Par Gil Jouanard
J’ai déjà eu l’occasion d’écrire que Jacques Lacarrière n’est pas un écrivain ; je veux dire un seul écrivain, mais plusieurs. En effet, poète et romancier, historien et conteur, érudit et facétieux, savant et naturel, voyageur et immobile contemplateur, entomologiste et penseur (libre penseur même, au sens littéral), il échappe aux définitions et aux classifications « désespoir des bibliothécaires et des libraires » comme certaines fleurs sont dites « désespoir du peintre ». Dans quel rayon ou quelle rubrique le placer, sans craindre de le voir prendre la poudre d’escampette ?
Pour continuer Le géographe des brindilles, Sylvia, sa compagne, vient de rassembler en une gerbe de fleurs qui ne sont jamais de rhétorique, mais plutôt des fleurs des champs et des bois, de toutes les saisons, des textes de notre Bourguignon de Cappadoce, de notre Solognot égyptien, de notre Grec carnute, qui nous font naviguer à l’estime et même caboter de sensations en réflexions, de choses vues en choses imaginées, de raretés familières en fulgurantes illuminations.
Il y parle de la responsabilité de l’écrivain et de la survenue du printemps, du bouddhisme et de l’automne en forêt, des drames du monde et de la sérénité de la nature, des tourterelles et des derviches de Konya, de Sumer et de l’Olympe, du Caire et des nuages, de la planète Mars et de Patmos, du beau livre de Delamain intitulé Pourquoi les oiseaux chantent et de Minerve en Minervois, et j’en passe…
C’est que Jacques est bel et bien l’insecte qu’il a justement prétendu être dans Le pays sous l’écorce, volant ou bondissant de fleur en fleur, y butinant, captant ici du nectar et là de la sève. Il va, vient, fuse, plane, se pose, repart, tantôt avec la lenteur du penseur de l’agora, tantôt avec la promptitude de l’éclair olympien. Non seulement en plusieurs lieux successifs, mais aussi en plusieurs identités simultanées. N’étant lui-même que lorsqu’il en est plusieurs, ou mieux encore, lorsqu’il est cet « autre » que le jeune Ardennais aurait souhaité être, tandis que l’autre Ardennais des eaux et forêts, André Dhôtel, le fut sans effort, sous l’oeil bienveillant de leur voisin Bachelard (lui aussi Bourguignon d’adoption, mais d’abord Champenois).
Partout chez lui, et lui partout, il vrombit et papillonne, plane et irradie, intenable, facétieux, grave et serein, enjoué et perspicace. Dans sa carrière, le calcaire coquiller cohabite avec les veines de fluorine et les pépites de diamant.
C’est tout juste si on ne le voit pas danser le sirtaki et imiter l’opéra chinois. Enfin, si on y regarde avec attention, on l’y voit aussi faire l’un et l’autre, chorégraphe et mime érudit.
Jacques, quoi, tel qu’on l’aime et l’admire. Et tel qu’on le lit sans se lasser.
Avignon, le 4 mars 2020.