« C’est un peu délicat à soutenir devant vous, à Saint-Malo, mais je crois que le rêve de l’homme n’est pas tant de naviguer que de s’envoler. Il y a de cela quelques années j’avais consacré un livre à Icare, L’Envol d’Icare. Le pauvre a mal fini, c’est vrai, mais l’entreprise était grandiose… »
Moment d’émotion, dans le grand auditorium bondé. Maëtte Chantrel, en ouverture de cette matinée du lundi 25 mai 2015 consacrée au 25e anniversaire d’Étonnants Voyageurs, a sélectionné quelques images enregistrées lors du 10e anniversaire, avec, réunis sur un même plateau, Jim Harrison, Alvaro Mutis, James Crumley, Paco Taïbo II, Jean Malaurie, Théodore Monod, Jacques Meunier, James Welch – beaucoup, depuis, en allés mais qui nous restent si proches – et puis l’ami Jacques Lacarrière, s’avançant sur la scène, avec à la main le petit album de nos 10 ans tout frais sorti des presses. Combien, dans l’auditorium, ce lundi, étaient déjà présents la première fois ? Et tant d’images, pour nous tous, qui affluent alors, le souvenir de rires, d’escapades, de discussions jusqu’au cœur de la nuit. Les yeux de Nicolas Bouvier se plissent, malicieux, dans un nuage de fumée, Gilles Lapouge, la voix lointaine, rêve au voyage qu’il fera peut-être vers cette frontière qu’il vient de découvrir, délimitée sur des dizaines de kilomètres par une rangée de rhododendrons, Jacques Meunier et Pascal Dibie poussent la porte, hilares, garnements ravis de leurs polissonneries après avoir donné leur spectacle, dans une salle de l’hôtel Chateaubriand, sur certains rites des Indiens d’Amazonie, retransmis imprudemment en direct sur une radio catholique rennaise, trompée par le titre, la responsable presque à genoux en prières au fond de la salle tandis que les deux loustics débitaient en un crescendo savamment dosé leurs histoires de plus en plus scabreuses sur la sexualité inventive des Amazoniens, Alvaro Mutis qui somnolait sous sa toute nouvelle casquette de marin part d’un rire strident, inextinguible, Redmond O’Hanlon, d’un geste du bras fait apparaître sur la table une bouteille de champagne, puis deux, dans quelle poche prodigieuse de sa veste cache-t-il ses bouteilles pour qu’elles sortent ainsi à la moindre occasion, et l’ami Jacques après des variations prodigieusement érudites sur la coquille du Bernard-l’hermite, évoque à mi-voix l’entreprise folle qui fut la sienne le matin même et qui faillit se terminer en apothéose, il s’en fallut d’un rien, d’un cheveu, d’un souffle d’air qui avait manqué, au moment essentiel – l’histoire, justement, que Jacques entreprend de raconter, l’album à la main, dans cette petite séquence d’évocation du 10e anniversaire :
– La photo que vous voyez est historique ! Ou a failli l’être… Il y avait du vent, et j’étais ce matin-là dans une forme exceptionnelle. Comme Sophie Bassouls, une amie dont j’apprécie énormément le travail, voulait me photographier, je lui ai proposé de me suivre : « Prévoyez un long film, car ce que vous allez voir est quelque chose d’inouï ! »
La salle avait retenu son souffle.
– C’est pourquoi vous me voyez les bras tendus, un pied déjà levé. Je le sentais, j’en étais sûr : j’allais m’envoler ! Et je ne me suis pas envolé… Je me suis longtemps demandé s’il fallait que j’eusse disparu dans le ciel comme Icare ou que je reste sur terre avec vous…
Rires. Applaudissements émus. Pourtant, Jacques ne dit pas tout. J’étais ce jour-là au balcon de ma chambre, à l’hôtel Océania, face à la grande plage de Saint-Malo, témoin émerveillé. Jacques était presque à mes pieds, Sophie virevoltait, l’œil collé à son Leica. Ce petit matin, oui, tenait du miracle, le soleil naissant allumait des flaques de lumière sur le sable mouillé, l’air, vif encore, était d’une légèreté grisante, j’allais les appeler, tous deux, lorsqu’un souffle un peu plus fort l’avait tout à coup soulevé, emporté dans les airs jusqu’au Fort national, avant de le ramener et de le déposer dans un soupir, comme si Jacques avait fait le choix, malgré la promesse du ciel offert, de rester parmi nous… Sophie, témoin de toute la scène, est restée jusqu’à présent d’une belle discrétion, les seules photos parues sont celles des préparatifs, mais je sais qu’elle ne me démentira pas.
Il fut donc de l’aventure « Étonnants Voyageurs » dès la première édition, et n’en manqua pas une seule, comme il fut de l’aventure de la revue Gulliver née en avril 1990, rassemblant nombre des écrivains qui allaient devenir les amis fidèles de Saint-Malo autour de cette idée d’une littérature « voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde ». C’est donc tout naturellement qu’il était devenu membre (un membre très actif, toujours pétillant d’idées) de l’association. Et le public le retrouvait chaque année avec bonheur, au café littéraire avec Maëtte Chantrel, à la Tour des Moulins avec son complice en poésie Yvon Le Men, où Sylvia Lipa, sa femme, et lui enchantaient le public par leurs lectures, comme dans de multiples rencontres évocations, débats, rencontres, qu’il illuminait de son humour et de son immense érudition.
« Illuminait » : c’est le mot juste. Il était un de ces rares écrivains qui savaient faire de leur savoir de la lumière. Et nous gardons en souvenir quelques instants de grâce, comme à Sarajevo, où il avait bouleversé le public par un magnifique hommage à Danilo Kis, ou cette «rencontre d’amitié » autour de Nicolas Bouvier, avec Jacques Meunier et Gilles Lapouge, les complices de toujours – tant d’autres encore, qu’il faudrait citer… Il avait la grâce.
Un immense écrivain. Amoureux fou de la si Grèce, bien sûr, où il avait passé une bonne partie de sa vie, mais aussi de l’Inde, on le sait moins (parti pour l’Inde, il était tombé malade à mi-chemin nous racontait-il, et avait ainsi découvert la Grèce, et lorsqu’à sa deuxième occasion de la découvrir, il était de nouveau tombé malade, il y avait vu comme un signe) de l’Anatolie, de l’Égypte, des mondes celtiques (à preuve La Forêt des songes, fantaisie autour des thèmes arturiens auquel il tenait beaucoup), passionné par le bouddhisme comme par les gnostiques, il était, au delà de la Grèce, profondément, un « homme du monde ». La manière française de tout cataloguer l’associe quasi exclusivement à la Grèce. À tort. Reste donc encore à prendre la mesure de son projet : à travers les cultures, les paysages et les chemins du monde, dessiner les contours d’une métaphysique de l’imagination créatrice. Autrement dit : par le travail de l’écriture, réenchanter continûment le monde.
Il est des êtres, ainsi, dont on se dit qu’il n’était pas possible qu’on ne les rencontre pas. L’essentiel de nos conversations tournait autour de nos livres d’élections – Giono, Panait Istrati, pur génie littéraire, si peu lu, si mal connu –, tout au plaisir de se découvrir de nouvelles connivences, membres avec Nicolas Bouvier et Gilles Lapouge, pour le coup, d’une petite fratrie. Non, tout cela ne tenait pas au hasard…
Nos livres d’élections, et puis la gnose. Pour ceux que le mot effraie : le déploiement de ce qu’implique l’idée d’une imagination créatrice – le réenchantement possible du monde. Nos chemins, pourtant, avaient été si différents ! Mais cela, sans doute, tenait à des époques différentes de découverte : années 1960 pour lui, où Gurdjieff passait pour un maître à penser, comme le romancier-philosophe Raymond Abellio, avant la découverte pour lui d’Alexandrie, suivi d’un voyage en Bosnie sur les traces laissées par les Bogomiles ; fin des années 1970 pour moi, dans l’arrachement aux idéologies du temps, par la découverte des textes lumineux d’Henry Corbin sur les hérésies des religions du livre et la coïncidence saisissante entre sa philosophie de l’Imagination créatrice et l’intuition profonde du romantisme allemand dans laquelle j’étais alors plongé. Mais qu’importe la porte ? Compte le chemin dans l’espace ouvert au-delà, où nous nous étions trouvés.
On insiste peu sur cette dimension spirituelle de Jacques Lacarrière, aussi j’apprécie particulièrement que ce beau portrait de Florence Forsythe, qui paraît dix ans après qu’il nous ait quitté, en souligne l’importance : elle est capitale et sous-tend toute son œuvre, en ce qu’elle implique une idée très forte de la littérature, de ses pouvoirs et de ce qu’elle révèle de nous-mêmes. Notre dernière conversation – c’était après le festival 2005, il avait passé quelques jours à la maison, se préparant à son opération qu’on lui disait banale mais qui bien sûr le préoccupait – avait déviée sur un logicien-philosophe, Stéphane Lupasco, à l’œuvre considérable et pourtant à peu près ignorée. Si le fictif n’est pas le vrai il n’est pas non plus le faux, nous disions-nous, il oblige donc – autrement dit la littérature, la fiction, le poème obligent – à penser une logique à trois termes et non deux comme le faisait Aristote qui ne voulait connaître que le partage du vrai et le faux. Cette logique dite du « tiers exclu » devait être dépassée, ou englobée, dans une logique plus vaste qui serait dès lors du « tiers inclus »… Le nom de Lupasco nous était venu à tous deux en même temps. Moment d’étonnement : toi aussi ? Car enfin, qui lisait encore Stéphane Lupasco ? C’était lui, pourtant, qui avait pour la première fois défendu cette idée dans sa « Logique dynamique des contradictoires » en méditant notamment sur les implications de la physique quantique. Quantique et poétique, ça sonnait bien, il faisait beau, nous flottions comme en apesanteur sous la tonnelle, dans les odeurs de roses et de seringuas, accompagnés par un Chablis délectable, l’été s’annonçait déjà par un changement subtil de la lumière et les mots, les idées, divaguaient, tourbillonnaient libérés eux aussi des lois de la gravité et dans cet exercice Jacques était un maître. Étions-nous si loin d’Étonnants voyageurs ? Pas vraiment : cette idée des puissances de la littérature n’était-elle pas au cœur même du festival ?
Non, ce n’était donc pas un hasard si nous nous étions trouvés. Et pas un hasard, non plus, dans le soir venant à l’hôtel Karibé, en 2012, lors de la 3e édition d’Étonnant voyageurs en Haïti, si dans une conversation avec Hubert Haddad et Jean-Marie Blas de Roblès sur les puissances d’incandescence de la littérature étaient venus les mêmes livres-clés, les mêmes références philosophiques. J’avais rêvé alors Étonnants Voyageurs comme un caravansérail vers lequel convergeaient les longues caravanes de voyageurs, de pèlerins, d’aventuriers, de poètes aussi, venus des quatre horizons, où ils se retrouvaient, le temps de quelques jours, de quelques nuits, pour dire les effrois et les merveilles du vaste monde…
Un homme du monde, oui. Aimant la vie, le vin, les amis, bref, le « bel aujourd’hui » : la plongée dans les cultures du passé n’était pas chez lui un refuge, mais une manière de donner sens, profondeur, intensité, couleurs au présent : « J’aime le siècle ou je suis né, disait-il : je m’y sens bien et je n’ai jamais feint, comme tant d’autres, de m’y croire inadapté ou exilé. »
Pour un numéro de la revue Gulliver consacrée à la littérature de voyage, il avait proposé cette introduction, qui le résume si bien : « Le but du voyage ? Aucun, si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement possible. Se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguin des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : “Crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres.“»
Jacques Lacarrière l’enchanteur.
Michel Le Bris