Au printemps 2005, Jacques Lacarrière est l’un des coordinateurs de la conférence internationale que la BNF organise autour de l’exposition dédiée à Terre humaine.
Propos recueillis par Florence Groshens pour Chroniques
Terre Humaine, une aventure éditoriale et scientifique.
Chroniques : Quelles furent les circonstances de la publication de L’Été grec ?
Jacques Lacarrière : Jean Malaurie me contacta en 1969 pour me demander d’écrire sur la Grèce, pour la collection Terre Humaine. Je me souviens lui avoir répondu : « Je suis flatté de cette proposition, mais je ne suis pas du tout ethnologue. » Ce à quoi il répliqua : « Justement ! Je ne cherche pas le travail d’un spécialiste de la Grèce, mais votre vision à vous, celle d’un helléniste, avant tout écrivain, voyageur, poète et aussi militant engagé. » À l’époque, la Grèce était sous la dictature de colonels fascistes qui avaient pris le pouvoir en avril 1967. C’est la raison pour laquelle j’avais regagné la France. Il n’était plus question pour moi de retourner en Grèce : aux côtés des étudiants et des réfugiés grecs en exil, nous avions créé une revue d’information et de résistance à la dictature. J’ai bien sûr accepté la proposition de Jean Malaurie. Une chose me tracassait : la Grèce avait eu, avant moi, des centaines de voyageurs et d’écrivains qui l’avaient décrite en détail ! Il est vrai que J’étais le seul à l’avoir connue lors des années de « l’après-guerre » où elle sortait d’une guerre civile meurtrière. Je fus le premier étranger à débarquer à Corfou en 1950. Jusqu’en 1966, j’ai parcouru le pays en toute liberté, de la Crète au mont Athos, des îles des Cyclades à Olympie ou à Ithaque, séjournant dans certains lieux comme l’île d’Hydra ou celle d’Amorgos. J’écrivais des notes personnelles, des poèmes, des notes « savantes » ou descriptives, sans la moindre idée de publication. Ce qui me permit de rencontrer une Grèce authentique, c’est que…j’étais sans ressources précises.
Chroniques : Vous décrivez un va-et-vient constant entre le passé et le présent, la Grèce d’Homère, la Grèce byzantine et celle d’aujourd’hui. L’un des intérêts de L’Été grec est-il de montrer les liens entre ces différentes « Grèces » ?
Jacques Lacarrière : Il y a en France une sorte de « scannérisation » des travaux sur les civilisations d’autrefois. Pour ceux qu’on nomme hellénistes, la Grèce s’arrête en général au Ve siècle après J.-C., quand l’empereur Justinien ferme définitivement l’académie d’Athènes. Les byzantinologues prennent la relève avec la Grèce chrétienne jusqu’à son effondrement avec la prise de Constantinople par les Ottomans, en 1453. Ensuite, il y a quatre siècles de total effacement jusqu’à ce que la Grèce reprenne vie, en 1830. Vient alors le temps des néo-hellénistes. Je n’ai jamais voulu de ce compartimentage. Si la Grèce existe encore, c’est parce que sa langue n’a cessé d’être parlée depuis quarante siècles avec tous les changements que subit une langue vivante. J’ai traduit aussi bien des textes antiques — Sophocle, Hérodote, les Hymnes orphiques—ainsi que des chroniques byzantines, des chants populaires du temps de la Guerre d’indépendance et des poètes surréalistes modernes. « Il n’y a qu’une seule Grèce puisqu’il n’y a qu’un seul peuple et une seule langue », disait le poète Georges Séféris, que j’ai traduit en 1963, et qui eut alors le prix Nobel. L’Été grec est au fond le récit personnel, aussi précis et poétique que possible, de ce fil ininterrompu et de l’expérience humaine et personnelle que j’en ai eue.
Chroniques : Selon vous, le lien fondamental entre la Grèce antique, byzantine et contemporaine, est la langue grecque.
Jacques Lacarrière : Le poète Odyssea Elytis (Prix Nobel, 1979), que j’ai traduit, a cité au cours de son allocution des mots grecs courants : Ouranos, le ciel ; Thalassa, la mer ; Dromos, le chemin ; Sophia, la sagesse ; Anthropos, l’homme) qui sont les mêmes depuis Homère ! N’oublions pas que les Évangiles sont écrits en grec. La Grèce est le seul pays qui a connu la mutation du christianisme sans avoir à changer de langue. C’est même là l’origine du mot « orthodoxe » qui signifie « croyance droite », mais aussi « ligne droite ». Sans oublier que le grec continue d’alimenter le lexique de toutes les sciences de ce siècle, qu’il s’agisse des sciences humaines (anthropologie, ethnologie) ou des sciences physiques et naturelles comme la zoologie et l’astronomie. L’informatique paie aussi son tribut au grec avec le mot « cybernétique » emprunté par le savant américain Norbert Wiener au traité d’Aristote Le Politique. La langue reste ce film interrompu qui relie Homère aux poètes grecs d’aujourd’hui.
Chroniques : Qu’en est-il de la Grèce de 2004 ?
Jacques Lacarrière : La Grèce de 2004, celle des Jeux olympiques, a effectué une nouvelle avancée vers l’Europe. J’ai eu l’occasion, au mois de février, de rencontrer les étudiants du nouveau campus universitaire de la banlieue d’Athènes : je n’ai vu chez eux aucune différence avec les étudiants de n’importe quelle université européenne.
J’ai connu un pays dur, exsangue : la Grèce d’après-guerre. J’ai connu ensuite un pays convalescent après la chute des colonels. La Grèce d’aujourd’hui, bien qu’elle se sente plus un pays balkanique que méditerranéen, sait qu’elle appartient pleinement à l’Europe. Notons que ce nom lui aussi est grec, celui d’une princesse phénicienne enlevée par Zeus jusqu’en Crète par la voie des mers !