Roupnel, Bachelard, Lacarrière : trois poètes de grand chemin.
Sans être moins qu’aujourd’hui digne de figurer au rang des sciences, la géographie, du temps où Gaston Roupnel en enseignait l’histoire à l’Université de Dijon, n’en était pas moins, simultanément, ce que nous appellerons sans hésiter une matière littéraire, ainsi que nous en avaient convaincus, un demi siècle plus tôt, Onésime et Elysée Reclus, les deux poètes géographes dont certaines descriptions inspirées, sans négliger la géologie et la topographie, clés de la géographie physique, nous offrent encore aujourd’hui le bonheur de rêver de certains paysages et de certains aspects du relief et de l’hydrographie terrestre (voir ce qu’Elysée écrit au sujet de la montagne et à propos des rivières).
Sans doute devons-nous ce miracle à un type d’enseignement, depuis longtemps oublié, que l’on désignait de façon symptomatique sous le terme d’ « humanités », et qui forma également l’esprit d’un grand ami de Roupnel , cependant épistémologue, l’autre Gaston, Bachelard, grand maître rêveur des éléments et de la matière.
Lorsqu’il préfaça la réédition, dans la collection Terres Humaines, de L’Histoire de la campagne française, Emmanuel Leroy-Ladurie s’autorisa à prétendre que, si Roupnel écrivait parfois en poète, sa conception de la géographie relevait d’une espèce d’idéalisme romantique, plein de charme mais peu fiable du point de vue scientifique. Il donna si j’ai bonne mémoire comme exemple l’attribution qu’il avait faite de la civilisation rurale primitive, celle qui structura le paysage français et qui inventa les clairières, les villages, les chemins, à de très hypothétiques « Ligures », que de surcroît notre Gaston faisait remonter jusque dans le Jutland, où l’on trouve en effet des monuments mégalithiques, et cet art du muret à la fois séparateur de parcelles et indicateurs de directions soulignant le trajet des chemins, comparables à ceux de l’Aveyron, de la Lozère, du Quercy, de Bretagne, d’Irlande, mais aussi d’Espagne et du Portugal, sans parler de certains endroits de l’Afrique du Nord.
Il se peut que ce nom de Ligure ait été choisi un peu hâtivement, même si l’on sait qu’ils ne se cantonnèrent pas, du Néolithique au Chalcolithique, mais aussi par la suite, à la frange littorale varoise, alpino-maritime et nord italique. Mais qu’importe leur nom, à ces gens qui, les premiers, défrichèrent notre territoire, y créèrent des terroirs, l’habitèrent et l’animèrent ! Ils peuvent tout aussi bien être Ibères, et même cousins des Pélasges pré-Achéens et des Numides, voire des ancêtres des Coptes dont on sait ce qu’ils firent de l’Egypte. Leur nom importe peu. Ce qui importe, et Roupnel sait nous le dire avec justesse et émerveillement, c’est qu’ils inventèrent le paysage qui est encore le nôtre aujourd’hui (quoiqu’on s’emploie à l’éradiquer depuis quelque temps).
Sa façon de relater les circonstances dans lesquelles, par hasard, se trouvant au sommet d’une colline en Bourgogne, et apercevant le tracer d’un chemin se faufilant parmi les cultures, s’enfouissant dans l’épaisse et ombrageuse matière d’une forêt, en ressortant, reprenant sa route à ciel ouvert et se dirigeant, contre vents et obstacles, vers le nord, jusqu’à la Champagne de Bachelard, il eut l’intuition d’un réseau ininterrompu, peut-être de la Baltique à la Méditerranée, voie commerciale et aussi médiatrice culturelle, cette façon inspirée ne peut pas ne pas nous inspirer à notre tour, nous qui sommes des adeptes du Droit de rêver et qui, tout comme Jacques Lacarrière, nous sentons intimement, filialement, tributaires, dépendants et sans doute natifs du paysage terrestre sur tous les modes de sa déclinaison.
Notons au passage que cet énigmatique et obstiné chemin, venant du nord-est de l’Hexagone et se dirigeant vers le sud, ouvrait ainsi la voie au Lacarrière de Chemin faisant, qui marcha depuis les Vosges jusqu’aux Pyrénées…
Ainsi, cette grande école de la géographie française, plus soucieuse de pénétrer la trame du relief terrestre, ses arcanes, que d’en chiffrer les données statistiques, et qui finit par nous donner cet écrivain de haut vol qu’est Julien Gracq, naviguait à l’intuition et donc à l’estime, comme pour confirmer la pertinence de la fameuse assertion de Hölderlin, selon qui « c’est poétiquement( ou peut-être vaut-il mieux traduire « en poète ») que l’homme habite la terre ».
Les chemins ont tout spécialement requis l’attention et animé la plume rêveuse autant qu’érudite et intuitive de Roupnel, et c’est sans surprise mais avec un fort sentiment de complicité tellurique et flâneuse qu’on retrouve ce mode ambulatoire de la méditation, celle qui n’a besoin du dogme d’aucune religion pour véhiculer le sens du sacré, ce sacré intuitif et matérialiste qui contribuait à nourrir spirituellement et à animer le quotidien des hommes aux temps chamaniques de la Préhistoire, mais aussi dans cette pratique sensorielle et matérialiste de la métaphysique qu’on reconnaît dans l’inspirée philosophie du boudhisme t’chan, celle du grand « paysagiste » Wang wei, celle du penseur chinois qui nous rappela que c’est le passant qui fait le chemin.
Car le regard du géographe lyrique ne se contente jamais de décrire les processus, de les rationaliser ; il nous rapproche de l’évidence et du machinal, de l’expérience et du vécu ; et nous les voyons, ces petits hommes du Mésolithique et du Néolithique, avançant à pas mesurés, prudents et hardis à la fois, reconnaissant les obstacles et choisissant d’instinct le passage commode, inventant des trajets usuels, se réappropriant la piste judicieuse dessinée à touches caressantes d’aquarelliste par des générations d’animaux, faisant chemin de tout itinéraire répété et sachant marquer l’étape, puis implanter le séjour là où la source propose l’eau indispensable, là où la surveillance contre le danger s’avère le plus aisée, là où poussent en abondance les baies, où le gibier pullule, où affleurent les veines de silex.
Chemin faisant, c’est eux aussi qu’ils font, qu’ils polissent, façonnent, inventent ; leurs dieux, ce sont eux-mêmes, leur patience, leur ténacité, leur pugnacité, leur prudence, leur hardiesse, leur pragmatisme, leur sens poétique de la réalité.
Roupnel nous fait vivre cela, cette lente, ancienne maturation, faite d’hésitations réitérées et de soudaine et impulsive prise d’initiative, long adagio fataliste et machinal entrecoupé de brusques scherzos décisifs et s’il le faut impérieux. De la discipline à la révolte, de la résignation à l’insurrection et à la prise de pouvoir sur les éléments et sur la matière. Méticuleuse prise de possession de la matière poétique et nourricière dont la planète est faite. Lente insertion dans le tissu de ce visible englobant et colossal, énigmatique et souvent rétif.
Roupnel nous décrit cet homme-là, son « Ligure », comme Li Tcheng le fait, dans son Voyage à travers montagnes et torrents : infime particule de vie se glissant dans le moindre des interstices, dans la faille la plus ténue, dans la diaclase et le synclinal les plus occultés ; faisant du nombre sa force sécurisante et de sa ruse son arme fatale, sentant les occasions propices et celles qui menacent, ainsi que font tous les animaux ; mais capable de dépasser et transcender la portée de ce réflexe en lui inoculant le sérum de la réflexion, puis celui, encore plus perfectionné, de l’abstraction, et en coordonnant les signaux désordonnés mais insistants de la mémoire…
Roupnel nous les fait voir, éprouver, reconnaître, ces hommes-là, ces Ligures comme il les appelle, ceux qui ne se contentèrent plus de découvrir le monde, mais qui entreprirent de le façonner, de le domestiquer, de le ponctuer de villages, de le sillonner de murets à perte de vue et d’un lacis de chemins que reprirent plus tard les grands pragmatiques indo-européens.
Il nous montre comment cette sente partie des confins d’un village, et se noyant soudain dans la brouillonne luxuriance d’un bouquet de fourrés et de buissons, n’est rien d’autre que la trace infime, usée, mitée, d’un ancien chemin prestigieux, qui n’allait pas seulement aux champs et aux jardins, mais, de champ en jardin et de jardin en champ, et de ferme isolée en hameau, montait jusqu’au gisement de silex lointain ou à la réserve d’ambre encore plus éloignée.
Chemin faisant, c’est lui-même qu’il faisait, cet homme ; et Roupnel le baptise Ligure, simplement pour lui donner un nom, puisque, on le sait, n’existe que ce qui est nommé. Il aurait pu l’appeler Ibère ou Numide ou Pélasge, et pourquoi pas Magdalénien, et pourquoi pas, même, Aurignacien ? L’homme de Roupnel, paysan méticuleux et obstinément patient, marcheur inlassable et abatteur d’obstacles, c’est cet habilis erectus et faber poeticus qui nous prépara la terre et nous la rendit familière, machinale. Pour lui, elle ne l’était pas, machinale ; pour lui, elle était une succession de difficultés, de complications, de dangers, de mystères, d’incompréhensibles énigmes qu’il repéra, inventoria, désigna puis nomma de manière définitive, capta, s’appropria, mais en se tenant toujours aux aguets, sachant que le volcan éteint peut se réveiller, que le cours d’eau serein peut déborder de façon mortelle, que le feu si docile peut s’enrager et tout anéantir sur son passage, que la montagne peut s’ébouler, la neige vous ensevelir ainsi que votre refuge, que la proie peut, acculée, devenir terrible ou même et à son tour prédatrice.
Barde géographe, Roupnel nous a retracé la Geste de l’Homo Ruralensis, ce Conquistador du monde visible, ce matador de la réalité, ce maître queue qui transforme la matière végétale et organique en nourriture et le cri de douleur en chant, le cri de joie en danse, le cri intérieur en œuvre d’art.
Roupnel, Bachelard, Lacarrière, même combat, non pas grégaire comme le sont les masses manœuvrières de tout type dont les sociétés humaines font leurs armées, leurs cohortes, leurs corporations, leurs défilés célébrateurs, commémoratifs ou revendicatifs, mais combat d’homme à d’homme, de soi à soi, combat avec et contre soi, pour s’affranchir sans cesse plus de l’ignorance, de la mesquinerie, de la vulgarité, de la bêtise intrinsèque, de l’égoïsme forcené, des limites spécifiques. Ils sont les grands solitaires partageux et conviviaux. Les libres penseurs et libres acteurs de la vie terrestre.
Ils sont d’ici, c’est-à-dire de partout à la fois. Poètes.
Gil Jouanard