écrivait Oscar Wilde dans un pamphlet célèbre, quelque peu oublié aujourd’hui : Le déclin du mensonge.
Oui, c’est la nature qui imite l’art et non l’inverse. C’est Turner et – non Dieu – qui est l’inventeur du brouillard, c’est Cézanne — et non Eve qui nous tenta avec ses pommes. Prenons bien conscience de ce paradoxe, sinon à quoi servirait l’art ? Il n’est pas là pour imiter, reproduire ou parodier mais modifier notre regard. Impossible aujourd’hui de voir un brouillard auroral sur un fleuve sans penser aussitôt à Turner, un champ de coquelicots baignés par le soleil sans penser à Renoir ou un bassin de nymphéas sans penser à qui vous savez. Enorme privilège de l’artiste, quand il a du talent, de faire en sorte qu’après lui, on ne peut plus voir comme avant un crépuscule, une pomme, des coquelicots ou simplement une herbe ! N’est-ce pas une façon de s’immiscer royalement dans la nature, de lui donner sens sans la violenter, et de la recréer sans la dénaturer ?
Les paysages sont donc là, d’un bout à l’autre du monde, dans leur intimité ou leur immensité, dans l’attente des peintres qui, sans nier le modèle, devront le recomposer, nous le restituer à travers leur palette. Il s’agit d’accoucher dans la vaste nature matricielle les milliers de «sujets» qui s’y cachent depuis les bisons de Lascaux et de développer leur mystère latent. Réinventer la nature en somme, et au besoin l’abstraire, dans tous les sens du mot, n’est-ce pas cela peindre ? Rendre essentiel à notre vue — et qui sait à notre vie — des paysages qui jusqu’alors étaient pour nous inexistants ou invisibles et inverser si fort la relation entre eux et nous que désormais les seuls réels et mémorables soient ceux du peintre, voilà le paradoxe et le fabuleux privilège de l’artiste. Aussi n’hésitons pas à le redire : c’est la nature qui imite l’art, non l’inverse. Dans les champs entourant mon village, je perçois chaque été le désarroi, le désespoir des tournesols : sommes-nous dignes de Lui, murmurent-ils dans les souffles du vent, de ce Van Gogh qui le premier nous enfanta ?
Jacques Lacarrière, 4 juin I994