S’il est un pays et un peuple dont l’histoire remonte au Déluge et même au-delà, c’est bien l’lraq et le peuple iraquien ! Nous autres Européens pensions, jusqu’au seuil de ce siècle, devoir ce que nous sommes aux Grecs et aux Latins et aussi, par l’entremise du christianisme, aux textes et aux enseignements de la Bible. Notre généalogie spirituelle remontait ainsi jusqu’aux patriarches bibliques, jusqu’à Noé et Abraham mais elle s’arrêtait là. Au-delà, commençait l’ère quasi mythique de la première humanité, du Déluge, d’Adam et de l’Eden. Et voici que les fouilles, les découvertes, voire les révélations faites en pays d’lraq font remonter nos vrais ancêtres jusqu’à ceux de Noé lui-même, ses ayeux akkadiens et sumériens du nom de Ziusudra et d’Oum Napisthim et leurs héros contemporains du nom de Gilgamesh et Enkidou. Car c’est d’eux que d’une certaine façon nous procédons, ce sont eux les premiers et véritables fondateurs d’un monde qui est encore le nôtre’ Cette généalogie, cette aventure menées aux confins de nous-mêmes, on peut la lire dans le plus vieux et le plus passionnant des récits mésopotamiens qu’est L’Épopée de Gilgamesh relatant le règne, les conquêtes, les aventures de ce roi fabuleux et aussi, et surtout, celles de son vieil ami Enkidou. Pourquoi cet engouement pour Gilgamesh et Enkidou ? Parce qu’avec ce dernier, nous assistons à la naissance d’un autre ou d’un nouvel Adam, même s’il n’est pas donné dans ce récit pour l’ancêtre de l’humanité tout entière, disons d’un nouvel ancêtre de l’homme, ou plutôt de l’Homme, en tant qu’habitant conscient et responsable de cette terre et non en tant que simple créature de Dieu. Qui est donc Enkidou ? Un être de boue façonné par les dieux (comment s’y prendre autrement pour modeler un homme dans un pays d’argile, de sable et de potiers ?) afin de s’opposer à Gilgamesh, roi brutal et jouisseur, qui tue et viole sans scrupules. Lorsque naît Enkidou, il se trouve livré à lui-même, dans une nature sauvage avec les animaux pour compagnons. Comme eux, il broute l’herbe et vit à quatre pattes. Les dieux décident alors qu’il est temps de l’humaniser. Et pour ce fait, qu’imaginent-ils? De lui procurer une femme pour le séduire et l’éduquer. lls lui dépêchent une courtisane qui aura tôt fait de lui faire quitter ses amies les gazelles pour les délices de l’amour humain. Puis elle l’emmènera vers la ville où il Continuera et perfectionnera son apprentissage. C’est ainsi qu’il deviendra l’ami de Gilgamesh qui l’entraînera dans ses combats, ses luttes et ses orgies. Mais parce qu’il sent déjà en lui la naissance d’un homme accompli, c’est-à-dire d’un homme exigeant, Enkidou se lassera très vite de la guerre et des fêtes. ll sait ou sent que la vie ne consiste pas en cela et s’interroge sur son sens. ll devine même l’existence -qu’on lui a cachée- de la mort dont il pressent la venue prochaine. Ainsi, dans le cours de sa courte vie, Enkidou aura connu l’aventure fabuleuse d’une créature de Dieu en l’exacte et troublante pose du Penseur de Rodin, oui, un Enkidou pensif, ébloui mais sans doute aussi terrorisé par l’aventure inattendue d’être né homme !
Tout cela, dira-t-on, c’est de l’histoire ancienne, une histoire qui n’intéresse plus que les esthètes ou les archéologues. Voire. L’lraq, c’est vrai, a connu depuis tant de conquêtes et tant de guerres, tant de victoires et de défaites, tant de peuples et d,ethnies nouvelles, aussi tant d’horizons et de frontières changeantes, que la coupure due être radicale avec les splendeurs et les fastes d’Ur, de Nippur ou de Babylone. Beaucoup de conquérants et d’occupants ont en effet laissé des empreintes durables sur le sol et dans la mémoire, et certains, des descendants toujours vivants t Mais c’est cela qui fait un pays véritable, ce tissage, sinon métissage, de peuples, de langues, de religions et de coutumes, cette mosaïque humaine qui se dessine du sud au nord, du golfe persique à la frontière syrienne, des mandéens aux yazidis, en passant par les Turcomans, les Kurdes, les Arméniens et bien sur les Arabes, qu’ils soient sunnites, chiites ou même chrétiens. C’est tout cela qui aujourd’hui constitue l’lraq. Mais comment devant certaines images ne pas penser à d’autres très anciennes, parfois figurées dans les temples ou sur les stèles, des images qui disent, avec la même force et la même émotion, les horreurs de la guerre, la détresse des populations?
Un texte magnifique, écrit il y a plus de quarante siècles, nous parle déjà de cela, du malheur fondant du ciel sur les villes et leurs habitants, des vaines supplications de ceux qui souffrent, des efforts impuissants pour arrêter en marche la malédiction du ciel et des dieux. Ce texte saisissant, qui me paraît plus que jamais actuel, s’appelle Les Lamentations sur la ville d’Ur que les dieux ont décidé d’anéantir. La déesse protectrice de la ville, nommée ici la Souveraine, essaie de les en dissuader mais en vain. Alors, elle s’écrie :
Quand l’orage viendra frapper la ville,
Quand l’orage viendra ruiner la ville,
Quand il brûlera et ruinera ma ville,
Quand il brûlera et ruinera la cité d’Ur,
Quand il sera dit que mon peuple devra succomber,
Ce jour-là, je resterai à ses côtés.
Devant le dieu du ciel, je répandrai mes larmes,
Devant le dieu Enlil, je me ferai sa suppliante,
Je lui dirai : « Enlil, ne ruine pas ma ville ! »
Je lui dirai : « Enlil, ne ruine pas la cité d’Ur! »
Je lui dirai : « Enlil, ne détruis pas mon peuple ! »
Enlil n’écoutera pas sa prière et la ville sera anéantie. Paroles, mots, cris anciens sans nul doute mais aussi paroles et mots de maintenant. Quarante siècles plus tard, un poète lraquien d’aujourd’hui, né dans le sud du pays, tout près des ruines de la ville d’Ur, fait écho aux cris de la déesse en reprenant presque ses mots, ses images et surtout sa déploration. En sa courte vie, aussi courte que celle d’Enkidou (il est mort au Koweit en 1964 à l’âge de trente-sept ans), il n’aura cessé d’écrire sur son village de Djaykour dont le nom revient comme une litanie, comme la double et tragique image du paradis et de l’enfer. Retenez son nom, aussi beau et aussi nécessaire que celui d’Enkidou pour comprendre l’Iraq, celui d’il y a quarante siècles comme celui d’aujourd’hui car le poète se refuse à déchirer son coeur et à scinder son âme entre les deux : il se nomme Badr Chaker Es-Sayyab. Et qu’écrit-il sur Djaykour ?
Djaykour qui verdoie
l’après-midi caresse la cime de ses palmes
d’un soleil de chagrin.
Le sommeil me trace vers Djaykour une route
partant du coeur à travers souterrains, ténèbres et forteresses,
tandis qu’à Babylone dorment les danseurs
avec le fer des armes acérées
et qu’aux deux jardins la buée de l’or, haletante,
brouille dans les yeux des avares la récolte des faims.
Djaykour qui verdoie,
l’après-midi caresse
la cime des Palmes
d’un soleil de chagrin.
Et mon chemin vers elle est pareil à l’éclair
apparu disparu puis revenu intense illuminer la ville,
mon bras par lui déshabillé de pansements,
ses plaies semblent brûlures.
Poème de l’exil, de l’espérance assassinée. Es-Sayyab a porté l’Iraq en lui-même dans tous les lieux de ses exils. C’est là le privilège, si l’on peut dire, de ceux qui par leurs paroles et leurs chants, deviennent porteurs du pays lui-même, quand ils sont contraints de le quitter, pour des raisons le plus souvent économiques ou politiques. On sait bien qu’un pays est souvent plus vivant, plus présent par la voix des poètes exilés ou emprisonnés. Parce que dans l’exil cette parole devient libre, porteuse de toute l’intensité que confère l’absence et la liberté aussi d’écrire sans contrainte.
Lorsqu’on a vu les palmeraies de Bassorah ravagées par la guerre, on ne peut là encore s’empêcher de penser à Es-Sayyab et à Djaykour. Lui qui savait et espérait que ce village, si près du paradis originel, aurait pu devenir le foyer de tous ceux qui se retrouvent, se reconnaissent dans le rêve d’Enkidou, quand il songe que l’homme n’est fait ni pour violer les femmes, ni violenter les autres, ni faire violence au monde. Palmeraies – celles du moins qui sont encore intactes -, boues fécondes et lourdes des marécages en l’estuaire des deux fleuves, obstination du Tigre et de l’Euphrate à tracer sur le sable le cadastre et l’épure du paradis perdu, larmes aussi de la Souveraine implorant le dieu du ciel Enlil pour protéger la population de sa ville de l’apocalypse à venir (colère divine ou missiles humains). Quelle parole trouverait-elle aujourd’hui pour implorer les Grands de cette terre (car s’adresser directement au ciel me semble suranné) ? Je crains que les hommes de pouvoir, ces Grands qui sont les nouveaux -mais éphémères- dieux du présent ne soient, comme Enlil, des ombres brutales et cyniques. Et que, comme celle du dieu, leur réponse sera – et fut – : pas de pitié !
Toujours tu pleureras l’Iraq
tu n’as rien d’autre que tes larmes
que ton attente – vaine – des voiles et des vents.
Derniers vers d’un poème d’Es-Sayyab qu’il a intitulé Étranger sur Ie Golfe. C’est bien en lraq que tout est né, non seulement Enkidou, le premier humain à contenir en lui l’histolre tout entière de l’homme mais aussi – et hélas ! – la mort. Ce sont les dieux de Sumer qui inventèrent la mort, dans des circonstances que narre avec mille détails le Poème d’Atrahasis ou Poème du Supersage. Car on doit cela aussi à l’Iraq. Notre naissance. Et notre mort.