Si les mots « Mer Noire » évoquent pour beaucoup de gens une mer hostile et mystérieuse, l’Adriatique, bien qu’à deux pas, à deux heures de vol de la France nous est aussi méconnue. Comme continuent d’être méconnus, malgré l’actualité, les pays qui s’étendent entre ces deux mers et qu’on nomme les pays balkaniques. Des Balkans, que j’ai beaucoup parcourus dans les années soixante en me rendant en Grèce, j’ai gardé l’image d’une suite de mosaïques humaines hétérogènes où langues, sol, traditions et histoire ne coïncidaient jamais. Mais laissons là l’histoire qui serait trop longue et qui d’ailleurs est très bien résumée dans les différentes introductions de cet ouvrage. L’ignorance qui est celle de l’Europe à l’égard de l’histoire de ces pays s’étend aussi évidemment à sa littérature. Je me souviens après la guerre de l’incrédulité des gens de lettre parisiens lorsque parurent les premières œuvres en français d’Ivo Andric et de Dusan Matic, romancier et poète serbes renommés. Non, ce n’étaient pas des Martiens, mais des écrivains d’aujourd’hui ! Avec l’arrivée des régimes communistes, on aurait pu penser qu’un léger dégel les aurait rapprochés de nous, mais non, ce fut exactement le contraire : un parfait et total glacis militaire, politique et culturel.
Et le théâtre dans tout cela ? Eh bien, le théâtre y fut – y est toujours – l’un des meilleurs et des plus forts miroirs de cette réalité incohérente, tragique, absurde. Dans sa présentation du théâtre albanais contemporain, Dominique Dolmien a d’ailleurs à ce sujet une phrase tout à fait révélatrice : « Quand les théâtres de l’Ouest jouaient l’absurde, ceux de l’Est le vivaient ». C’est vrai, l’absurde en ces pays n’avait rien de scénique ou de théâtral, il imprégnait la vie collective quotidienne à tous ses niveaux. Que faire alors face à un présent et un avenir dépourvus de sens, à un régime et un parti dont la langue n’était pas de bois mais de béton, et des autorités aux décisions courtelinesques ? Il n’y a que trois réponses possibles, sur scène ou dans la vie : le silence, l’exil ou la dérision. C’est cette dernière qui l’emporte très nettement dans la plupart des pièces présentées ici, dérision qui est une des formes les plus poussées et les plus efficaces de l’humour, et aussi le goût des situations extrêmes, des impasses définitives. Les rapports humains Les plus brutaux, les sentiments les plus mesquins, les jeux les plus cyniques, les calculs les plus dérisoires deviennent monnaie courante dans ce théâtre – dans ces théâtres faudrait-il dire car ils ont tous un air constant de parenté – cynisme, cruauté qui ont pour envers une impitoyable lucidité. Non, on ne s’ennuie pas devant ces couples assassins, ces vivants qui meurent soudainement sans raison, ces morts qui ressuscitent aussi sans raison. Le théâtre devient un véritable décapant des mensonges individuels et désillusions collectives.
Ainsi poussée en ses limites extrêmes, la dérision devient comme la sœur du néant. C’est bien pourquoi, comme l’indiquent les présentateurs de ces œuvres, beaucoup d’auteurs ont pris pour modèle – jamais véritablement contraignants – Ionesco, Beckett, Pinter – qui, eux n’ont pas vécu mais imaginé l’absurde. Il y a dans tous ces textes, une radicalité, un désespoir, un jusqu’au-boutisme mais aussi une clairvoyance et une énergie prodigieuses. Rien de tel dans la production actuelle de l’Occident en mal, non de frontière ou de reconnaissance, mais d’authenticité. Ici, tout est authentique, l’histoire comme l’horreur, le rire comme la détresse, la bêtise comme l’ingéniosité. Toutes ces œuvres témoignent d’une histoire collective toujours à vif, de plaies jamais encore cicatrisées, de prisons jamais libérées, de frontières jamais définies. Pourtant, en lisant ces textes, si forts, insolites, et merveilleusement insolents, je n’ai cessé de me dire en pensant à tous ces auteurs, morts ou vivants : leur histoire collective est une série de catastrophes, leurs espérances un défilé d’abîme, leurs loisirs une suite de soûleries mais ils ont quelque chose à dire, déclamer, dénoncer, moquer, crier, défier. Leurs désespoirs, leurs drames, certes, ne sont pas nouveaux sous le soleil – surtout celui de ces pays – mais ils sont traduits dans une langue si expressive, neuve et nue, que leur message est on ne peut plus clair : si le mensonge du monde est dans les coulisses de l’histoire, la vérité de l’homme est sur la scène.
Jacques Lacarrière, septembre 2000
Préface à De l’Adriatique à la mer Noire
Association Rencontre Européennes du Livre de Sarajevo
Centre André Malraux
Etonnants Voyageurs
Collège Internationnal des Traducteurs Littéraires d’Arles
Préface à De l’Adriatique à la mer Noire,
Ecritures théâtrales, Maison Antoine Vitez,
Centre international de la traduction théâtrale
Rencontre avec Jacques Lacarrière