InfoMatin : Comment le mythe d’Iphigénie a-t-il survécu ?
Jacques Lacarrière : Quand Euridipe écrit Iphigénie en Tauride, puis Iphigénie en Aulide, il y a belle lurette qu’on ne sacrifiait plus les femmes en Grèce, ni les hommes ! Le dramaturge se trouve donc devant une tâche ardue mais passionnante : expliquer humainement, par les ressorts de la psychologie, un rituel archaïque dont le sens avait disparu. Chacun, au cours des siècles, a continué cette démarche et apporté sa propre vision du drame. Tant qu’un mythe est lu, joué, écouté, dansé, interprété d’une façon ou d’une autre, il reste vivant.
Peut-on rapprocherle sacrifice l’Iphigénie de celui d’Isaac ?
J. L.: Le sacrifice d’Iphigénie est imposé à Agamemnon, non pas en tant que père, mais entant que général des armées grecques, pour que les bateaux puissent porter la guerre à Troie. Le sacrifice d’Iphigénie a une portée collective, il concerne le sort de l’armée grecque toute entière et celui de la guerre contre les Troyens. Le sacrifice d’Isaac, lui, est une épreuve personnelle envoyée par Dieu pour tester la foi et la soumission d’Abraham. Nous sommes dans deux mondes tout à fait différents : celui de la responsabilité collective avec les Grecs, celui de la foi inconditionnelle avec la Bible.
La mythologie grecque résonne-t-elle toujours en l’homme occidental ?
J. L. : Les personnages de la mythologie grecque qui ont survécu jusqu’à nous sont ceux qui ont été portés jadis au théâtre. Si leurs conflits, leurs drames, leur histoire ont encore pour nous sens et vie, c’est que ces œuvres continuent de nous poser des questions vitales. Pour ne prendre qu’un exemple, celui d’Antigone face à Créon n’est-il pas l’illustration parfaite de cette phrase d’Einstein : « Ne fais jamais rien contre ta conscience, même si l’Etat te le demande » ? Je suis sûr que Sophocle et Einstein se seraient entendus ! Ce que Sophocle appelait tyrannie, Einstein l’appelait totalitarisme,mais la conséquence est la même : tant qu’il y aura des Créon, nous aurons besoin d’Antigone.
L’opéra participe-t-il des rites religieux?
J. L. : L’opéra est la forme scénique la plus proche de ce que fut la tragédie grecque, mais les tragédies antiques étaient plus encore que des opéras. Je ne crois pas que l’opéra doive rester dans un registre religieux, rituel où mythologique. Il n’y a aucune raison de ne pas faire comme ont fait les auteurs d’autrefois, qui ont innové en portant ces personnages sur la scène. Il est essentiel que l’opéra soit présent dans un registre novateur, qui ne repose plus sur la fatalité des personnages, mais sur leur liberté, leur pouvoir d’inventer l’avenir. Après les parricides ouïes infanticides, il lui reste à proposer aussi des genèses dont la voie reste à tracer!
Propos recueillis par Lucien Delarue pour Info Matin