« Prends la compréhension de l’Orient et Le savoir de l’Occident – et ensuite cherche ».
Comment définir la personne et l’enseignement de Georges lvanovitch Gurdjieff, né en Russie d’un père grec et d’une mère arménienne en 1877 et qui, sa vie durant, de Tbilissi et d’Essentuki à Moscou, de St. Pétersbourg à New-York, d’Istanbul à Paris (où il mourut en1949), ne cessa d’œuvrer pour ce qu’il nomma Le Développement Harmonique de l’Homme ?
Notons bien ce terme Harmonique – et pas seulement harmonieux – auquel il tenait tant. Là, réside une des clés de son enseignement et la raison d’être des hymnes, chants, prières, invocations, rythmes et danses qu’il composa à l’intention de ses élèves.
En musique, une harmonique est un son dont la fréquence est un multiple du son fondamental, une résonance ajoutant sa propre vibration à celle du son premier dont elle est un écho différent mais indissociable.
Avec l’être humain, ce terme suppose que la nature de ce dernier peut elle aussi s’enrichir en se multipliant, se développant sur une gamme ou une échelle plus vaste, mais toujours à l’unisson des lois et énergie du monde environnant. Un siècle ou presque avant les astrophysiciens d’aujourd’hui, Gurdjieff nous dit que l’Homme est une poussière d’étoiles mais une poussière perfectible – disons même prometteuse, détentrice de conscience, susceptible d’éveil.
A l’opposé des principaux enseignements de son temps et surtout loin des catéchismes habituels aux différentes religions, la voie initiatrice proposée par Gurdjieff passait d’abord essentiellement et viscéralement par le corps. La pleine connaissance et conscience du corps- non seulement du corps au repos, en posture méditative mais aussi et surtout du corps en mouvement, du corps dansant fut toujours à la base de l’enseignement de Gurdijieff. D’où le rôle, l’importance de la musique et de la danse en cet apprentissage.
Né dans une communauté gréco-arménienne nourrie d’apports russes et turcs, Gurdjieff connut très tôt les beautés et les hymnes de la liturgie orthodoxe, la nostalgie des chants arméniens et, plus tard, au cours de ses nombreux voyages en Asie centrale, les prières, les chants et les danses des confréries soufies.
Lorsqu’il y a quelques années, je découvris moi-même au cours de mes séjours en Anatolie l’exaltation et la rigueur de ces rituels soufis, j’eus le sentiment de retrouver, vivantes et intactes, les musiques composées par Gurdjieff et les chemins d’éveil qu’elles peuvent tracer en nous.
Oui, le corps humain peut devenir une voie royale menant à l’épanouissement de l’être humain. Loin d’être l’antre du péché ou l’asile de la perdition, il peut être alcôve de l’Éveil et chrysalide de l’Envol. N’est-ce pas ce qu’écrivait, ce que chantait déjà au XIII siècle, le grand poète soufi Yunus Emré sur les chemins d’Anatolie ?
« Nous avons plongé dans l’Essence
et fait le tour du corps humain
Trouvé je cours de l’univers
tout entier dans le corps humain.
Et tous ces cieux qui tourbillonnent
et tous ces lieux sous cette terre
Les soixante dix mille voiles
dans le corps humain découverts
Et la nuit ainsi que le jour
et les sept étoiles du ciel
Les Tables de l’initiation
sont aussi dans le corps humain.
Ce que dit Yunus est exact
et confirmés furent ses dires :
Là où va ton désir est Dieu,
tout entier dans le corps humain. »
Voilà pourquoi Gurdjieff accorda tant d’importance à la musique et à la danse dans ce qu’il nomma les Mouvements : pour faire du corps le compagnon et le complice des progrès de l’homme intérieur. C’est très certainement pour cela qu’on éprouve en écoutant cette musique une ineffable impression d’apaisement, de quiétude, d’acquiescement au monde environnant.
L’immense acquis musical de Gurdjieff transcrit par son compagnon Thomas de Hartmann et proposé ici dans l’interprétation complice et rigoureuse d’Alain Kremski permet enfin à ces œuvres si injustement méconnues de nous enchanter, certes, mais aussi de nous éveiller en nous restituant notre patrie d’étoiles.
Collection Ecrivains compositeurs,
Éditions OxuS, 2002
Gurdjieff, Le dernier des Pythagore
Alain Kremski, piano
Texte Jacques Lacarrière