Pour Jacques, in memoriam

Gérard Chaliand


Jacques, jusqu’au bout tu es resté fidèle à l’existence libre que, très tôt, tu as choisi avec courage. Tu n’as jamais eu la marque du collier, ni le cou pelé de la fable. Tu as vécu librement, ce qui est difficile pour ceux qui ne sont pas des héritiers.
Les amitiés, Jacques, sont fondées, tu l’as toujours dit, sur des choix partagés et des lignes de conduite, sur la distance. Tu es l’un de ceux qui n’est pas été entravé par le souci de la sécurité à tout prix.
Je ne vais guère parler de ton œuvre, de la diversité de ton talent, du champ ouvert de tout ce qui t’a intéressé dans ce monde, cruel et merveilleux, où nous faisons un unique voyage sans jamais de retour à Ithaque. Tu disais, ce sont tes mots : « Il ne faut pas faire n’importe quoi avec son existence et ne jamais s’asservir à des choses qui nous sont extérieures. »
Tu es un des rares à avoir consenti à payer le prix en précarité et en somme de travail pour rester libre. Tu n’as pas voulu passer sous les fourches caudines, ni briguer les honneurs et moins encore intriguer. Je t’aime et t’estime pour ta dignité, ta générosité, ton ouverture au monde, à la nature, à la beauté, au charme des femmes et de l’amour et pour ta bonté.
Contrairement à la grande majorité des artistes, tu n’es pas devenu amer avec l’âge, n’ayant rien attendu sinon de vivre à ta guise.
Il n’est pas important, dans le voyage, ni d’aller loin ni d’aller partout, mais de voyager dans la culture, dans l’histoire et dans la chair des sociétés. Tu as su le faire en prenant ton temps pour l’immersion, avec la Grèce comme avec l’univers méditerranéen et ton œuvre, comme celle de Nicolas Bouvier, un de tes amis, nous rappelle que dans le voyage, l’essentiel est dans la qualité du regard du voyageur. Je sais ce dont tu parles quand tu évoques des temps difficiles, quand on n’a ni salaire ni revenu régulier. Surtout au cours des premières et longues décennies, lorsque votre nom n’éveille aucun écho. Tu avais passé la cinquantaine lorsqu’est arrivé le succès avec l’Eté grec que publia Jean Malaurie, dans Terre humaine, la plus belle des collections du siècle dernier. Tu continuas à être un voyageur, un poète, un artisan impeccable.
Tu as donné ensuite cette merveille très originale qu’est Le pays sous l’écorce. Dans le livre plein de ferveur que Florence Forsythe t’a consacré avec ce titre mérité de Passeur de notre terre, je compte une cinquantaine de livres dont deux ou trois sont devenus des classiques, privilège rare, plus une vingtaine de traductions. La grande majorité de tes oeuvres a été écrite après la cinquantaine. Pour rester libre tu as dû beaucoup travailler. Ta compagne Sylvia à qui nous devons entre autres cette journée peut en témoigner. Jacques, j’écoute, nous écoutons, ta voix : « Voici maintenant vingt-cinq ans que je ne vis que de mes livre(…)Je veux dire que je n’ai jamais eu d’autre ressource que celle de ma plume, selon l’expression consacrée. Écrire des livres d’abord, des articles ensuite, des traductions éventuellement. J’ai aussi collaboré à des éditions littéraires et effectué des adaptations théâtrales d’œuvres anciennes et modernes. (…) Pour moi pas de CNRS, pas de Hautes Etudes, pas d’Instituts ou de Fondation dispensateurs de francs ou de drachmes. Helléniste mais helléniste libre, sans attache universitaire, voyageur le plus souvent solitaire (ayant toujours trouvé en Grèce la ou les femmes sans lesquelles je ne saurais vivre, car aimer un pays ne saurais se concevoir sans aimer ses femmes ou ses hommes, selon ses goûts), j’ai toujours choisi tout ce que j’ai écrit sans aucune contrainte extérieure, bref n’appartenant à aucune maison d’édition, ni aucune institution quelconque susceptible de me faire vivre, je mène une vie et une activité entièrement libertaire. Je vis en marge, en dehors de tous les milieux littéraires que jamais je n’ai fréquenté, n’ayant aucun souci d’être à la mode. (…)Mais ces problèmes (…) ne m’ont ni empêché de voyager ni contraint d’écrire autre chose que ce que j’ai voulu écrire. Je dois même à ce manque d’argent d’avoir connu la Grèce telle que les Grecs eux-mêmes, j’entends les Grecs pauvres, la vivent et la parcourent. Toutes ces années je les ai passés à côté d’eux et souvent même chez eux…
J’ai eu la chance d’avoir une santé solide, un tempérament paysan, un goût marqué pour l’imprévu qui fit que je m’adaptai très bien à tous les changements et que j’ai pu me montrer indifférent au confort matériel. Aujourd’hui encore si la rencontre de la beauté et de la vérité est à ce prix, je coucherai dehors et me nourrirai de pain et d’olives le temps qu’il faudra. C’est le but, le but seul qu’il ne faut jamais perdre de vue, a fortiori lorsqu’il s’agit de voyages et ce but lorsque l’on vit ainsi dans son corps et son temps organique, cette existence, ce rappel constat du réel, ce fut toujours pour moi de pouvoir rencontrer la beauté, qu’elle se nomme Patmos, Hydra, ou Vassilika ou Angeliki et au besoin, comme le poète de l’asseoir sur mes genoux. »
C’est bien toi, Jacques, on te reconnaît, courage sans forfanterie, appétit de la rencontre et du vivre sans entrave. Si je te demandais : as-tu vécu une belle vie, une vie à laquelle tu as donné sens ? Je pense que tu ne pourrais que me répondre oui.
Vois-tu, dix ans après ta disparition, la plupart de tes amis encore vivants sont là. Par-dessus tout, il y a ta compagne qui, durant dix années a soufflé sur les braises du temps pour se souvenir avec l’aide de ceux qui t’aiment. Tu as bien de la chance mon cher camarade d’avoir une compagne qui, par fidélité du cœur sait, comme dans la Grèce antique, transformer la disparition physique en « belle mort » pour ceux qui ont bien combattu.
La « belle mort » est celle qu’on chante afin de la sauver de l’oubli. On la célèbre ainsi,
depuis les temps homériques. Nous ne t’oublions pas Jacques, ni toi ni ton exemple.


Gérard Chaliand
A L’IMA en 2015