PAPHOS Imaginez un Ciel d’apparence humaine, je veux dire un ciel nanti d’un corps humain mais de dimension surhumaine, mâle de surcroît, ce qui implique, entre autres, un phallus et des testicules de taille surhumaine. Ajoutez à cela une humeur de nature ombrageuse et même fulminante et une ardeur érotique effrénée à l’égard de la Terre, son épouse ou compagne, qu’il vient couvrir – et même recouvrir – chaque soir (d’où les naissances successives de six Titans, six Titanides, trois Cyclopes et trois Hécatonchires, ces derniers étant des géants ayant chacun cinquante têtes et cent bras ) et vous aurez une idée du premier dieu céleste des anciens Grecs, j’ai nommé Ouranos. |
De toute évidence, effusion, tendresse et caresses étaient choses totalement inconnues d’Ouranos. Si bien que la Terre finit par se lasser de ses assauts
nocturnes et de ces accouchements répétés . Aussi demanda t’elle à Cronos, dernier- né de tous ses enfants, de la délivrer des assiduités de son brutal époux. Ce qu’il fit de la façon la plus expéditive en prenant une serpe acérée et, guettant l’heure où son père s’approchait “ tout avide d’amour “ (Hésiode) de sa gisante épouse, trancha d’un coup ferme les divins et célestes attributs qu’il s’empressa de jeter derrière lui. Geste fort peu auguste, certes, mais non sans lendemains car les sanglants débris tombèrent dans la mer toute proche et du sang et sperme répandus jaillit, écume vivante, écume vibrante, la déesse de l’amour en personne, Aphrodite. Ainsi, la grâce, la beauté, le désir, le plaisir, l’amour, la passion apparurent en ce monde à la suite d’ une céleste émasculation, laquelle aurait eu lieu à Chypre près de l’actuelle ville de Paphos, sur la côte sud de l’île, près d’un rocher appelé aujourd’hui Pétra tou Romiou.
La mer Egée recèle mille autres rivages, criques, calanques et anses où
accueillir de célestes et divins débris. Mais il fallait bien qu’ils tombent quelque part !
Pourquoi pas à Chypre où Aphrodite possédait son plus vaste et plus ancien sanctuaire ? Ancrer un mythe en un lieu précis – et ce terme me parait convenir ici – lui assure une histoire plus concrète et donc plus convaincante. Mais un tel ancrage implique que le mythe soit à même de laisser des traces sensibles et identifiables, ce qui n’est pas le cas de tous, comme par exemple,les amours incestueux d’Oedipe et de Jocaste, consommés dans la nuit complice d’une chambre nuptiale en leur palais de Thèbes ou le meurtre d’Iphigénie immolée par son père sur un rivage d’Aulide.
Dans les années I965-I97O, un certain nombre de savants et de chercheurs de l’Université de Princeton aux Etats-Unis se posèrent le plus sérieusement du monde la question de savoir si nous pouvions respirer encore de nos jours des molécules de l’air expiré par César au moment de son assassinat. Et la réponse fut : mais oui, probablement quelques dizaines à chaque respiration! Soit. Mais on peut comprendre que cela serait plus difficile avec les molécules d’air expiré par Laïos quand son fils Oedipe l’égorgea ou celui qu’expira le roi Agamemnon quand sa femme Clytemnestre l’assassina dans sa baignoire à son retour de Troie !
En réalité, ce qui compte avant tout dans les mythes, ce sont les traces qu’ils laissent dans nos consciences et plus encore en notre inconscient, en nos peurs et nos rêves et aussi dans les livres, les peintures, les musiques et les contes qui s’en sont inspirés.
A quiconque veut se rendre à Chypre, je ne peux bien sûr que conseiller ce pèlerinage sur les fonts baptismaux d’Aphrodite .Mais le message qu’elle nous a légué – et qu’elle nous lègue encore – n’a plus rien à voir avec Chypre car il est devenu depuis longtemps universel, à savoir que désir et amour, autrement dit qu’Eros reste le véritable ordonnateur du monde !
Extrait du Dictionnaire amoureux de le mythologie
Parution en 2006 chez Plon
Illustrateur : Alain Bouldouyre
ISBN : 978-2-259-20229-9