Un paysage méditerranéen composé d’essences familières – cyprès, oliviers, figuiers et jujubiers – regroupées selon un ordre imaginaire comme sur les tableaux des peintres symbolistes. L’Anthropologue et l’Ecrivain sont assis près d’un ruisseau, au pied d’un verdoyant bosquet. Ils se ressemblent étonnamment comme les visages barbus des bustes antiques ou comme les deux faces du dieu Janus.
Anthropologue :
Décidément, vous ne cesserez jamais de plaisanter ! Qu’est-ce que ça veut dire : un regard fraternel sur les autres ? Vous croyez vraiment que voyager dans un pays, approcher une autre culture, découvrir d’autres modes de vie, de sensibilité, exige de fraterniser avec l’autre, de se fondre en lui, de devenir en somme son semblable, au sens propre du mot ? Erreur. Plus on est près des hommes, moins on peut les voir, à moins de s’occuper de microbiologie. Et plus on est semblable à l’autre, moins on perçoit sa différence, d’aucuns diraient même son altérité. Il faut du recul pour voir et comprendre les autres. Par la suite, on peut tenter de se rapprocher et de fraterniser mais ce sont là plaisirs secondaires, subjectifs et pour tout dire parasites. Comme ceux qu’on prend à admirer un crépuscule. Ils vous chargent de souvenirs mais pas de connaissance.
Ecrivain :
Je ne sais ce que vous entendez par connaissance. Moi, je prends les mots comme ils sont, dans l’ordre de leurs lettres et de leurs syllabes. Connaître, c’est connaître, c’est « naître avec » et si possible ensuite grandir ensemble. C’est un partage où chacun échange avec l’autre ce qu’il a de différent ou simplement de dissemblable. Car, contrairement à ce que vous semblez croire, cette distance que vous dites nécessaire n’empêche pas l’anthropologue d’influencer – parfois à son insu et par sa seule présence – ceux qu’il veut et prétend étudier. Il est à la fois à distance mais aussi au milieu de ceux qu’il observe. Et à moins d’être un ange, c’est-à-dire invisible, sa seule présence modifie le milieu étudié, ne fut-ce que de façon imperceptible. Pour ma part, au cours de toutes mes années grecques, j’ai simplement essayé de me mouvoir parmi les Grecs comme un mérou dans les eaux de l’Égée. Et c’est finalement tout aussi difficile – peut-être même plus difficile – que de se tenir à distance. Tout pêcheur grec vous le dira : ne devient pas mérou qui veut.
Anthropologue :
Une fois de plus, vous jouez avec les mots. Je n’ai pas dit qu’il faut être étranger à ceux qu’on étudie mais si possible détaché voire impassible, en pur état d’ataraxie comme le préconisait Epicure. L’anthropologue doit être exactement le contraire d’un saint ou d’un martyr : il n’a à vivre aucune passion ni aucune Passion. D’ailleurs, entre nous, si les apôtres s’étaient identifiés au Christ et avaient partagé sa passion, comment le connaîtrait-on aujourd’hui ? Il fallait bien qu’il y en ait au moins un pour rester à bonne distance de la Croix et des soldats romains afin de pouvoir témoigner.
Ecrivain :
Votre image est forte mais fausse. L’écrivain, lui non plus, n’a pas à se faire l’apôtre ou le disciple de quelque messie que ce soit. Echanger signifie simplement qu’en partageant le pain – et aussi et surtout en partageant la faim – on partage toute la sagesse et la saveur d’une histoire enclose au coeur des miches. Là encore, c’est un pêcheur grec qui me l’apprit un soir dans l’île d’Eubée (et non au bord du lac de Tibériade) un soir que nous faisions frire des calmars frais pêchés. Je n’en avais jamais mangé et à leur vue, je ne pus réprimer un sursaut de dégoût. Alors il me dit : « Tant que tu n’aimeras pas ça, tu ne seras jamais grec, ni même un demi-grec. »
Anthropologue :
Je suis bien d’accord là-dessus et je ne voudrais pas que ce dialogue devienne un dialogue de sourds. La distance dont je parle ne consiste pas, pour l’anthropologue, à se nourrir d’olives en boîte au cœur du Péloponnèse. Mais partager des olives avec un paysan ne suffit pas pour le connaître. Participer à une fête de village suffit amplement si l’on veut danser et s’amuser mais cela ne suffit pas pour connaître l’histoire du village, le régime des terres, les échanges familiaux, les variations démographiques…
Ecrivain :
Cela ne suffit pas, en effet, si l’on se contente de manger les olives sans s’inquiéter de savoir comment on les récolte ni quelle est la légende expliquant la couleur des feuilles de l’olivier. Mais supposons que vous parveniez à connaître tout ce que vous dites sur les parentés et la démographie d’un village (ce qui entre nous n’est pas très difficile et n’implique nullement de savoir danser le paso doble, le sirtaki ou la tarentelle, mais de mener correctement une enquête que n’importe quel étudiant diplômé peut faire à votre place) que saurez-vous de plus que ce que peut vous enseigner – de façon combien plus vivante – la confession d’une fille sur ses fiançailles, d’un garçon sur ses rêves d’avenir, tous ces aveux, ces confidences, ces récits qu’il faut savoir interpréter, bien sûr, mais qu’on recueille tout simplement parce qu’on est là et qu’on n’avait précisément nulle intention de les connaître, et encore moins de les forcer ? Autrement dit, de recueillir spontanément les confessions sans jamais être un confesseur ? Ce que j’ai pu apprendre en Grèce, pour ma part, je l’ai appris non en inventoriant les faits et les coutumes ou en mettant sur fiche les différents quartiers d’un village, mais en apprenant simplement – ce qui n’est pas si simple – à vivre quotidiennement au milieu des Grecs. « Bel apprentissage, direz-vous ! On peut tout aussi bien le faire chez soi ! ». Bien sûr ! Mais pour le vivre ou l’entreprendre ailleurs que chez soi, il faut pouvoir diminuer, sans jamais l’effacer tout à fait, l’incommensurable abîme qui sépare en tous lieux l’indigène de l’étranger. Ou le sédentaire du nomade. Ou si vous préférez puisque nous sommes en Grèce, l’allogène de l’autochtone. Celui qui vient d’ailleurs de celui qui est né ici. Jusqu’à ce que cette terre où nous nous rencontrons devienne, ou qu’elle soit, une terre commune.
Anthropologue :
Vraiment, vous me navrez. Vous voici tombé dans l’humanisme et l’universalisme des Lumières ou, pire encore, dans l’utopie des citoyens du monde ! Nous ne sommes plus dans la science ni même dans la poésie mais dans le mythe. Plus vous croirez les hommes identiques, moins vous pourrez ressentir la richesse de tout ce qui les sépare sans pour autant les opposer.
Ecrivain :
Et si je vous répondais : Que nenni ? C’est justement leur différence, leur nécessaire, indispensable différence qui me fait pressentir la certitude cachée de leur identité. (à la ligne) Leur différence est la Partie visible d’un iceberg émergeant des profondeurs d’une mer qui nous est commune. Pour désigner l’écrivain, les Grecs disent : syngrapheus ; littéralement « celui qui écrit avec ». Pas : avec quoi ? On s’en moque. Mais : avec qui ? Eh bien, avec les autres, avec tous les lecteurs à la fois potentiels et différents. La Grèce m’a plus appris à vivre et à y vivre qu’à écrire des livres. Cela, on peut le faire tout en restant chez soi. Mais pour vous, anthropologue, ne serait-ce pas plutôt le contraire ? Et vos livres ne sont-ils pas finalement, dans le trajet qui est le vôtre, plus importants que les gens du pays qui leur a permis d’être ? Vous, vous vous êtes nourri de Grèce et de Grecs. Moi, ce sont les Grecs qui m’ont nourri.
A la vôtre !…