Un théâtre d’ombres. Des ombres qui n’ont pas besoin d’écran ni d’histoire qui n’ont ni nom ni généalogie, un théâtre d’ombres libres et nues, anonymes et autonomes, affranchies des servitudes du relief et de la perspective (et donc de l’obligation de faire elles-mêmes de l’ombre !) tel est l’univers de Fassianos. Des ombres apparemment heureuses qui donnent parfois l’impression de flotter dans l’espace comme des nuages à forme humaine et qui, à d’autres moments, apparaissent comme des silhouettes massives, ancrées dans la réalité du présent. La plupart habitent un pays qui pourrait bien être la Grèce mais une Grèce réduite à deux dimensions et à quelques couleurs élémentaires, comme celles des vases antiques. Comme sur ces vases antiques, les figures modernes de Fassianos sont saisies dans un perpétuel contre-jour qui les rend à la fois précises et intemporelles.
Beaucoup de figures rouges antiques se découpent sur un fond noir uni, sur la nuit immémoriale qui vit jaillir les premières formes humaines. Les figures de Fassianos elles, se découpent le plus souvent sur un fond blanc uni qui vit ou exprime l’éternel présent de leur vie. Car ces figures, je le répète, ne racontent aucune histoire et encore moins une quelconque épopée, elles n’ont ni passé ni futur, elles occupent à plein temps le présent immédiat l’instant pétrifié de leurs gestes, comme les images d’un film brusquement arrêté.
Oui, elles habitent un pays qui pourrait bien être la Grèce, en tout cas un pays lumineux, estival et surtout un pays aéré, aérien, un pays éolien.
Avez-vous remarqué que le vent souffle très souvent dans ces œuvres, ébouriffant la chevelure des personnages et gonflant leurs amples vêtements, un vent venu peut-être du fond des mythes et qui serait le discret et presque invisible rappel de la légende d’Éole, un clin d’œil de la modernité vers l’ancêtre antique. Car si beaucoup de choses, d’éléments ont vieilli entre la Grèce d’autrefois et celle d’aujourd’hui, deux d’entre eux sont restés les mêmes : les odeurs de la terre et le vent.
Le vent n’a jamais d’âge et c’est pourquoi il n’a jamais de forme précise. Donner au vent un visage, c’est lui donner un âge. C’est bien le même vent qui passe dans les pages de l’Odyssée, qui enfle dans les voiles du bateau d’Ulysse lorsqu’il rencontre les Sirènes et qui décoiffe les personnages – si modernes – de Fassianos. Ils n’ont pas d’âge, eux non plus, parce qu’ils habitent un espace anachronique, comme celui des cartes à jouer et des blasons. Je dis “blason” car dans l’ensemble, l’univers de Fassianos se résume à quelques thèmes, objets, matériaux et symboles élémentaires. Quand je dis “élémentaire” je ne veux pas dire pauvre ou naïf, mais des objets, des symboles qui se suffisent à eux-mêmes pour composer, décomposer, recomposer avec ces éléments simples, un nombre infini de figures, de représentations, de moments particuliers. À la facon d’un kaleidoscope.
Ou encore de la même façon qu’Elytis lorsqu’il écrit dans Mes mathématiques supérieures :
“Un olivier.
Une vigne.
Un bateau.
Avec ces éléments, vous pouvez décomposer la Grèce.
Et donc vous pouvez aussi la recomposer”
C’est ainsi, à mon sens, qu’opère Fassianos : non pas en puisant à des sources chaque fois différentes mais au contraire en assemblant de façon chaque fois différente les pièces, c’est à dire les objets et les personnages – de son damier pictural. Cela pourrait paraître répétitif et fastidieux si Fassianos se contentait de combiner et de recombiner les mêmes éléments de son blason. Mais il se trouve que ces personnages, ces figurants d’un théâtre muet, ces acteurs d’un film arrêté, bref ces ombres suggèrent, malgré leur caractère unidimensionnel, un monde le plus souvent sensuel, langoureux et voluptueux, un monde à l’orée du rêve aussi, où la beauté passe comme au ralenti, sans urgence et sans pesanteur, avec la même fidélité et la même sensualité que le vent à travers les étendues et les langueurs du sommeil. Car ces ombres rêvent quelquefois.
A quoi peut bien rêver une ombre ?
Peut-être à ce pays précieux et très ancien dont parle Platon et où les hommes n’avaient encore que deux dimensions comme les personnages des vases ? Ce pays du bonheur encore sans épaisseur ? Ce sont eux finalement ces fantômes de jadis qui survivent aujourd’hui dans cette œuvre et portent jusqu’à nous, jusqu’à notre brutale, bruyante modernité, la grâce et la légereté des nuages humains de Fassianos.
Jacques Lacarrière
Galerie Rachlin – Lemarié Paris, pour l’exposition « La mythologie au quotidien »