Au moment de disparaître, Jacques Lacarrière nous offrait Dans la forêt des songes, une promenade au pays du gai savoir. Une fable libre, baroque et joyeuse, où se mêlent différentes époques et continents.
Quelques jours après la mort de Jacques Lacarrière, le 17 septembre 2005, nous pouvions lire son dernier livre, Dans la forêt des songes.
Cette forêt est prosaïque. Elle s’étend dans la Champagne crayeuse, près de Troyes. Elle est placide, banale et endormie, sans mystères ni coupe-jarrets, bourrée de chênes et d’ormes, riche en lapins et en écureuils mais pauvre en hippopotames, en sarigues et en singes hurleurs. Pourtant, il ne faut pas se fier à ces modesties. Quand Lacarrière, ou son délégué qui s’appelle Ancelot, s’y promène, les sirènes et les fées, les démons et les vierges, les catoblépas et les androgynes sortent de mille tanières ct font la sarabande. Ancelot est un chevalier sans cheval, sans armure et sans équipage. Il est habile à charmer les merveilles. Il faut dire qu’il a rencontré, dès ses premières promenades, un compagnon exceptionnel, un ara nommé Thoustra, résidant d’ordinaire en Amazonie et d’ailleurs dyslexique. Chemin faisant, Ancelot et l’ara Thoustra avisent des étrangetés et d’abord une colonne de pierre de quinze mètres de hauteur, au sommet de laquelle vaticine un stylite plus dépenaillé qu’un épouvantail. « J’aspire à l’ange », crie le stylite de sa voix de crécelle. Ses jambes et ses cuisses sont pleines de vers. Il s’en félicite. Plus son corps s’abaisse, plus son âme exulte.
Ancelot, le paladin sans armure, ne se contente pas de croiser de curieux personnages. Il réfléchit. Par exemple, la rencontre du stylite et de ses vers lui permet de poser la question que Descartes même n’a pas su résoudre : les huîtres ou les vers ont-ils une âme ? La réponse est lumineuse : tous les animaux ont une âme, pourvu qu’ils sachent parler. Ensuite, Ancelot examine le problème des anges. Il estime qu’en dépit de leurs ailes, les anges ne sont pas des oiseaux. Et comme Thoustra réclame des preuves, la réponse tombe, incontestable : les anges ne pondent pas d’œufs.
On a compris que le livre de Lacarrière est un livre de grand savoir. Simplement, ce savoir est un « gai savoir ». Lacarrière n’a jamais écrit un ouvrage aussi malicieux, aussi taquin, aussi fantasque. Il soumet son immense érudition à la loi de la légèreté et de la drôlerie. Il revisite tous les lieux, tous les mythes et toutes les sciences qu’il a fréquentés mais il les mélange, les déforme et les exalte.
Le résultat est une fable géante dans laquelle disent leur mot aussi bien les premiers ermites des déserts de Syrie, que les anacondas de la forêt amazonienne, la grâce princière des grues cendrées, des armées de chasseurs fantômes et très sauvages, le Grand Veneur et son énorme chapeau, une ondine érotique et inassouvie, une vierge enceinte, amie de Myriam la Galiléenne, une « belle au bois d’Orient » qui dort tout le temps, un éphèbe aux beaux seins, égaré entre les deux sexes, et qui s’appelle Avenir de l’homme.
Le perroquet Thoustra est enthousiaste. Jamais, dans ses jacarandas des antipodes, il n’eût imaginé pareille fête. Comme tout le monde, il croyait que la forêt de Troyes, malgré son nom (elle s’appelle en effet forêt d’Orient) était dépourvue de loups garous, de malandrins, de brucolaques, de mantichores ou de lémures et il s’aperçoit au contraire que toutes les légendes et toutes les fées du monde s’y sont donné rendez-vous.
Ancelot et Thoustra croisent un catoblépas, un de ces monstres tristes dont la tête est si volumineuse qu’ils ne peuvent avancer qu’à reculons, les yeux collés au sol, ce qui est une bonne chose d’ailleurs car un seul regard de catoblépas sur une jeune fille carboniserait celle-ci, la pauvre! Ce qui permet à Ancelot de nous dispenser encore un peu de philosophie : quoi qu’on en dise dans certains milieux, les humains sont très supérieurs aux catoblépas. Ancelot rectifie au passage certaines idées reçues : il nous démontre que le vampire est aussi triste qu’un catoblépas car, enfin, n’est-il pas harassant de devoir trouver chaque jour que Dieu fait une carotide à égorger ? Et que dire du dragon qui est obligé, à la moindre contrariété, de lancer feu et flammes ?
Des esprits portés au scepticisme opineront que cette forêt d’Orient est poétique, invisible et même inexistante. Ancelot et Thoustra ont vite fait de nous prouver le contraire. Cette forêt existe. Pour s’en assurer, il suffit de se fier aux preuves vraiment sérieuses de la réalité du monde : la rosée, la poussière ou les vents.
Que Jacques Lacarrière nous donne ce roman au moment de sa mort est déchirant : jamais il n’avait inventé une fable aussi libre, aussi baroque et joyeuse que celle-ci. Et ce livre a un mérite supplémentaire. Il atteste que l’œuvre de Jacques Lacarrière ne se limite pas à la célébration de la seule Grèce (antique et moderne). Les songes de la forêt d’Orient empruntent à la Grèce, sans doute, mais à dix autres territoires en même temps.
Le Péloponnèse ou le mont Athos ont formé, dans la vie et dans le travail de Lacarrière, un massif imposant. Athènes fut le lieu essentiel, le lieu fastueux, et le nombril de son monde. Mais il n’a jamais cessé d’élargir ses territoires : Chemin faisant parcourait toutes les routes de la France. Le Pays sous l’écorce interrogeait ces bestioles discrètes qui se cachent sous la peau des arbres. Sourates faisait écho aux sagesses du Coran. Et s’il a beaucoup écrit sur Alexandre le Grand et sa légende, sur Icare et sur L’Été grec, il a porté la même attention chaleureuse et intelligente aux fabliaux du Moyen Âge ou à Marie d’Égypte. À partir de la Grèce, il s’est enfoncé dans les épaisseurs de l’Asie, il a interrogé la Turquie, l’Égypte et sans doute l’Inde.
Avec ce livre ultime, Dans la forêt des songes, Lacarrière nous ouvre une province souvent masquée, mais présente tout au long de son parcours, le monde celtique. Ancelot, même s’il a perdu une lettre au cours de ses vagabondages, est un des compagnons de la Table ronde, comme sont celtiques les légendes ou les géographies qui hantent la forêt d’Orient : la « mère Lusine », le Grand Veneur, Tristan et Yseult, Brocéliande.
Quand s’achève leur balade dans la forêt de Troyes, Ancelot et Thoustra avisent le fils de Lancelot, Galaad, le seul compagnon de la Table ronde à avoir su poser la question qu’il fallait, dans le château du Roi Pêcheur, au moment où passe le cortège porteur de la lance ensanglantée et du vaissel appelé Graal.
Gilles Lapouge
Le Magazine Littéraire, les Livres du mois, roman français
Dans la Forêt des songes, Éditions Nil, 2005