« Thèbes. Aucun lieu n’est plus propice à ce retour aux sources que cette montagne qui abrita le nourrisson « le plus maudit du monde », comme dirait notre époque superlative, montagne aujourd’hui sans arbres, aride, dénudée, aux grands rochers grêlés de trous, de cavités où poussent encore, en ce début d’octobre, cyclamens, asphodèles et ces fleurs qui pour moi sont l’image automnale de la Grèce, ces scilles, grandes jacinthes aux grappes de fleurs mauves, ondulant sous le vent comme des lis de mer sous les courants marins. Cithéron : rochers bleus, rochers gris, terre ivoire, patinée par le vent, fleurs mauves et blanches. Les rares bosquets sont depuis longtemps dépassés. ]e n’ai plus devant moi, au-dessus de moi, que la nudité de la pierre et du ciel. Heureusement, il souffle un vent doux qui rafraîchit le visage et les bras. Inutile de chercher un endroit pour y exposer (à toutes fins inutiles) un nourrisson embarrassant : il n’y en a pas, il n’y en a plus. Plus d’arbres où le suspendre par les pieds, plus de buissons où le fourrer et, ce qui est plus grave, plus de fauves pour le dévorer. Montagne comme n’importe quelle autre. Mais justement, cette nudité, ce triste anonymat est lui-même comme un message, un immense étendard de rocs et de buissons portant inscrit : ICI, IL N’Y A PLUS DE MYTHES. Lieu idéal donc pour ce ressac des images, ce flux et ce reflux des pourquoi d’autrefois et de ceux d’aujourd’hui. On a envie ici de se pelotonner contre un de ces rochers bossus et craquelés, de se recroqueviller, de reprendre à l’envers le chemin de la conscience et de la vie. N’est-ce pas cela qui demeure aussi de la Grèce, à côté de ses genèses rationnelles — astronomie, géométrie, mathématique, médecine, urbanisme, démocratie, conscience de ITiistoire — : cet inventaire lucide et unique en son temps du pays intérieur, du hasard objectif, de l’homme face à ses dieux et ses démons internes ? Il est en Grèce des lieux où mieux qu’à Delphes et à Mycènes, plus qu’à Olympie, Epidaure, Eleusis, on peut saisir ou retrouver la source du ça qui nous habite. Ces lieux, ce sont tous ceux que les Grecs élirent et ressentirent comme des lieux de passage, d’affleurement, de surgissement du monde souterrain qu’ils appelèrent entrées ou issues des Enfers et autour desquels naquirent et se fixèrent des mythes, des récits où affleurent justement le monde souterrain de la psyché : Trézène où Phèdre expose au grand soleil des désirs jusqu’alors refoulés ; ce Cithéron, montagne œdipienne et plus loin l’autre de Trophonios, dieu oraculaire où le consultant devait s’introduire sous la terre au fond d’un puits et recevait dans la nuit chtonienne — par des visions, des bruits, des sensations diverses — la réponse à la question posée. Mais, plus révélatrices encore, étaient à Trophonios les deux sources qui y coulaient : la source d’Oubli, la source de Mémoire (sans doute faudrait-il l’appeler source de Remémoration) dont l’eau, une fois bue, permettait à l’homme de revivre, de se resouvenir de tout son passé. Ni les Sumériens, ni les Egyptiens ni les Sémites ne levèrent jamais — ni n’élevèrent à la conscience — ce monde interne, l’eau souterraine de la source d’Oubli, ce soleil noir en l’homme, comme le firent les Grecs. C’est cela qui persiste pour moi dans le mot Grèce : ce premier regard, cette première fissure découverte et maîtrisée (cette porte entrebâillée dans la psyché par où Œdipe aperçoit dans la chambre nuptiale le cadavre pendu de sa mère), cette première lumière insoutenable mais regardée en face, et parfois aveuglante au sens propre du terme. Ceux qui chercheraient aujourd’hui en Grèce le lieu de quelque prière ou quelque dévotion —comme le firent autrefois Renan, Flaubert, Lamartine et Maurras — devraient aller non plus sur l’Acropole mais sur le Cithéron. Ils n’y prieront plus la raison mais peut-être, en ce temple nu, percevront-ils, perceront-ils l’énigme du premier cri. »
Jacques Lacarrière
Paris, Plon, collection Terre Humaine, 1976
Disponible en poche Terre Humaine Poche