Publié le 4 juin 2006 par mdehAdonis, le charmeur de poussière Détours D’écriture, Jacques Lacarrière janvier 1992Sur les terres où naquit Adonis, ces terres vouées à la mort des dieux et à leur résurrection dans le sang des fleurs et des humains, où histoire et éternité font un étrange mais indissoluble ménage, il y eut d’abord le cri des ancêtres et des prophètes reconnus et revendiqués, ceux qui font partie de la tribu réelle d’Adonis, Hallâj, Abû Nuwâs, Bashshâr et puis les chemins du présent où le poète, l’errant Mihyar / Adonis improvise ses pas et ses mots.Cette terre, ce pays sont faits de brûlures et d’ombres, de villages poussiéreux et de fleuves impassibles et de milliers de silhouettes en attente, immobiles et désoeuvrées ou errantes et obstinées, tous les laissés pour compte, tous les déshérités des terres pauvres. Là est la véritable patrie d’Adonis, dans ces visages « qui se déssèchent sous les masques du chagrin », ces routes « sur lesquelles il a oublié ses larmes » et « l’enfant vendu pour prier et pour cirer les souliers ». Alors, en cette patrie si mouvante, si charnelle, si précieuse, en ce royaume infertile mais si chargé de beauté profanée, on comprend que les armes et les mots du poète ne puissent être faits de certitudes, de slogans, de références ni de dogmes. L’homme qui parle, murmure, chante, s’inquiète ou se révolte dans le Chant de Mihyar le Damascène (et cet épithète: Damascène n’est là peut-être que par dérision car la terre où l’on meurt est bien plus essentielle que celle où l’on est né), cet homme est le contraire d’un rhapsode, d’un porte-parole ou d’un chargé de mission poétique. Tout ce qu’il est, tout ce qu’il dit porte la trace de la poussière substantielle du monde, et du questionnement perpétuel. Il inscrit ses paroles sur les chemins toujours improvisés de la lumière, il est « le chevalier d’étranges paroles », l’errant « qui a pour seule patrie l’incertitude », l’homme sans ancêtres et sans lignée dont « les racines sont dans ses pas », celui qui est délivré de l’absurde malédiction des fautes originelles mais qui porte en lui le fardeau du monde à venir, du monde à inventer par les pas et les mots. Parce que sa patrie demeure toujours inachevée, il devient « le semeur de doutes », un « charmeur de poussière », le « roi des vents », qui vit non pas dans la lumière assurée du présent mais « dans le sein d’un soleil à venir », qui parle une langue « qui est celle d’un dieu à venir », qui « habite l’horizon », et qui, pour arme, n’a que l’herbe. On comprend alors qu’au coeur de ce pays qui se veut devenir perpétuel, le refus soit l’évangile du poète. De ce refus, qui porte autant sur l’histoire et l’ancestralité que sur les conventions ou les contraintes de la langue, le poète tire la force et la substance de son oeuvre. si bien qu’il construit à mesure sa véritable identité, nullement acquise une fois pour toutes mais toujours en état de gravidité. Car l’identité, ce n’est pas seulement ce qui a été dit et donné mais ce qui n’a pas encore été dit et donné, c’est ce qu’on a devant soi, non derrière soi, c’est « ce qui paraît toujours projeté vers l’avant, provenir du futur ». Il faut à mon sens beaucoup de courage pour écrire cela aujourd’hui, en un temps où la recherche obstinée de l’identité se confond avec la revendication particulière du passé, des racines. Le chemin d’Adonis où il improvise ses pas tout en édifiant l’identité future, a la force, la beauté, et la hardiesse immaculée d’une vérité virtuelle.Le pays d’Adonis est le plus vieux et le plus neuf qui soit. N’oublions pas que la Syrie, l’ancienne Phénicie, était la terre du phénix, l’oiseau qui renaît de ses cendres et celle du dieu Adonis, le dieu qui renaît de son sang. Etrange terre, enclose entre la poussière et la résurrection, où se dessine le royaume ingravé qu’habite déjà le Damascène. Ce pays est, dans les deux sens de ce mot, le présent majeur du poète à ses contemporains. A ce qu’un des amis libanais d’Adonis, le poète Georges Schéhadé appelait, d’une image si forte, « la poussière savoureuse des hommes ».Jacques Lacarrière / Détours D’écriture, janvier 1992