Texte paru en grec le 24 août 2024 sur LIFO, traduit par Françoise Huart.
Il ne faisait pas partie de ces bourgeois qui voient la Grèce comme un territoire exotique.
Il voyageait sur le pont car il n’avait pas d’argent. Il a connu l’île d’Anafi, celle des déportés politiques et la cycladique Sérifos alors si inhospitalière. Il a raconté son été grec dans un livre essentiel, qui appartient à l’Histoire.
« J’ai voyagé pour la première fois en Grèce en 1947 et la dernière fois* au cours de l’automne 1966.
L’image qui me reste est celle d’une île aride de l’Egée au paysage dénudé, avec un seul et unique village, flanqué de sa pauvreté et de sa beauté, telles les deux versants d’une même colline. Beauté et pauvreté… »
C’est ainsi que Jacques Lacarrière, écrivain, helléniste, traducteur, intellectuel et essayiste, voyageur, observateur généreux et attentionné de la Grèce, profondément attaché à ses lieux et à ses habitants « invisibles «, commence à raconter ses voyages dans L’Eté grec ( Editions Xatzinikoli, traduction Ioanna Xatzinikoli).
Il nait à Limoges en 1925, étudie les Lettres classiques. Au lycée, les leçons de grec ancien l’ont « fait s’attacher à l’essentiel d’un autre monde, alors que, plus tard, il découvrira la mythologie, un monde de l’imaginaire où chaque chose se trouve aux antipodes de la réalité quotidienne ». Au contraire des mythes, l’Histoire, les textes et la philosophie grecs ne lui apportaient qu’une suite d’images trompeuses : des colonnes, des ruines « totalement immobiles », telles un décor. Quoi qu’il en soit, adolescent, la Grèce peuplait souvent ses rêves.
En Grèce, Jacques Lacarrière ne voyageait pas dans les villes, mais dans des lieux reculés, de villages en montagnes, de côtes découpées en îles isolées. La Grèce, il l’a rencontrée à travers les gens du labeur, les démunis, les paysans, dans une approche totalement libre.
Il est arrivé en Grèce en 1947, en pleine Guerre civile. Ce qu’il a vu l’a définitivement débarrassé des clichés et de ses représentations idéalistes. Et pourtant, ce qu’il il observait lui prouvait bien que sa Grèce continuait d’exister.
Son premier voyage, il l’a fait comme comédien amateur avec la troupe du Théâtre Antique de la Sorbonne qui donna Les Perses et Agamemnon d’Eschyle à Athènes et à Epidaure où des milliers de paysans venus des villages les plus reculés du Péloponnèse se pressèrent pour assister aux représentations jouées en français ! Comme au cours des fêtes antiques, les spectateurs étaient assis sous les pins… L’événement était de taille : 25 ans que le Théâtre Antique n’avait pas monté de pièces, à l’exception d’une, en 1936, à la Sorbonne.
Il se rendit à Delphes alors aux mains des maquisards de l’ELAS*. Le lieu était déserté, livré aux fantômes de l’Histoire. Cet étrange voyage lui fit comprendre que cette guerre civile était plus sauvage et meurtrière que celle des Grecs contre les Troyens, et il se libéra alors de « l’admiration des vieilles pierres ».
Jacques Lacarrière a arpenté le pays de villages en montagnes, de côtes découpées en iles isolées. Jamais dans les villes. Il a approché la Grèce à travers le peuple laborieux, démuni, paysan, dans une relation totalement libre. Il a connu les bouges des bouzoukia et les rébètès*, il a rencontré Spatharis, le montreur du Théâtre d’ombres ; des poètes, Séféris, Elytis, Sinopoulos… ; des écrivains,Takhtsis, Plaskovitis, Vassilikos… Il en a magnifiquement traduit certains, comprenant que les poètes, depuis l’époque de Solomos, offrent, chacun dans sa propre langue, la magie de la création. Peu de « non-Grecs » ont appréhendé comme lui notre langue.
Il décide de revenir en Grèce en 1950, en voyageant à sa manière, unique, sans un sou en poche, en auto-stop depuis Avignon, dormant souvent à la belle étoile ou hébergé chez des villageois, mangeant du pain noir, des olives et des tomates. Il s’est rendu aux monastères en ruines des Météores en compagnie des fantômes puis est arrivé au Mont Athos, cette péninsule hors du temps où rien ne change jamais.
L’intensité et la fluidité avec lesquelles il raconte ce lieu où il s’est rendu trois fois sont extraordinaires. Il y a découvert le pain bénit de la Montagne Sainte, des ermites comme Nikonios au parcours de vie passionnant, l’odeur de l’encens, de la cuisine, et des latrines, le goût du vrai vin. Avec les moines, il a plaisanté, ri, mais aussi partagé de petits drames intimes dans la pénombre des cellules. C’est ainsi qu’il a découvert l’authentique et immuable Grèce byzantine.
Passager clandestin, sans un sou, il a débarqué en Crète, direction Knossos, sans même jeter un coup d’œil à la ville d’Héraklion. Sur le site, il n’ y avait pratiquement aucun touriste. Il dormait à l’extérieur du Palais, partageait les casse-croute du gardien du site. Il a exploré chaque recoin du Palais comme s’il feuilletait un livre. Il était heureux. Il a appris le vocabulaire de l’archéologie, celui d’un monde si différent de celui de la Grèce quotidienne.
Il fut le premier « étranger » à visiter le Phaïstos de l’après-guerre. Le premier à arriver dans des villages et à rencontrer des lieux et des gens qui n’appartenaient pas au monde de la mer ; des êtres fiers, à la stature de chefs, des femmes aux pieds-nus, vêtues de noir, burinées par le soleil et le dur labeur. Il a découvert le fromage de chèvre, les nuits parsemées d’étoiles gigantesques, l’odeur de la nature sauvage et celle du vin résiné. Pour lui, les villageois ont égorgé « une chèvre centenaire dure comme de la pierre » et son ami Adonis lui a cuisiné un aigle sans aucun rapport avec ceux du Mont Ida qui se désaltèrent à la neige fondue qui couronne son sommet.
Jacques Lacarrière a traduit le pays rude et âpre de l’auteur crétois Prevelakis. Il écrivit que, plus tard, la Crète était devenue très différente de celle qu’il avait connue. Un lieu où se donnent rendez-vous des touristes décervelés et que le « développement touristique » éloigne de toute rencontre intéressante, de toute expérience enrichissante. Mais parmi ces communautés chaleureuses, dans ces villages si démunis et si pauvres, Lacarrière a pu se libérer de son pays natal, de ce pseudo cordon ombilical. Et commencer son apprentissage, celui d’un authentique voyageur, donnant à ce mot une définition qui restera : « C’est celui qui dans chaque endroit qu’il croise, juste par les rencontres avec l’autre et ses attentes personnelles essentielles vit une seconde naissance. »
Huit ans après sa première apparition à Epidaure comme comédien amateur en 1947, il y rejoue. Mais les spectateurs n’arrivent plus à dos de mule mais en bus. L’atmosphère qu’il avait vécue avait disparu : ce silence de milliers de villageois retenant leur souffle en regardant à la lumière du jour chaque mouvement des acteurs. Une expérience que tout comédien devrait vivre au moins une fois dans sa vie.
Lacarrière voyage à Mycènes, en Arcadie ou sur les eaux sombres du Styx… Il rencontre des grands-mères anémiques, des villageois livides, des popes bedonnant… Tout ce qui faisait l’essence même de ces lieux. Il n’était pas ce voyageur distant, ce bourgeois qui voyait la Grèce comme une terre exotique. Il voyageait sur le pont car il n’avait jamais d’argent, pas par snobisme. Il ne collaborait avec aucune maison d’édition, aucun organisme ne le subventionnait. Sa vie et ses choix ne dépendaient de rien ni de personne.
Les textes qu’il a publiés sont d’abord personnels. Ils ne relèvent pas d’un objet d’étude. C’est ainsi qu’il a réussi à dessiner notre pays aux couleurs de bleus meurtris, de bleu azur, de gris et du blanc immaculé des lys de Knossos. Il maîtrisait notre langue et l’affectionnait. Parce qu’il n’avait pas d’argent, il a connu la Grèce « comme les Grecs la vivent et s’en plaignent, avec eux, parmi eux, chez eux ».
Indifférent aux biens matériels, il continue « Aujourd’hui encore, si je devais payer cette beauté et cette vérité de mon écot, je dormirais à la belle étoile et je me nourrirais d’olives aussi longtemps que nécessaire. Ne jamais perdre des yeux ce but. Le seul, surtout lorsqu’on parle de voyage. »
Il a ressenti l’esprit des lieux et compris leur autre côté, au-delà du « touristique ». Comme Anafi, l’île des déportés politiques, Patmos, île idéale pour un séminaire sur la futurologie, l’inhospitalière Sérifos, les miséreuses Sikynos et Folegandros, le pictural et féerique village de Pyrgos à Chios, Salamine… Miracle grec d’une vie qui se maintient, survit, au goutte à goutte. « Le miracle d’un pays où les enfants qui jouent avec un crabe continuent à appeler ce jeu « mort à la Mort ».
Son livre, même s’il appartient à la littérature de voyage, rend compte d’une pensée, telle qu’il l’a appréhendée. « … pour eux, ce que, nous, nous appelons la connaissance est une mutation intérieure des cellules, une étude du corps, de ses émotions et de ses musiques… » Il a lu Kodoglou, véritable homme des temps byzantins égaré dans notre époque. Il a connu Pendziki « un homme de toutes les époques », qu’il définit comme un surréaliste byzantin.
La grande révélation de ses étés grecs fut la musique des rebetika, l’atmosphère, les visages anonymes, les chauffeurs de poids-lourds et les pêcheurs réunis dans un café, misérable et inoubliable, « Tout ceci, avec la standardisation du tourisme de masse s’est transformé en langoustes congelées, en additions à tomber par terre et en piles d’assiettes brisées au son d’un Hopa ! très las ». Ce n’est pas le rebetiko qui est mort. C’est une époque et une certaine vérité.
Le voyageur Lacarrière a eu beaucoup de chance. La Grèce, comme Ithaque, « lui a offert le beau voyage ». Il a vu une Grèce brisée mais avec des sentiments, une âme. Il a découvert la beauté d’un autre pays, celui du silence, en marge de l’Histoire.
Il en a cartographié avec générosité et humour les passions, les erreurs et les vertus. Il a écrit un livre prophétique. Il n’a pas vécu suffisamment pour constater que ce qu’il avait écrit au sujet des touristes idiots était devenu réalité. On ne reconnait plus aucun pays.
L’essence même du pays qu’il décrit n’existe plus. Ce livre est comme une épine trempée dans du miel, la bible des temps d’après-guerre, un palimpseste d’une Grèce qu’hypocritement nous pleurons parce qu’elle a disparu alors que nous étions les spectateurs passifs de sa destruction. Lacarrière, cet « étranger », avec sagesse et sensibilité, aimait aussi profondément la langue des poètes que celle des faubourgs misérables.
Ce qu’on lui a donné et qui l’a enrichi, il nous le rend avec son Eté grec. Un livre essentiel. Un livre d’Histoire, d’ethnographie, de sociologie. La chronique d’une époque oubliée, recouverte par la poussière du progrès.