La marche est-elle un sport ? Voilà une question qui ne m’a jamais particulièrement tourmenté mais comme on ne cesse de me la poser depuis que j’ai écrit Chemin faisant je vais essayer d’y répondre. Et cette réponse sera fort simple : la marche est une activité naturelle et native, aussi innée chez l’homme que le vol chez l’oiseau et la nage chez le poisson, elle n’est donc pas un sport. La course, elle, est un sport, pas la marche qui n’implique aucune disposition particulière (si ce n’est d’avoir deux jambes) ni aucun apprentissage spécialisé. Dieu merci, nous marchons très tôt dans notre vie et nul doute qu’Adam en personne à peine sorti des mains du Créateur, se soit mis à marcher sans aucun entraînement préalable (qui d’ailleurs le lui eut enseigné ?). Quant à Bouddha, il est bien connu qu’aussitôt né, il fit sept pas vers chacun des quatre points cardinaux, sacralisant ainsi un mode de déplacement qui, sans lui, fut resté confiné dans le banal et le profane. Il me parait donc inutile de préciser que marcher fut à l’origine une activité noble mais axée avant tout sur l’utilitaire. Je ne vais pas énumérer les dix mille raisons que l’homme préhistorique avait de se déplacer, lentement ou prestement selon qu’il voulait surprendre les ébats de quelque vierge magdalienne dans un torrent ou se soustraire aux empressements d’une lionne aurignacienne des cavernes. La marche est née avec nous, avec notre corps, ses jambes, son coeur et ses poumons. Elle est née avec notre souffle, notre respiration. Or respirer, chacun en conviendra est une activité utilitaire
voire nécessaire à l’inverse du sport dont l’avantage est d’être à la fois désintéressé, épisodique et facultatif. De nos jours, on n’a plus grand chose à craindre des lionnes ou des ourses des cavernes et l’on peut se promener en Dordogne dans la région des Eyzies par exemple, d’une façon plus décontractée qu’aux temps préhistoriques. D’une façon bucolique, voire buissonnière, même si aucun buisson ne balise votre chemin. C’est une activité qui, par son rythme lent, ne vous coupe jamais du monde naturel environnant. Le corps, le souffle s’adaptent vite au relief du terrain dont ils épousent la nature en des noces ferventes et discrètes et qui peuvent aller de l’andante à l’allegro vivace, de l’adagio au sostenuto selon que l’on marche en Beauce ou dans l’Himalaya. Le sport comporte par essence une fonction de compétition axée fatalement sur le plus, qui manque totalement à la marche. Il n’existe pas d’épreuve sportive consistant, par exemple, à courir le moins vite possible ou à lancer un poids le moins loin possible. Avec la marche bien au contraire cela devient réalisable. Urgence, vitesse, fébrilité et précipitation, voilà des termes qui sont là inconnus. Elle est l’ennemie déclarée des contraintes et du chronomètre. A l’autoroute, elle préfère le labyrinthe, au trajet le plus court l’émotion la plus longue. Elle vous réapprend à perdre délicieusement votre temps, à redécouvrir l’éphémère, le fugitif, l’anecdotique. Vous n’imaginez pas combien une simple fleur, une clairière, un château d’eau ou un village peuvent devenir importants, quand on marche ! Course, randonnée, alpinisme sont à coup sûr des sports. La marche, elle, est un accord. On en revient à la musique. Un accord à deux : vous – et le reste du monde.
Jacques Lacarrière