sur la place al Tahrir, de nouveau foules, moins bruyantes, moins empressées, foules de bronze, de bois, de céramique, foule peinte ou sculptée, foule de statues, de colosses et de figurines, foules géantes de granit, foules minuscules d’onyx et d’albâtre, foules de défunts au corps usé, de chanteuses, de danseuses, de pleureuses funéraires pleurant leur propre mort, foule oushebti d’esclaves et de serviteurs brossant, lavant, nettoyant, récurant les terres de l’éternité, foule des morts entassés, pressés et compressés dans les tombeaux et les vitrines, foules, toujours foules depuis l’origine du Nil, âmes en foule attendant le jugement d’Osiris, foule des démons, des dragons, des monstres de l’Au-delà, foules à jamais figées dans les cortèges, les processions, les attentes, les queues sans fin dans les salles de Vérité. Foules mourant en foule, épidémie d’éternités.
Et dehors, le bruissement des papyrus de la place al Tahrir, le braiment des ânes sur la place Ramsès, pépiement des oiseaux, pépiements du Coran, dans le blanc insoutenable de midi. Foules ivres d’être, foules allant, venant, flânant, courant, bavardant, discutant, criant, hurlant, rêvant. Et méditant. Paisibles, presque placides malgré l’urgence de vivre.