Texte rédigé à la demande de Jean Malaurie en 1994 pour le volume Terre Humaine 2 destiné à paraître en 1995 et qui reprend un exposé donné à l’Institut Finlandais le 12 octobre 1994.
Il n’est guère facile de parler de la Grèce et de la lumière grecque après ce que vous venez d’entendre. Mais peut-être que voir ainsi se succéder en une même soirée un témoignage sur les camps de déportation en Allemagne comme celui de Sachso et une expérience en pays méditerranéen comme celle de l’Été grec est révélateur de ce qu’est la collection Terre Humaine, ce fraternel côtoiement d’expériences, de témoins et d’auteurs foncièrement différents. Avant de devenir moi-même auteur de cette collection, j’en fus – et j’en suis toujours – un lecteur passionné. Certains récits sont demeurés pour moi inoubliables, et certaines images continuent de me hanter comme celles de Francis Huxley dans Aimables Sauvages avec ses lumières matinales sur le fleuve Amazone et les habitants des villages-oasis établis dans l’enchevêtrement de la forêt vierge.
Ce n’est certainement pas une simple figure de style que de dire qu’il existe une famille Terre Humaine, d’autant plus évidente que ses membres ne se connaissent guère entre eux et pour cause : Beaucoup n’y sont pas des auteurs ni des ethnologues mais des témoins, des indigènes, des autochtones, des quidams, oserais-je dire, les quidams d’un clan, d’une ethnie, d’une terre ou d’un continent devenu soudain précieuse ou précieux grâce à eux. Ce lien miraculeux unissant à travers le monde et le temps autant de parents inconnus, c’est d’abord à Jean Malaurie qu’on le doit, à la perspicacité et à l’objectivité de ses choix. Dans cette collection, il n’y a nul favoritisme, ni complaisance, ni renvois d’ascenseurs (expression rituelle et codée qui fut longtemps pour moi énigmatique jusqu’au jour où je compris qu’elle désignait dans les tribus éditoriales de la rive gauche de la Seine des services et des faveurs prodigués en échange d’autres services et faveurs). Ni la forêt amazonienne ni le désert arabique ni les fermes de l’Alabama, ni les oasis tunisiennes ni les plaines hongroises ne connaissent ces sortes d’ascenseurs. Par contre, si les différentes œuvres de cette collection ont entre elles plus qu’une ressemblance malgré la diversité des sujets, des auteurs et des lieux, c’est parce qu’elles correspondent à la même exigence dans le regard porté sur son propre monde ou sur celui des autres.
Mais venons-en à l’Été Grec puisque je suis venu ici pour parler de ce livre. Quand Jean Malaurie me demanda d’écrire un livre pour sa collection sur mes années passées en Grèce, ma première réaction fut plutôt négative. « Sur la Grèce ? Depuis les voyages de Lamartine et de Chateaubriand, il a bien dû paraitre une centaine de récits de voyages ou de séjours en Grèce. Est-il vraiment nécessaire d’en ajouter un cent-unième ? Et puis, d’abord, je ne suis pas du tout ethnologue. » Voilà à peu près ce que je dus répondre alors à Jean Malaurie. A quoi il me répondit : « C’est parfait ! Je ne veux justement pas d’ethnologue ni de spécialiste. Je veux la Grèce que vous avez vue, la Grèce où vous avez vécu. »
Je cédai non à contrecœur bien sûr mais avec une certaine appréhension. En raison une fois encore, de l’ampleur et aussi de la relative proximité de ce sujet. Les Grecs ne sont ni des Nambikwara ni des Guayaki, je veux dire par là que ce n’est pas un peuple sans écriture, qu’on ne visite presque jamais et en voie de disparition. D’ailleurs nous ne savions pas tellement de choses non plus sur les Esquimaux Inuit, les paysans anatoliens, les fermiers de l’Alabama ni même les marins pécheurs de Fécamp avant la parution des livres de Terre Humaine sur ces sujets. Le problème de la Grèce, qu’il s’agisse de celle d’aujourd’hui ou de la Grèce antique, c’est que son histoire s’est poursuivie sans discontinuer depuis 3000 ans et surtout que sa culture continue d’alimenter la nôtre par ses mythes, ses philosophes, ses concepts toujours vivants. Le voyage, ici, devient pèlerinage comme à Rome ou à Jérusalem. Je me mis néanmoins à la tâche, me disant qu’après tout, j’avais au moins un avantage sur mes prédécesseurs : celui de venir justement après eux. Ni Chateaubriand ni Lamartine ni Edmond About ni Maurice Barrès n’ont connu la guerre civile grecque de l’après-guerre ni joué Les Perses au théâtre d’Épidaure ni intimement vécu dans les Cyclades avec quelques Nausicaa ou Calypso. Comme j’avais aussi sur eux ou la plupart d’entre eux l’avantage de connaitre le grec moderne, cela m’évita de le confondre avec l’albanais, comme le fit Chateaubriand lors de ses premières rencontres avec des Grecs en fustanelle. Cela m’évita également de m’étonner bruyamment que les Grecs modernes ne parlent plus tout à fait comme au temps de Platon.
C’est donc ainsi qu’au cours des années suivantes à partir de l970 (je dis : années suivantes, car ma première conversation avec Jean Malaurie dut avoir lieu dans les années 1967-68), je me mis à la rédaction du livre qui ne s’appelait pas encore l’Été Grec. Le problème alors fut moins la rédaction ou l’écriture du livre que sa construction. Il fallait pour ce faire trier sérieusement treize années d’approches, de rencontres de passions et d’agacements, d’enthousiasmes et de déceptions mais peu, il faut le dire, d’observations concrètes. De plus, la Grèce après ces années grecques n’était plus pour moi un pays exotique, en tout cas étranger mais une seconde, et même en certains cas, une première patrie. J’avais failli m’y installer définitivement et n’eût été le coup d’État des colonels d’Avril l967 qui m’interdit de retourner dans ce pays (j’étais alors en France pour quelques mois) peut-être encore aujourd’hui et ne serais pas là pour parler de l’Été Grec.
La question essentielle fut celle de la documentation qui devait nourrir mes souvenirs et impressions purement personnels. Je tenais en certains domaines, à me montrer précis, concret, à éviter les rapprochements faciles et les synthèses superficielles, à rendre compte avec minutie ou tout au moins exactitude de ce que, si souvent, j’avais vécu. C’est ainsi, par une recherche sur mes notes personnelles mais aussi sur des documents écrits, visuels et sonores rapportés de Grèce (et qui constituent aujourd’hui encore ma mémoire grecque), que je pus nourrir avec précision les pages de la vie des moines, les liturgies du mont Athos, celles des îles grecques où je séjournai, l’histoire de la guerre d’Indépendance et son sillage toujours vivant dans la Grèce d’aujourd’hui et la vie d’un village grec traditionnel dans l’île de Chios, à l’automne l966.
Quand le livre parut en l976, je fus le premier étonné du succès qu’il connut alors. Le « centième-unième » livre sur la Grèce n’avait pas découragé les lecteurs ! Qu’apportait-il donc de nouveau par rapport aux autres ? Pour répondre à une telle question, il faut d’abord se dire que la façon dont le monde grec nous est présenté et enseigné en France est très souvent partielle. Au Lycée, à l’Université, on n’enseigne que le grec ancien, à de très rares exceptions près, l’on enseigne aussi le grec médiéval et moderne. De plus, c’est une habitude en France, une habitude avant tout universitaire, que de sérier les époques et donc leurs spécialistes. Les hellénistes, qui sont encore nombreux en France, heureusement, arrêtent leur étude de la Grèce en 530 après J.C., année où l’empereur Justinien ferma définitivement l’académie d’Athènes et interdit dans tout l’Empire l’enseignement de la philosophie païenne. Les byzantinologues, eux, qui étudient la Grèce médiévale et chrétienne, prennent donc le relais à cette date mais pour arrêter à celle, tout aussi fatidique, de l453, année de la prise de Constantinople par les Ottomans. S’ensuit une période d’occupation de quatre siècles, époque où les archives sont rares, faites de sables mouvants où ne s’aventurent guère que les historiens des Balkans. Puis, à partir de 1830 et l’accès de la Grèce à l’indépendance, a commencé ce qu’on appelle l’époque néo-grecque, celle des philhellènes (qui remplacent alors les hellénistes), puis des voyageurs romantiques et enfin des touristes. Autrement dit ; l’histoire millénaire de la Grèce est littéralement « scannerisée », découpée en tranches étanches les unes aux autres alors qu’en dépit de tous ces drames, mutations, occupations, révoltes et massacres, la Grèce ne cessa jamais d’être la Grèce, païenne puis chrétienne, libre, occupée, de nouveau libérée. Quant à la langue, elle ne cessa de continuer, de s’écouler, à la fois identique et mouvante, d’Homère jusqu’aux poètes modernes. Peut-on partager, découper, séparer, voire étanchéifier les eaux d’un fleuve ? Je crois que l’apport essentiel de mon livre a été de poser ce problème et de montrer l’unité de la Grèce et de la langue grecque malgré les avatars de son histoire. De montrer qu’il n’existait qu’une seule Grèce, sous des vêtures ou défroques diverses et qu’il ne faut jamais, en l’occurrence, se fier aux apparences. Les Grecs qu’on voit sur les gravures du siècle passé, vêtus de fustanelle et chaussés de tsarouques, c’est-à-dire d’apparence entièrement orientale, qu’elle soit turque, valaque ou ottomane étaient pourtant des Grecs authentiques, parlant une langue qui provenait de la Koinè la langue parlée au temps des Évangiles, elle- même continuation de la langue grecque antique.
Une des pages de l’Été grec sur cette pérennité de la langue m’a valu un abondant et passionnant courrier, surtout de la part de mes lecteurs grecs[1]. Il s’agit de l’épisode des deux enfants pauvres, qui jouent au bord de la mer sur une plage de Béotie en tourmentant un crabe. L’un des enfants demande à l’autre : « Alors ce crabe, qu’est-ce qu’il fait ? » Et l’autre lui répond « Charopalévi », c’est à dire littéralement « il lutte contre Charon », il agonise. Or Charon ou Charos, dans sa forme grecque tardive, personnifiait la Mort en personne pour les Grecs anciens. En employant cette expression, ces deux enfants quasiment illettrés ne pensaient évidemment pas à Charon ou Charos mais ils utilisaient inconsciemment un mot et un nom vieux de plusieurs siècles. Cet exemple, et bien d’autres encore que je relate dans le livre, me rendit témoin, en quelque sorte d’une permanence et d’une continuité qui échappaient aux spécialistes en raison même de leur spécialisation. Car ce mot appartient, lui, à tous les siècles de la Grèce, il fond en lui la Grèce antique, médiévale et moderne.
Voilà donc, je crois, l’apport essentiel, original de l’Été Grec en tant que cent-unième ouvrage sur la Grèce. Les voyageurs du siècle dernier et aussi beaucoup de voyageurs modernes allaient ou vont en Grèce pour y chercher des survivances de la Grèce antique et ne les trouvant plus dans les musées déclarent doctement que la Grèce est devenue pays batard. Erreur monumentale, la Grèce n’est pas un pays batard mais un estuaire, c’est-à-dire un fleuve qui pendant trois mille ans s’est enrichi de l’apport de tous les affluents apportés par l’histoire. Qui peut, avec certitude, déterminer dans l’estuaire la quantité exacte d’eau en provenance de la source ? Ce n’est pas toujours très facile mais ce qui est sûr, c’est qu’il y en a, sinon le fleuve aurait changé de cours, de rives et … de nom.
Ultime et récent exemple de cette continuité, de cette permanence d’une langue et d’une lumière : je viens de terminer la traduction d’hymnes orphiques (attribués à Orphée) datant probablement du second siècle de notre ère mais qui comportent encore beaucoup d’expressions et de métaphores homériques. Et en même temps, je prépare une anthologie de ces chants populaires accompagnés de bouzouki devenus à la mode en Grèce après la guerre mais qui datent du début du siècle, un folklore venu d’Asie Mineure mais authentiquement grec dans sa langue et son inspiration. Dix-huit siècles séparent ces deux formes de poésie, la poésie orphique et la poésie rébétique. Et plus encore les séparent les mondes foncièrement différents qu’ils supposent et qui les nourrirent : les communautés mystiques d’Antioche et d’Alexandrie au second siècle, pour les Orphiques, les bas-fonds de Salamine et du Pirée adonnés au vin et au haschisch, pour les Rébétès, les compositeurs de ces poèmes modernes et populaires. Et pourtant, quelque chose de familier et de semblable s’écoule à travers eux. Comme si, que ce fut pour Aphrodite et Dionysos ou le haschisch et le vin, une même langue, un même amour, une même extase les liaient le temps. Oui, une même langue, telle que les siècles l’ont changée en la nourrissant et en la maintenant. La Grèce n’est pas un pays batard, c’est un pays fidèle, obstiné, mémorial.
Jacques Lacarrière
[1] L’Été Grec a été traduit en grec et parut à Athènes